Kourakhove, à 35 km de Donetsk, est une petite ville où il n’y a plus une seule maison intacte et qui est bombardée sans cesse par la Russie. Malgré cela, elle est toujours vivante, elle résiste et n’a pas l’intention de se rendre. Reportage.
C’est le premier endroit après la ligne de front où l’on peut prendre un café normal. Enfin, le plus normal possible. Ce n’est probablement pas un endroit où l’on peut se détendre. Les bombardements peuvent commencer à tout moment. Les positions russes sont à moins de 10 kilomètres. Tous ceux qui sont déjà allés à Kourakhove se souviennent certainement de ce carrefour. On y trouve du café, des belyachi [friands à la viande], des cigarettes et tout ce dont on a besoin.
Pour beaucoup de gens, Kourakhove est associée à ce lieu où convergent toutes les routes possibles de la guerre, et seulement deux de la paix. Il est facile de deviner ce qu’on transporte par là. Dans une direction, des armes et des kits de combat, dans l’autre, des blessés, des morts et des réfugiés. Une sorte de « hub logistique ».
La ville a appris à vivre ainsi depuis 2014, quand les Russes ont tenté de s’emparer de quelques régions d’Ukraine et d’en faire l’une de leurs républiques bananières, la « République Populaire de Donetsk », avec sa « capitale » dans la ville voisine. Une autre « république populaire » est apparue autour de Louhansk, tandis que des tentatives similaires ont écoué à Odessa, Kharkiv, Zaporijjia, Kherson et Dnipro.
Depuis ce temps, l’Ukraine n’a pas réussi à reprendre Donetsk et Louhansk, et Kourakhove est devenue une ville en quelque sorte frontalière. Ce sont le chaos, l’anarchie et le « monde russe » qui ont pris leurs quartiers de l’autre coté de la ligne de front.
Il y a dix ans, la guerre n’était alors pas encore totale. Des batailles locales éclataient de temps à autre, et il y avait parfois des bombardements. Kourakhove a été touchée à plusieurs reprises. Depuis la direction de Donetsk, les mercenaires russes bombardaient la ville avec des lance-roquettes multiples, causant de nombreux morts, blessés et destructions. Dans le même temps, un flux constant de personnes franchissaient la ligne de contact – depuis les territoires occupés vers les territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien et vice-versa. Donetsk n’est qu’à 35 kilomètres, soit moins d’une heure de bus sur des routes défoncées.
Bien sûr, les voyageurs devaient franchir de nombreux points de contrôle, mais cela n’arrêtaient personne. À l’époque, les habitants de Donetsk occupée étaient heureux de se rendre au marché de Kourakhove pour acheter des produits habituels, notamment de la nourriture. Les marchandises en provenance de Russie était de bien moindre qualité.
De nombreux citoyens qui ne voulaient pas vivre sous l’occupation se sont installés à Kourakhove, obtenant le statut de personne déplacée à l’intérieur du pays et rentrant occasionnellement chez eux pour voir si tout allait bien. Ils étaient plus de 15 000. Les habitants de la partie du Donbass contrôlée par l’Ukraine se rendaient à Donetsk pour y être soignés dans les hôpitaux: c’était beaucoup plus proche que d’aller à Dnipro ou à Kharkiv.
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Ce genre d’échanges avec Donetsk ont pris fin avec l’épidémie du COVID-19 et l’introduction du confinement. Et en 2022, une guerre de grande ampleur a éclaté et la ville est devenue un véritable otage de sa situation géographique.
Presque chaque jour, toutes sortes d’engins meurtriers de tous calibres passent au-dessus cette localité, sans cesse. Peu à peu, la belle ville bien entretenue, qui avait été rénovée ces dernières années, se transforme en ruines. L’envahisseur bombarde même le cimetière, effaçant le souvenir de personnes décédées depuis longtemps. Il semble que les agresseurs soient déterminés à faire disparaître Kourakhove de la surface de la terre, comme ils l’ont fait pour les villes voisines de Mariinka, Avdiivka et Bakhmout.
« Il n’y a pas un seul bâtiment ici dont les fenêtres soient intactes », confie Natalia Poujailo, première adjointe au maire de Kourakhove. « Certains maisons sont complètement détruites. Plusieurs personnes sont mortes dans leur maison. Nous avions un centre humanitaire dans l’école et nous distribuions de l’aide. En 2022, une fusée l’a touché. C’était la nuit, Dieu merci, et personne n’a été blessé. Puis l’école a de nouveau été touchée par des roquettes. Ils frappent des écoles, des crèches … L’école maternelle Kazka était très belle. Deux fusées l’ont frappé directement à un intervalle de 15 secondes. C’était à minuit. Juste à coté, il y avait un hôtel. Maintenant, il n’y a plus de toit, plus de fenêtres, plus de portes »…
Les habitants quittent peu à peu Kourakhove et des quartiers entiers se transforment en terrains vagues. Pourtant, la ville trouve la force de se battre et même de rêver à l’avenir. Les autorités locales tentent d’atténuer le déclin du mieux qu’elles peuvent. Les routes et les trottoirs sont nettoyés, les pelouses du centre ville sont soigneusement tondues et les parterres de fleurs sont désherbés.
Les immeubles endommagés mais encore réparables sont préservés : les fenêtres cassées sont bouchées par des panneaux de bois et les toits sont recouverts d’aluminium pour éviter que la pluie et la neige ne les détruisent complètement. On peut entendre quelques fois des réflexions sur le fait qu’il est inutile de réparer quoi que ce soit tant que la guerre n’est pas terminée, et c’est logique. Mais les gens ne peuvent pas non plus vivre en baissant les bras. C’est pourquoi, après chaque bombardement, les habitants essaient d’en effacer les conséquences le plus rapidement possible, en comblant les cratères, en nettoyant les routes, etc.
Il est intéressant de noter que dès qu’une accalmie survient – cela se produit rarement, mais cela arrive – des habitants partis vers d’autres régions de l’Ukraine commencent à revenir. Ils viennent voir leurs maisons, prendre quelque chose, mettre de l’ordre dans leurs cours, planter des fleurs, travailler dans leurs datchas, réparer quelque chose dans leurs appartements… Mais dès que les bombardements s’intensifient, ils repartent. Chaque jour, un bus d’évacuation quitte la ville pour Dnipro ou Pokrovsk, et chaque semaine, un train d’évacuation se rend quelque part dans l’ouest de l’Ukraine.
« Aujourd’hui, près de 15 000 personnes vivent à Kourakhove et dans les environs, elles étaient plus de 40 000 avant la guerre », explique Natalia Poujailo. Selon elle, il y a encore près de 250 enfants dans la ville elle-même, et près de 900 dans le département, bien que ni les écoles ni les crèches ne soient ouvertes – tout se fait à distance.
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La plupart des habitants qui restent dans la ville sont des retraités, près de 60 % d’entre eux. De nombreuses entreprises qui fonctionnaient avant la guerre ont dû cesser leurs activités et leurs employés ont dû partir. Les seuls à rester sont les fonctionnaires qui n’ont pas perdu leur emploi, ceux qui travaillent dans le secteur du logement et des services publics, ceux qui travaillent à distance, comme les enseignants, et les petits entrepreneurs qui, malgré les risques importants, ont eu le courage de continuer à gérer leur petite entreprise ici, sous le feu de l’ennemi.
Volodymyr, vendeur d’articles ménagers sur le marché, déclare qu’il ne voit pas l’intérêt de partir. Son petit commerce est ici, et il est très demandé. Et c’est vrai. Alors que nous discutons depuis une quinzaine de minutes à peine, au moins trois clients (des militaires) sont entrés dans son magasin.
Quand je suis venu voir Volodymyr, l’alerte antiaérienne s’est déclenchée. Je l’ai vu interrompre une conversation avec son collègue dans la rue et se cacher rapidement sous le toit du magasin. Ce modeste toit ne le sauverait guère du bombardement. Je lui demandé en plaisantant s’il croyait vraiment que cet abri était sûr.
L’homme a souri et m’a dit que si quelque chose de lourd tombait dessus, il n’y aurait plus rien à faire, mais être à l’intérieur du magasin était plus rassurant. « L’épicerie en face a été touchée récemment », a-t-il dit. « Le missile a percé le plafond du sous-sol. Quelques éclats d’obus ont ensuite traversé mon magasin également, laissant de gros trous », explique-t-il tranquillement. Heureusement, cela s’est produit le soir, alors qu’il n’y avait presque personne dans les rues. Mais tout ne se termine pas si bien à chaque bombardement. Récemment, les occupants ont frappé le marché en plein jour, et beaucoup de personnes ont été blessées. Il y a eu sept morts…
La ville de Kourakhove a oublié depuis longtemps ce qu’est la paix. Les habitants ne sortent presque pas de chez eux et écoutent la canonnade avec beaucoup d’attention. On ne voit pratiquement personne dans les rues après 16 heures. « Si on entend une explosion quelque part, tout le monde court vers les couloirs ou à la cave », raconte Natalia Poujailo. « Les fenêtres sont toutes fermées, les batteries externes sont chargées en cas de coupure de courant. Et quand c’est calme, c’est aussi stressant, parce que ça évoque les soupçons que le bombardement se prépare. Vous imaginez sept roquettes qui arrivent en une nuit, en une demi-heure ? Avant, ils tiraient surtout la nuit, mais maintenant, ils tirent en plein jour », dit la femme.
Volodymyr explique qu’il se cache le plus souvent dans la cave de la maison qu’il loue à Kourakhove. Il est originaire d’un village voisin, mais a dû déménager, parce que sa maison a été détruite par les Russes. Son village est trop proche de la ligne de contact et subit constamment des tirs. La rue où se trouvait sa maison a disparu de la surface de la terre, comme si elle n’avait jamais existé.
En 1936, Kourakhove est apparue pour faire vivre une centrale thermique. Il s’agit d’une entreprise qui forme une ville et celle-ci dépend complètement de son bon fonctionnement. C’est cette centrale qui attire surtout les agresseurs. Elle a été tellement bombardé que durant l’hiver 2023-24, il n’y a pas eu de chauffage dans la ville. La centrale ne pouvait tout simplement pas fonctionner. Dès que de la fumée sortait de la cheminée, une fusée tombait. C’est pourquoi les gens ont fait ce qu’ils pouvaient : ils ont installé des poêles chez eux. Ce sont des bénévoles qui leur ont apporté du bois de chauffage, des palettes, du charbon.
Aujourd’hui, la ville respire la tristesse. Un esprit de malheur plane dans les rues. Même si les arbres et les fleurs font de leur mieux pour cacher l’horreur de la guerre, celle-ci transparaît toujours. On le retrouve dans les yeux des gens, dans la brise, et surtout dans les fenêtres bouchées des maisons. Existe-t-il quelque chose de plus révélateur que ces maisons hermétiquement fermées au soleil ?
On voit beaucoup d’animaux à Kourakhove. Des meutes de chiens se prélassent paresseusement au soleil, des chats cherchent à passer inaperçus dans les sous-sols des maisons abandonnées, devant ces chiens endormis. Où sont leurs propriétaires ? Nul ne le sait. Chaque animal, comme chaque personne, a sa propre histoire. J’ai vu des habitants nourrir des animaux errants, ils ne sont donc pas complètement abandonnés.
Peut-être qu’en prenant soin des autres, les gens compensent ce que la guerre leur a enlevé. Qui sait? La seule chose que je peux dire, c’est qu’ils traitent vraiment les chiens et les chats avec plus de piété et d’amour que les journalistes. Les habitants de Kourakhove ne réagissent pas très bien aux personnes portant un appareil photo et l’inscription PRESSE, les considérant comme des précurseurs de malheur.
« Vous filmez, et les bombardements arrivent de suite, des gens meurent », nous disent-il souvent. Et on peut les comprendre, parce que la vie est dure ici. L’agresseur tente de toutes ses forces de percer les défenses ukrainiennes pour atteindre la ville. Le contrôle de Kourakhove lui permettrait de changer radicalement la situation sur toute la partie sud-est du front. Et il ne s’agit pas seulement de la menace d’encerclement au nord. Kourakhove ouvre la voie à Pokrovsk, qui joue aujourd’hui le rôle de centre temporaire de la région de Donetsk. Et la prise de Pokrovsk signifierait l’occupation formelle de toute la région de Donetsk. Ce que Poutine souhaite réellement. Par conséquent, la défense de Kourakhove revêt une importance stratégique primordiale. L’avenir de cette guerre, en quelque sorte, dépend de la résilience de cette ville.