Un poudrière qui dort : la vie d’un village frontalier dans la région d’Odessa

Guerre
8 juillet 2024, 08:16

Chaque été, un vieux camion LAZ bleu et blanc portant un panneau « Kotovsk – Rybnytsia » m’emmenait, alors adolescente, au village frontalier de Stanislavivka, dans l’oblast d’Odessa, d’où mon père est originaire. C’était un grand village ukrainien situé le long d’une vallée pittoresque menant vers la rivière Dniestr. Depuis les bouleversements des années 1990, c’est là que se trouve la frontière entre l’Ukraine et la Transnistrie non reconnue. En fait, un panneau sur le bus indiquait qu’il emmenait les passagers précisément là-bas, à Rybnytsia, considérée comme l’une des plus grandes villes de ce quasi-État autoproclamé.

Les années ont passé, j’ai grandi, le LAZ a été remplacé par un bus plus moderne et Kotovsk a été rebaptisé Podilsk conformément à la loi sur la décommunisation. Cependant, le bus a continué à circuler entre les villes et villages ukrainiens et moldaves. Il s’agissait d’une importante liaison, qui transportait les habitants de la région vers le marché de Podilsk le matin et les ramenait à leurs jardins, potagers et maisons pittoresques l’après-midi. Nombre d’entre eux ont également fait le chemin inverse – vers Rybnytsia – pour vendre des cigarettes ou d’autres marchandises non déclarées.

Après le début de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, cet itinéraire a été supprimé. Aujourd’hui, le village lui-même disparaît peu à peu. Les jeunes partent irrémédiablement vers les villes, les personnes âgées meurent et il ne reste plus que des maisons vides, noyées dans la verdure de jardins en friche.

A présent, seule une vingtaine de personnes vivent dans ce village. Stanislavka, anciennement un grand village ukrainien, n’est plus desservi que par un seul bus régulier. Il ne circule que les jours de marché: mercredi, vendredi et dimanche. Autrement, le seul moyen de se rendre à Podilsk, la ville la plus proche, est la voiture. Il n’est pas facile de trouver quelqu’un sur place pour faire le chauffeur. Peu de gens sont désireux de faire 35 kilomètres sur une route en ruine.

Les trous sur les routes font penser aux blessures de guerre

Lorsque j’étais adolescente, j’adorais ce voyage vers le village de mon père: je m’asseyais toujours près de la fenêtre et j’attendais que le bus poussiéreux et enfumé passe devant la grosse tête du Vieux Berger. Cette sculpture installée à la source d’eau thermale était pour moi le signe qu’une demi-heure plus tard je serais à destination. La route me semblait alors facile. Le bus s’insérait sans difficulté dans les voies des camions de céréales.

Aujourd’hui, seuls les six kilomètres réparés à l’entrée de ce village peuvent être qualifiés de route. Après le poste frontière apparu au début de la guerre à l’entré du village de Nestoïta, la route ressemble à un champ de bataille avec ses trous béants dans les pavés, l’asphalte et le béton. La nature reprend peu à peu les passages détruits. Les habitants ont depuis longtemps appris à contourner cette «autoroute» par les champs sur un chemin de terre. Les rares visiteurs, comme moi, qui s’accrochent aux poignées, se demandent seulement pourquoi il n’y a qu’une seule roue de secours dans la voiture. La route a été endommagée par les véhicules militaires lourds qui ont transporté des matériaux pour les fortifications de la frontière.

« Nous avons vu toutes sortes de choses ici : des convois de camions KrAZ, des camions MAN et divers véhicules militaires lourds », me dit un habitant. « Nous sommes habitués aux patrouilles de drones, qui ont parfois intercepté ceux qui voulaient quitter illégalement le pays. Mais il est rare de voir un véhicule blindé dans le village ». Selon cet homme, les gens entendent parfois les Russes mener des exercices sur le territoire moldave occupé. « Mais nos militaires sont ici, et nous n’avons pas trop peur », dit-il.

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Même avant la guerre, les habitants étaient habitués aux fortes explosions qui résonnaient dans le village frontalier moldave de Kovbasne, en Transnistrie. Ce village abrite l’un des plus grands dépôts de munitions d’Europe de l’Est, gardé par des troupes russes. Dans le passé, la liaison ferroviaire entre la Transnistrie et l’Ukraine permettait de transporter une grande partie des réserves de Kovbasne vers la Russie. Désormais, la Russie ne pourra accéder à ces entrepôts que si elle s’empare de la région d’Odessa. Avant que la guerre n’éclate, les bruits de canonnade en provenance de Kovbasne commençaient à se multiplier.

« L’œil de Sauron »

Je viens à Komarovo, le village voisin de Stanislavivka, pour me recueillir sur la tombe de mon père. La dernière fois que je suis venue ici, c’était l’année dernière. À l’époque, nous nous rendions au cimetière en traversant une ceinture forestière et des champs semés de blé, d’orge et de tournesol. Ma tante m’a raconté qu’il y a quelques années, elle avait l’habitude de se promener librement ici et d’y ramasser des champignons. Aujourd’hui, cette zone est minée. Cette année, j’ai parcouru les mêmes champs toute seule.

Presque rien n’a changé, mais des fortifications sont apparues dans certains champs. J’ai éprouvé un étrange sentiment d’horreur et de peur lorsque j’ai vu des défenses antichars, également appelées « dents de dragon », le long du champ situé près de la tombe de mon père. En regardant vers la frontière, on peut sentir l’œil invisible de Sauron. « Je comprends tout. C’est la guerre. Nous sommes près de la frontière. Mais ils ont dispersé ces « dents » comme ils le voulaient. Il y a une loi qui précise la distance entre ces structures. Mais ils ont creusé dans les champs ensemencés. Nos agriculteurs ont des pertes importantes et ne savent plus comment payer leurs gens », se plaint une habitante.

Stanislavka est un village agricole. Même si les habitants travaillaient dans les champs, les jardins ou auprès du bétail du matin au soir, il y avait toujours des gens dans les rues : tracteurs, camions à grains, charrettes et enfants à vélo. Le bétail paissait près des routes et dans les pâturages. L’après-midi, les femmes de la région revenaient gracieusement des pâturages avec des seaux pleins de lait frais.

A présent, le village fait penser à Silent Hill. Les gens restent chez eux et parlent de la guerre. Les jeunes sont partis, certains ont rejoint les forces armées. Le seul rappel de la vie est le vent, qui soulève la poussière, les feuilles et les branches. Seuls le cri d’un coq et les aboiements des chiens rompent le silence. La nature reprend sa place, les maisons vides se cachent derrière les hautes herbes, les roses et les arbres dont les fruits ne sont plus cueillis.

Les Ukrainiens qui ont construit leur vie à Rybnytsia ne peuvent plus rejoindre leurs proches en une heure, comme c’était le cas auparavant. Les vingt-cinq kilomètres jusqu’au village de l’autre côté de la frontière se sont transformés en centaines de kilomètres avec les transferts et prennent près d’une journée. Et même si, à première vue, le village semble vivre en paix, la guerre continue de priver ses habitants de leur routine quotidienne.