Décolonisation en Ukraine vue par un artiste français, Emeric Lhuisset

Culture
12 novembre 2023, 18:22

Emeric Lhuisset était un habitué des routes du Moyen Orient avant de venir sillonner celles d’Ukraine. Cet artiste plasticien de quarante ans, diplômé en art de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et en géopolitique de l’ENS Ulm / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, parcourt depuis plus de vingt ans les terrains de guerre où l’histoire se fait. Sa mission: mener une enquête de terrain quasi anthropologique, en faire un rendu sous forme artistique.

Grandi dans l’Essonne, il se souvient du porte-parapluie en forme de douille de son arrière-grand-père colonel qui a fait les deux guerres mondiales et des mots de sa grand-mère au souper du soir : “Si tu avais connu la guerre…” C’est aussi à ce moment, en parcourant les livres d’histoire-géographie, qu’il découvre les œuvres d’art représentant la guerre : la tapisserie de Bayeux, les gravures d’Otto Dix, Guernica de Picasso. Il se rend compte que le récit fait dans le manuel scolaire des années 1930 de sa grand-mère n’est pas le même que celui de son époque.

En 2002, il part sur le terrain : d’abord l’Afghanistan, puis l’Irak, le Liban, la Syrie en 2012. Il se fond dans le décor. Un photojournaliste japonais le prend en photo avec des combattants syriens l’assimilant à eux.

Photo: Maryna Kumeda

Emeric Lhuisset mène en parallèle une recherche universitaire au sein du laboratoire ACTE de l’Université Paris 1 sur l’évolution de l’image de guerre au fil du temps. Selon lui, plusieurs événements ont bousculé cet univers : d’abord, l’apparition de la pellicule kodak qui a démocratisé la fabrication de l’image et son entrée dans la presse avec l’avènement de la photogravure à la fin du XIX siècle, le mythe du photoreporter dans les années 1930 avec le personnage de Robert Capa créé par Gerda Taro et Endre Friedmann, puis, plus récemment, l’attaque du 11 septembre aux États-Unis qui a donné lieu à une pluie de photos amateurs partagées en accès libre, faisant perdre aux médias le monopole de l’image. Avec l’apparition des smartphones et leur usage étendu lors des Printemps arabes dont l’emblématique photo de Kadhafi capturé qu’un reporter a saisi en faisant une photo de l’écran du téléphone portable d’un des combattants, seuls présents à ce moment-là. Puis enfin l’invasion à grande échelle en Ukraine.

Images des foules dans les rues pour tenter de bloquer les blindés russes, le vieille homme qui se met à genoux devant le char russe, les manifestations d’habitants dans les villes occupées, ou encore les photos d’Azovstal faites par des amateurs, la majorité des images faites sur la ligne de front – sont captées par des non professionnels.

Tous ces changements amènent Emeric Lhuisset à s’interroger sur la place de professionnels dans la fabrication des images de guerre puisque tout le monde et à tout instant peut produire une image photographique et la diffuser instantanément.

« Ce qui ne veut pas dire que l’image professionnelle dans la guerre ne doit plus exister, mais simplement plus de cette manière, plus dans la recherche de l’évènement, mais plutôt dans une approche que l’on pourrait qualifier de post-documentaire, interrogeant la place du médium, l’iconographie locale, l’histoire de l’image, le tout avec une réflexion plus conceptuelle. Mettant peut-être le regard ou la parole du protagoniste de l’évènement au cœur de la démarche », – suggère l’artiste dans son manifeste lors de l’exposition « Voir la guerre et faire la paix » au Centre Pompidou, avec l’installation « L’Obier rouge ».

Photo: Maryna Kumeda

Dans sa création artistique l’artiste vise à toucher l’audience d’ici comme de là-bas, et note que souvent l’accueil de ses photos s’est d’abord fait dans les pays dont il traitait.

Il passe beaucoup de temps à comprendre le contexte, les codes locaux, à échanger sur ses projets avec les contacts sur place. Ses travaux ont été exposés en Iraq, Syrie, Bosnie, Colombie, Cambodge, Chine et Brésil. Une galerie libanaise a été son premier agent. Mais aussi en Allemagne, Espagne, Italie, Angleterre, Etats Unis ou Pays-Bas où son œuvre « I heard the first ring of my death », réalisée en 2010-2011, est entrée dans les collections du Stedelijk Museum à Amsterdam.

C’est en 2014, que Emeric Lhuisset se rend en Ukraine pour la première fois. Jusqu’à là, il suivait les événements de Maïdan depuis Paris, mais les premiers morts l’ont secoué en signalant que quelque chose de grave s’y passait. Il décide de s’y rendre et réalise 100 portraits de personnes impliquées dans la révolution : des manifestants qui gèrent sur place la nourriture, l’aide aux blessés, la logistique, la communication. Ces portraits paraissent sous forme de livre André Frère Editions et Paradox (Ydoc) Maydan – Hundred portraits (2014).

Photo: Emeric Lhuisset

Il retourne en Ukraine début mars 2022 et réalise à nouveau des portraits de ceux qu’il appelle les « résistants » (et qu’on nomme en Ukraine les « volontaires »), cette fois de dos, pour protéger leur anonymat dans un contexte possible d’occupation russe (voir le livre « Hundred hidden faces »). Il leur repose à nouveau les deux mêmes questions qu’en 2014 : « Qu’aimeriez-vous qu’il se passe maintenant ? Que pensez-vous qu’il va se passer ? » « La guerre », – répond l’une d’elle à cette question, en expliquant d’abord qu’elle aimerait retourner sur les bancs de l’université  « comme avant ». A son retour en France, lors du cours d’art contemporain et géopolitique qu’Emeric donne à Science Po (Nancy), il met en lien ses étudiants français et allemands avec les étudiants volontaires en Ukraine : « ils sont comme nous » ont-ils partagé leurs ressenti en gardant contact avec leurs homologues.

Le photographe note que dans la culture ukrainienne l’image a une importance : de la culture de selfie à celle très ancienne de l’icône, la documentation fiévreuse de la guerre et des changements sociétaux, urbains, humains qu’elle amène.

C’est lors de Maïdan qu’Emeric Lhuisset a croisé pour la première fois la reproduction de la célèbre peinture de Ilya Répine brandi par les manifestants. L’un des personnages pris en photos devenu ami lui en offre un magnet pour son réfrigérateur parisien.

Photo: Oleg Palchyk

Le 24 février 2022, un navire amiral russe « Moscou » s’est présenté à l’île aux Serpents servant du poste de frontière, leur ordonnant de se rendre. Roman, l’un des 13 soldats ukrainiens présents lui a rétorqué d’aller « se faire foutre », réponse qui a fait le tour du monde. Quand Emeric Lhuisset a écouté l’enregistrement de cette invective, il a tout de suite pensé au tableau de Répine. En juin 2022, l’artiste se lance dans le projet de reproduction photographique de la peinture. Il a fallu un an de préparation, 40 soldats de la 112e brigade et une journée entière de mise en scène pour faire la photo. Réalisée à 17h14 le vendredi 1 septembre près de Kyiv.

La photo a été très rapidement relayée par les réseaux sociaux ukrainiens. Il semble que l’artiste, avec cette œuvre, a pu formaliser le caractère culturel, voire « décolonial » de la guerre, tel que revendiqué en Ukraine. Lui, dans le texte qui accompagne la photo, dit: « Cette appropriation de l’histoire ukrainienne par la Russie est essentielle. J’en veux pour preuve le texte de 50 000 signes rédigé en juillet 2021 par Vladimir Poutine, expliquant que l’Ukraine n’est que le fruit d’une création artificielle soviétique et que son histoire est en réalité celle de la Russie – texte qu’il utilisera quelques mois plus tard pour justifier son invasion ».

Emeric Lhuisset souligne la nécessité de s’interroger en France sur un discours « colonial » relayé y compris par les grandes institutions. Ainsi, la première rétrospective de Ilya Répine au Petit Palais en 2021 s’intitulait « Peindre l’âme russe » de ce peintre présenté comme « le plus grand peintre russe du XIX siècle ». Or, Répine était ukrainien, parlait la langue et peignait non pas « l’âme russe », mais également des personnalités, événements et paysages ukrainiens. C’est d’ailleurs avec soin qu’il a choisi les protagonistes de son tableau, tous ukrainiens, sauf un polonais et un tatar, d’après certains historiens pour signaler l’oppression russe subie dans la région.

Photo: Oleg Palchyk

Photo: Oleg Palchyk

Nazar, l’ami du photographe dont le cadeau fait en 2014 a été à l’origine de l’idée de cette création, a perdu sa jambe sur le front en août 2023. Il poursuit actuellement sa réhabilitation dans le centre Superhumans, et reste déterminé de retourner dans l’armée après une formation.