Les étrangers n’avaient presque aucune idée des réalités de la vie en URSS stalinienne et en Ukraine soviétique. Cela était lié non seulement à la fermeture du régime, mais aussi à la promotion réussie faite par des «idiots utiles» et des agents rémunérés de récits réécrits à Moscou. Les fugitifs de l’URSS ont tenté de détruire l’image idéalisée du Kremlin, mais pour diverses raisons, leur voix restait inaudible. En 1946, l’effet de bombe dans le domaine de l’information a été provoqué par le livre de l’auteur ayant opté pour le non-retour, Viktor Kravchenko : « J’ai choisi la liberté », où il a raconté le fonctionnement du système soviétique sur la base de sa propre expérience.
Technocrate réfugié
La fuite de Viktor Kravchenko vers l’Ouest en avril 1944 n’est pas moins sensationnelle. Il pouvait être considéré comme un fonctionnaire soviétique de rang intermédiaire et, jusqu’à un certain temps, comme un communiste convaincu. Il est né le 11 octobre 1905 à Katerynoslav (aujourd’hui Dnipro). Son père a participé à la révolution de 1905, ce qui a causé son exil plus tard, il a accueilli la révolution bolchevique avec prudence, et plus tard dans le cercle familial, il en voulait au régime du parti unique, aux répressions et à la vie luxueuse de la bureaucratie du parti. À l’âge de 17 ans, Viktor Kravchenko s’est rendu dans le Donbass, où il a trouvé un emploi dans l’une des mines de charbon près d’Alchevsk. Plus tard, il s’est retrouvé sous un tas de décombres mais est demeuré en vie. Tout en travaillant dans la mine, il s’est activement engagé dans l’auto-éducation, a rejoint le Komsomol. En 1925, il retourna dans sa ville natale et obtint un emploi d’ouvrier à l’usine métallurgique Hryhoriy Petrovskyi. En 1927-1928, il a servi dans l’Armée rouge et a participé à la « lutte contre les Basmachs » (soulèvement musulman contre l’empire russe – Red.) à la frontière soviéto-persane dans la République turkmène et n’a réalisé que plus tard qu’il avait été un occupant sur une terre étrangère et s’était battu contre le mouvement de libération nationale.
Après une malheureuse chute de cheval, Kravchenko a été démobilisé prématurément et il est retourné à son ancien lieu de travail. C’est à l’usine métallurgique de Dnipropetrovsk qu’il a entrepris ses premiers essais de plume : il a édité le journal de l’usine et écrit des articles pour des publications ukrainiennes de Kharkiv. En 1929, Kravchenko rejoint les rangs du parti communiste ukrainien (bolchevique). A ce moment-là, en URSS le pouvoir s’est mis à persécuter des spécialistes qui avaient été formés avant 1917, et que les Bolcheviks ont remplacés par des jeunes fidèles au régime. Dans le cadre de cette campagne, le Parti communiste a envoyé Kravchenko étudier à Kharkiv. En l’espace d’une année, l’Institut polytechnique en hommage à Lénine de Kharkiv a été divisé en plusieurs universités, et Kravchenko a été transféré à l’Institut métallurgique de Dnipropetrovsk. Il existe une rumeur répandue selon laquelle à cette époque il aurait fait la connaissance de Leonid Brejnev, mais ceci n’a pas de confirmation valable.
Lorsque Viktor Kravchenko a été diplômé de l’université, il a commencé à travailler comme ingénieur à l’usine métallurgique de Nikopol, où il est devenu rapidement chef de l’atelier de laminage. En raison de son travail, Kravchenko a rencontré des communistes connus tels que Nikolai Boukharine et Lazar Kaganovitch. Dès les premiers temps de son activité à l’usine, il s’est fait remarquer et apprécier par le commissaire Sergo Ordzhonikidze, qui lui a ensuite accordé à plusieurs reprises sa protection.
Après la mort d’Ordzhonikidze, Kravchenko a subi la pression du NKVD. Afin de mettre un terme à cette persécution, il s’est rendu à Moscou, où il a réussi à être transféré d’abord à l’aciérie de Taganrog, puis à Pervouralsk dans un établissement qui était le plus grand producteur de tuyaux en Europe. En février 1939, Kravchenko est nommé directeur de la future usine métallurgique de Stalinsk, mais le projet a été gelé et il fut nommé ingénieur en chef-adjoint de l’usine métallurgique Filsky à Moscou.
Sa progression de carrière s’est effondrée car être transféré à un poste inférieur dans le système soviétique était un mauvais signe. A Moscou, il a été condamné à deux ans et demi de prison pour détournement de fonds. Après un recours, au lieu d’une peine d’emprisonnement, l’ingénieur a été condamné à déduire 20 % de son salaire au profit du NKVD.
En septembre 1941, Kravchenko fut mobilisé dans l’armée avec le grade de capitaine. Il a suivi des cours d’ingénierie militaire dans un centre de formation à Bolshevo près de Moscou, mais un mois plus tard, en raison d’une maladie, il a été évacué vers un hôpital de Menzelinsk. Par la suite, en tant que spécialiste possédant une formation technique supérieure, Kravchenko a été complètement démobilisé de l’armée. Il est devenu ingénieur en chef de Promtrest et s’est mis à superviser les travaux de neuf usines de réparation d’équipements militaires et de production de grenades à main.
Durant la guerre, il a participé à plusieurs reprises à des réunions gouvernementales au Kremlin. Le travail de Kravchenko a été noté, et en mai 1942, la plus haute ascension de sa carrière s’est produite : il a été nommé chef du département d’approvisionnement militaire du Comité populaire soviétique de l’URSS. À ce poste, il a coordonné le travail des usines militaires, dont la plupart ont été évacuées vers l’Oural. Grâce à ses fonctions, il a croisé des communistes influents au Kremlin : un proche de Brejnev, Aleksey Kosygin, l’amiral Lev Gallier et d’autres encore.
En janvier 1943, Kravchenko est envoyé aux États-Unis pour un travail permanent. Lors de diverses inspections, que Kravchenko lui-même a appelées les « sept cercles de l’enfer », il a travaillé comme fonctionnaire au trust Glavmetal pendant six mois. En juillet 1943, sa candidature a été approuvée et il fut transféré à l’Administration pansyndicale de l’importation des matières premières du Commissariat du peuple au commerce extérieur. Le fonctionnaire a rendu sa carte d’identité militaire et sa carte de parti communiste, recevant en échange un passeport étranger puis est parti en train à Vladivostok, d’où il a traversé l’océan Pacifique sur un cargo vers le Canada. Le 19 août 1943, il est arrivé à Washington, où il devint employé de la mission d’approvisionnement du gouvernement soviétique aux États-Unis. Kravchenko était chargé d’évaluer la qualité du métal, mais en fait, le travail de la mission visait l’espionnage industriel.
C’est à cette époque que l’ingénieur a commencé à planifier son évasion du « pays des Soviets ». Dans ce but, il s’est rapproché de la traductrice de la mission, l’Américaine Rita Holiday, qui l’a mis en relation avec David Dalin, un représentant de l’émigration russe. Le 3 avril 1944, Kravchenko a commencé à mettre en œuvre son plan. Le lendemain, sa déclaration est apparue en première page du New York Times, dans laquelle il qualifiait la politique du Kremlin d’hypocrite envers les alliés occidentaux et demandait l’asile politique aux États-Unis. Finalement, il refusera une offre de travail pour le FBI.
LE LIVRE « J’AI CHOISI LA LIBERTÉ » EST DEVENU UNE PUBLICATION ANTI-SOVIÉTIQUE A GRAND SUCCÈS COMMERCIAL. LE TIRAGE AUX ÉTATS-UNIS A ATTEINT 5 MILLIONS D’EXEMPLAIRES. LE DIRECTEUR ADJOINT DU FBI, DANIEL MILTON LADD, A NOTÉ QU’IL S’AGISSAIT DE L’OUTIL DE CONTRE-PROPAGANDE LE PLUS EFFICACE JAMAIS PUBLIÉ.
La réaction du Kremlin s’est révélée sans surprise. Au début, ils ont annoncé qu’ils ne connaissaient aucun Kravchenko, puis ils ont admis son existence, mais l’ont traité d’escroc qui occupait un emploi temporaire et s’était enfui à cause de dettes. Plus tard, le transfuge sera accusé de désertion (et cela dans un pays aux frontières fermées !) et Moscou a entrepris de demander son extradition aux autorités américaines. En août 1944, le troisième secrétaire de l’ambassade (en fait le résident) Vasiliy Zubilin a été rappelé à Moscou. Les Soviétiques ont essayé d’intimider Kravchenko pour qu’il renonce à son projet d’écrire un livre sur l’URSS.
L’ancien ambassadeur américain à Moscou, Joseph Davis, a appelé à la remise de Kravchenko à la partie soviétique. Par conséquent, jusqu’au milieu de 1945, Viktor devait se comporter avec prudence : il n’apparaissait plus en public et vivait sous un nom d’emprunt. Un jour, il a même reçu une lettre contenant une balle. Il a été aidé par de nouveaux amis : les mencheviks émigrés russes. Au bout de deux ans, afin d’éviter des persécutions probables, il a témoigné au Congrès et durant un certain temps a bénéficié de la protection de l’État.
Best-seller anti-stalinien
Dans le même temps, Viktor Kravchenko a commencé à écrire activement des articles pour des publications nationales américaines (Cosmopolitan, American Mercury, Reader’s Digest, The Saturday Evening Post, The New York Herald Tribune) et russes pour les émigrés. Cela lui a fourni un moyen de subsistance : par exemple, il a été payé 15.000 $ pour trois publications dans Cosmopolitan. Toutefois, le fugitif s’est concentré sur la préparation et la publication d’un livre sur l’Union soviétique.
L’éditeur Charles Scribner III a accepté de le publier. Il n’a pas aimé la première traduction faite par Charles Malamud (gendre de Jack London). Le journaliste Eugene Lyons a été amené à adapter le texte aux goûts du lecteur américain. Il a d’abord sympathisé avec la révolution bolchevique et, en 1930, a même interviewé Staline, mais est rapidement devenu un critique du stalinisme et a introduit le terme « homo sovieticus » dans le langage courant. Afin que le traducteur ne déforme pas le contenu du livre, Kravchenko a fait venir deux autres experts pour des consultations et s’est disputé avec Lyons à propos de presque chaque virgule.
L’ouvrage s’achève le 11 février 1946, et le livre est intitulé « J’ai choisi la liberté. La vie personnelle et politique d’un fonctionnaire soviétique » a été publié. Son succès a été facilité non seulement par l’adaptation réussie du texte, mais aussi par des informations uniques non accessibles au grand public. Dans le contexte des événements de sa propre biographie, Viktor Kravchenko a dépeint les réalités de la vie en URSS stalinienne. Il a qualifié le régime de « socialisme policier » sous lequel les gens n’avaient pas le droit de circuler librement et étaient attachés à leur lieu de travail. Il a décrit aussi les pratiques quotidiennes du peuple soviétique : camouflage verbal, purges politiques et répressions partisanes, image déformée de l’Occident, atmosphère de surveillance totale, dénonciations et suspicion.
Kravchenko a également prêté attention à l’Ukraine. Il a écrit que les autorités n’imitaient l’ukrainisation que pour identifier et détruire l’intelligentsia à orientation nationale. L’Holodomor, dont il a vu les horreurs de ses propres yeux, a été défini par lui comme organisé. Kravchenko a rappelé que Vyacheslav Molotov avait plaidé pour la lutte contre les paysans propriétaires en raison de leur probable coopération avec l’ennemi en cas de conflit militaire. Kravchenko pensait également que le mouvement Stakhanov et l’intervention du NKVD avaient largement désorganisé la production industrielle.
Il a également mentionné l’utilisation généralisée du travail forcé par des millions d’«esclaves excédentaires», à savoir les prisonniers du Goulag. Dans les chapitres sur les années de guerre, il a décrit la panique qui régnait à Moscou le 16 octobre 1941. Kravchenko a souligné que l’URSS ne faisait que se préparer à une offensive et a dénoncé les spécificités de la coopération technique avec l’Allemagne en 1939-1941.
La raison du tournant de la guerre était la relance de l’industrie dans l’évacuation et l’aide des États-Unis. Kravchenko a assuré qu’en cas de conflit avec un pays démocratique, le peuple soviétique ne se battrait pas pour supporter les communistes, et a souligné que l’URSS n’avait pas renoncé à ses intentions de révolution mondiale, qui n’ont été arrêtées que par l’apparition de la bombe atomique aux États-Unis.
Kravchenko considérait la propagande comme le plus grand triomphe soviétique, car non seulement les étrangers demeuraient indifférents à la souffrance des habitants de l’URSS, mais certains se sont même prononcés en faveur de Moscou. Le fugitif a qualifié la dictature du Kremlin de problème mondial de l’humanité, mais il pensait qu’un jour les habitants de l’URSS deviendraient libres.
Le livre « J’ai choisi la liberté » est devenu une publication anti-soviétique à succès commercial, le tirage aux États-Unis ayant atteint 5 millions d’exemplaires. Après la sortie du best-seller, le directeur adjoint du FBI, Daniel Milton Ladd, a noté dans un rapport au chef qu’il s’agissait de l’outil de contre-propagande le plus efficace jamais publié. En 1949, la publication est entrée dans la bibliothèque de la Maison Blanche comme l’un des 200 livres les plus importants publiés pendant le premier mandat de Harry Truman.
Le titre du livre est devenu l’un des symboles de la guerre froide pendant de nombreuses années, c’est ce qui a motivé le choix des fugitifs à rejoindre l’Ouest. Malgré le succès mondial, ce livre n’a jamais été édité en russe. En revanche, la traduction ukrainienne est sortie rapidement en 1948, à Toronto, de l’imprimerie « Ukrainian Worker » avec une traduction de Mykhailo Hetman. L’auteur a autorisé la distribution gratuite de 3.000 exemplaires au sein de la communauté ukrainienne du Canada. Et quand Kravchenko a découvert que son livre était vendu et pas offert, il a légalement interdit sa distribution.
Au cours des trois années suivantes, le livre a été traduit dans deux douzaines de langues: l’allemand, l’espagnol, l’italien, le portugais, le chinois, le japonais, le turc, l’arabe, le suédois, l’estonien, le néerlandais et d’autres encore.
En France, les éditeurs ont accueilli le livre avec prudence. Le patron de la petite maison d’édition Self, Jean de Kerdelan, a repris l’ouvrage, l’a lu du jour au lendemain et s’est envolé pour les USA pour rencontrer l’auteur. En mai 1947, une version française du livre a été publiée, dont le tirage dépassait les 500.000 exemplaires, et déjà en juin Viktor Kravchenko recevait le prix littéraire français Saint-Beau.
Cependant, sous la pression de l’élite intellectuelle de gauche, le comité qui avait pris une telle décision a été dissous et dès l’automne, Moscou s’est chargé de discréditer le livre de Kravchenko. Les vitrines des librairies où il était vendu étaient peintes de croix gammées et l’éditeur commençait à recevoir des menaces. En novembre 1947, dans les colonnes du journal Les Lettres françaises, sous la signature d’un certain Sim Thomas, parut une critique au titre éloquent « Comment Kravchenko a été fabriqué ». Thomas a relayé des « informations prétendument exclusives », qu’il aurait reçues d’un agent de renseignement américain anonyme. Kravchenko a été accusé de ne pas avoir écrit ce livre du tout, de mener une vie immorale, de boire, de tricher, d’être un traître criblé de dettes, ce qui l’a forcé à devenir un désinformateur rémunéré pour les services spéciaux américains.
Rappelons que la publication Les Lettres françaises avait été fondée en 1942 par la résistance française, mais cinq ans plus tard, elle a commencé à être financée par Moscou et elle a joué le rôle de porte-parole du Kremlin. Les colonnes du journal, qui tirait entre 65.000 et 100.000 exemplaires, ont fait l’éloge des modèles de propagandistes tel Jdanov et de l’anti-scientifique Lysenko et appelèrent régulièrement à suivre l`exemple de l’URSS en toute chose.
Le procès du siècle
Plus tard, l’écrivain émigré russe Boris Nosik a affirmé que les attaques des forces pro-Moscou en France contre Viktor Kravchenko étaient le résultat d’un fait curieux, après que l’éditeur Jean de Kerdelan avait envoyé en plaisantant plusieurs exemplaires du livre aux dirigeants soviétiques. Bien que la raison la plus probable ait été l’adoption par Moscou d’une nouvelle ligne pour une confrontation idéologique ouverte avec l’Occident.
Précisément du 22 au 28 septembre 1947, lors d’une conférence à Shklyarska Poremba, huit partis communistes satellites des Bolcheviks russes dont le français, ont annoncé la création du Kominform, qui a lancé la formation du bloc de l’Est pro-soviétique. Les positions de l’URSS dans la France d’après-guerre étaient vraiment puissantes. Le pacte Molotov-Ribbentrop a été oublié par le public et la participation à la victoire sur l’Allemagne a apporté aux Bolcheviks l’indulgence morale.
La presse et les leaders de l’opinion publique ont souvent sympathisé avec les communistes. Aux élections de novembre 1946, le Parti communiste français a pris la première place, remportant plus de 28% des voix et en mai 1947, le gouvernement français comptait cinq ministres communistes. Le secrétaire général du Parti communiste français, Maurice Thorez, ayant occupé le poste de vice-Premier ministre. La banlieue ouvrière de Paris, où depuis le milieu des années 1930 les maires étaient traditionnellement élus représentants du Parti communiste, ce qui a formé une « ceinture rouge » autour de la capitale française. De plus, la campagne d’information de 1946, qui appelait au retour en Union soviétique, provoqua l’euphorie de l’émigration blanche russe. Tous ces facteurs ont fait de la France un terrain propice à la diffusion des mythes soviétiques qu’il n’était pas facile de réfuter.
Lorsque Viktor Kravchenko a découvert la critique dans Les Lettres françaises, il a décidé de porter plainte contre le journal devant un tribunal français pour diffamation et diffusion d’informations portant atteinte à l’honneur et la dignité. Le procès a été porté devant le tribunal correctionnel du département de la Seine à Paris. Initialement, le procès était prévu pour juillet 1948, mais il s’est avéré que l’auteur de l’article, Sim Thomas, ne pouvait pas comparaître devant le tribunal.
Un réexamen était prévu au bout de six mois. Pendant ce temps, le co-rédacteur en chef des Lettres françaises, André Vurmser, a publié un nouvel article provocateur intitulé “Kravchenko est un prodige”. Kravchenko a également déposé une plainte supplémentaire contre lui. Ainsi, le tribunal de Paris a pris en considération trois affaires, et Kravchenko a estimé ses dommages moraux à 10 millions de francs. L’intérêt pour le proces fut principalement alimenté par la presse de gauche.
En janvier 1949, à la veille de l’ouverture des audiences du tribunal, la publication pro-Moscou Ce Soir a diffusé une fausse histoire selon laquelle Viktor Kravchenko avait été un collaborateur allemand en 1941 et avait écrit un livre pro-nazi. Apparemment, les forces pro-Moscou ont poussé l’ex-communiste à déposer une nouvelle plainte, ce qui serait la raison du report du procès. Cependant, Kravchenko n’a pas voulu faire traîner le procès et a renoncé à poursuivre Ce Soir.
Le procès a finalement commencé le 24 janvier 1949. Il est symbolique de noter que, le même jour, l’URSS et six régimes pro-soviétiques créèrent le Conseil d’assistance économique mutuelle. En raison de l’effervescence, la réunion a été déplacée dans la salle de la 17e chambre du tribunal correctionnel de la Seine, qui pouvait accueillir jusqu’à 400 personnes.
Les audiences ont été suivies par des journalistes des États-Unis, du Panama, de Trizonia en Grèce (occupée par les alliés de l’Allemagne de l’Ouest), de Nouvelle-Zélande, de France, de Suède, de Grande-Bretagne et des Pays-Bas. Les journalistes ont rapidement qualifié l’événement de « procès du siècle » et de « spectacle principal de la saison ».
Voici ce qu’a écrit à ce sujet un quotidien influent Le Figaro : « Il ne s’agit pas de Kravchenko ou de son livre. S’il perd le procès, cela prouvera que la démocratie règne en URSS, que les prisons sont vides et que la liberté est florissante. Mais s’il gagne, alors le prestige soviétique sera détruit, philosophiquement, politiquement et moralement. »
L’URSS a également suivi de près le déroulement du procès par l’intermédiaire de l’ambassade. La propagande soviétique a couvert d’étiquettes Viktor Kravchenko, en impliquant dans son harcèlement des personnalités publique connues. Par exemple, en février 1949, écrivain Konstantin Simonov dans le journal Pravda a qualifié Kravchenko de Judas méritant d’être fusillé, le cinéaste Oleksandr Dovzhenko l’a qualifié de « micro-humain » et de « moins qu’une personne » dans les pages de Literaturnaya Gazeta, et le magazine humoristique Crocodile a simplement décrit Kravchenko comme un chien.
Lors de la première audience, il s’est avéré que Sim Thomas n’assisterait pas au procès, ce qui a permis à Viktor Kravchenko d’exprimer des doutes sur l’existence réelle de l’accusé. Ce n’est qu’en 1979 que l’on apprendra que derrière le pseudonyme « Sim Thomas » se cachait un journaliste André Ullman, considéré aujourd’hui comme un agent direct des services spéciaux soviétiques. Kravchenko a également attiré l’attention sur le fait qu’en octobre 1947, le journal émigré parisien Soviet Patriot avait déjà publié un article similaire et suggérait que le texte avait été préparé à l’ambassade soviétique.
La partie française a réuni des témoins de marque : ministres, députés, généraux, scientifiques et même un prêtre. Quarante personnalités de l’URSS devaient arriver, mais seulement cinq furent autorisées à se rendre à Paris. Au lieu de cela, Kravchenko s’est concentré sur le témoignage de personnes qui pourraient confirmer le contenu de son livre et réfuter les déclarations d’invités du « pays des Soviets ».
Viktor Kravchenko bénéficiait d’un vrai soutien dans le milieu d’immigration de l’après-guerre, et surtout de la part des déplacés de force, qui se trouvaient dans des camps spéciaux après la fin de la guerre. Ainsi, 396 signatures ont été recueillies en faveur de Kravchenko dans le camp de Gallendorf et 217 à Feldmoching. Parmi les signataires du camp de «New Ulm» figuraient un écrivain ukrainien Ivan Bagryany et un historien ukrainien Fedir Pigido-Pravoberezhny. Et jusqu’à 5.000 personnes se sont portées volontaires pour comparaître devant le tribunal du côté de Kravchenko dont il en a sélectionné dix-sept.
Au cours du procès, il est apparu que la partie de l’accusation était en passe de gagner selon le scénario soviétiques. Cependant, le plan échoua presque immédiatement : selon la loi de 1881, Kravchenko n’avait pas à se justifier, et les journalistes devaient confirmer leurs accusations. La ligne de défense était étrange : les témoins français ignoraient manifestement les problèmes de l’URSS et les soviétiques éludaient les réponses. Apparemment, les amis de Moscou espéraient que seule l’autorité des témoins suffirait.
Des « personnes VIP » passaient les messages du Kremlin : « il n’y avait pas de famine », « la société soviétique n’est pas prête pour la démocratie », « si le livre était vrai, les Bolcheviks auraient été renversés depuis longtemps », « s’il y avait eu des répressions, pourquoi Kravchenko a-t-il survécu ? » etc. Kravchenko a été qualifié de « déserteur », de « provocateur », de « marionnette des clans américains » qui n’avait jamais travaillé au gouvernement, n’avait pas occupé de postes de direction et n’avait pas étudié à Kharkiv.
Les déclarations du lauréat du prix Nobel Frédéric Joliot-Curie, qui n’aurait rien entendu des arrestations contre la liberté religieuse en URSS alors qu’il travaillait à Kharkiv, semblaient particulièrement étranges. L’historien du marxisme, Jean Babi, a tenté de nier les cas de répression par des manipulations. Il a affirmé que la population de l’URSS entre 1917 et 1939 était passée de 117 millions à 180 millions de personnes, alors qu’en fait elle était d’environ 182 millions en 1917 et de 162 millions 10 ans plus tard.
Une surprise pour les accusés fut l’apparition dans la salle d’audience d’une bibliothécaire qui a avoué avoir espionné un fonctionnaire pour le compte de NKVD. Il convient de noter la préparation minutieuse de Kravchenko pour le procès incluant le fait qu’il avait été aidé par Georges Izar (ancien député socialiste, chevalier de la Légion d’honneur), qui avait l’expérience de ces matières.
Dans la salle, Viktor Kravchenko était soutenu par sa femme Cynthia Kuzer. Ils avaient prévu les plaidoiries de témoins importants, capables de réfuter les mensonges du Kremlin. Par exemple, la déclaration pro-soviétique du physicien Frédéric Joliot-Curie fut contestée par Andriy Vasylkov, qui a perdu dix membres de sa famille dont quatre prêtres.
Les témoins convoqués par Viktor Kravchenko ont parlé en détail de l’extermination et de l’Holodomor, comparé les conditions dans les camps soviétiques et allemands, décrit les systèmes de torture du NKVD et le travail des prisonniers du Goulag. En soutien à l’ancien ingénieur soviétique, le révolutionnaire français Pascal Giarelli et le pilote de l’escadron « Normandie-Niemen », André Monet, ont témoigné.
Le public a été choqué par les récits de la paysanne ukrainienne Olga Marchenko, qui avait été expulsée de sa maison en plein hiver, alors qu’elle était enceinte de huit mois et avait perdu son enfant ainsi que de la communiste allemande Margarita Buber-Neumann, dont le mari avait été fusillé et elle-même livrée aux Allemands depuis les camps soviétiques en 1940. Pour dissiper les doutes sur son travail d’auteur, Kravchenko a fourni au tribunal 1.400 pages du manuscrit.
Au lieu des neuf audiences prévues, il y en a eu vingt-cinq. Compte tenu de la tension, il n’est pas étonnant qu’à la mi-février 1949, la capitale française ait été brièvement saisie par la « Kravchenkomania ». Des boutiques et des kiosques vendaient des souvenirs avec la mention « J’ai choisi la liberté » en anglais et en français, et des bars proposaient le cocktail Kravchenko (whisky, vodka et jus de citron). Souvent, pendant la pause entre les audiences, l’ancien ingénieur soviétique signait des livres et distribuait des autographes dans les couloirs du Palais de justice.
Le verdict fut prononcée le 4 avril 1949, ce qui coïncidait symboliquement avec le jour de la création de l’OTAN. Le tribunal a déclaré coupables de diffamation les auteurs d’articles mensongers. Ils durent publier une réfutation de leurs déclarations en première page du journal Lettres françaises et durent également verser à l’État 5.000 francs chacun.
Au lieu des 10 millions demandés, Viktor Kravchenko aurait dû toucher 150. 000 francs en réparation du préjudice moral. Résumant le procès, le journal bruxellois La Nonette Gazette a noté la défaite du stalinisme et le fait que l’affaire révélait la similitude du régime soviétique avec celui d’Hitler. Le média Manchester Tutor a observé que l’URSS ne manifestait pas du respect à la personne humaine.
La presse pro-Moscou se ressaisit en une semaine : Ce Soir a écrit que Kravchenko avait reconnu être un agent américain. Après le verdict, l’URSS a décidé d’étouffer l’affaire et de ne plus jamais en parler. Dans le même temps, Moscou n’oubliait pas ses sympathisants : en avril 1951, Joliot-Curie recevait 100.000 roubles en tant que premier lauréat du prix international Staline.
Après le procès
En février 1950, la Cour de cassation a confirmé la condamnation, mais les avocats des Lettres françaises parvinrent à réduire le montant de l’amende à trois francs symboliques. Dans le même temps, l’exemple de Viktor Kravchenko a déterminé David Rousse à intenter une action en justice contre ce média, qui niait l’existence de camps soviétiques, et l’année suivante, le journaliste gagna son procès.
Fait intéressant : de nombreux intellectuels de gauche ont regretté plus tard de ne pas avoir cru aux arguments de Kravchenko durant le procès. Ainsi, Jean Boulain et Pierre Dex ont été influencés par la montée de l’antisémitisme en URSS et l’entrée des troupes soviétiques en Hongrie en 1956. La répression du Printemps de Prague a eu un effet déprimant sur Claude Morgan, qui a regretté ce qu’il avait dit au procès. Après que Louis Aragon, rédacteur en chef des Lettres françaises, avait condamné l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, Moscou refusa de financer le journal, et en 1972, la publication a cessé d’exister.
Viktor Kravchenko a écrit un nouveau livre « J’ai choisi la justice », qui a couvert le déroulement du procès de Paris. La traduction anglaise et l’édition littéraire ont été réalisées par Waverly Root, un ancien correspondant de publications américaines à Paris. En 1950, le livre fut publié par la maison d’édition Scribner à New York. La suite autobiographique n’a pas eu autant de succès que l’œuvre précédente, mais elle a suscité un certain intérêt dans le monde : la version anglaise a également été publiée à Londres, la traduction espagnole a vu le jour à Buenos Aires et Madrid, et la version chinoise a été publiée à Hong Kong. Kravchenko n’a rien écrit de plus.
Viktor Kravchenko a intitulé le dernier chapitre de son dernier livre « Si le monde survit » et l’a consacré non pas au procès de Paris, mais à des réflexions sur l’avenir dans les conditions de la guerre froide. Il a réfléchi à la manière dont les États-Unis devraient empêcher la « marche triomphale » du communisme et a estimé que l’Amérique devait devenir un leader dans la confrontation mondiale contre Moscou et non se fermer au monde, comme cela s’était produit après la Première Guerre mondiale.
Le dissident a comparé le communisme à un parasite qu’on ne peut vaincre qu’en le privant de sa nourriture : l’empêcher d’approprier les slogans sociaux, lancer une lutte efficace dans le domaine de l’information et apporter un soutien économique aux régimes démocratiques. Afin d’arrêter la poursuite de la soviétisation de l’Europe, Kravchenko a conseillé de s’appuyer sur les gens de gauche, qui n’avaient pas tous les yeux rivés vers Moscou. L’ex-communiste a mis en garde les États-Unis contre le soutien des régimes non démocratiques en faillite ; il a comparé de telles tactiques d’opposition au communisme à l’extinction d’un incendie avec de l’essence.
En 1952, Viktor Kravchenko a déménagé en Amérique du Sud, où il a dépensé les honoraires perçus en vendant des livres sur les recherches aventureuses de minéraux (l’argent au Pérou et en Bolivie, le cuivre au Chili). Le biographe de l’écrivain, Harry Kern, a suggéré que le KGB avait contribué à sa ruine. Au bout de quelques années, Kravchenko est retourné aux États-Unis en mauvaise santé, souffrant d’emphysème pulmonaire causé par un tabagisme excessif.
Et le 25 février 1966, il a été retrouvé abattu dans son propre appartement à New York. Son fils Andrew ne croit pas à la version généralement acceptée du suicide et pense que son père a été tué par un agent du KGB. Quoi qu’il en soit, la figure de Viktor Kravchenko ne s’est pas perdue dans les tourments du passé. Même après sa mort, il est lui-même retourné en Ukraine : en 2008, Andrew Kravchenko a accompli la volonté de son père et a dispersé ses cendres au-dessus du Dnipro.