Feuille de route d’Ivan Mazepa

Histoire
16 mars 2023, 18:01

L’hetman Ivan Mazepa est l’un des symboles les plus puissants du monde ukrainien. Les Russes appelaient « Mazepa » tous ceux qui rejetaient la russification et restaient fidèles à l’identité, à la culture et à la langue ukrainiennes. Pour les Ukrainiens, Mazepa incarne non seulement la résistance à l’asservissement russe, mais aussi celle d’un patronage avisé de la culture nationale.

Le 20 mars 1639 (selon le calendrier julien – ndlr) est la date que les historiens ukrainiens considèrent comme l’anniversaire d’Ivan Mazepa. Ce personnage est associé à des moments clés extrêmement importants de notre passé. Il a dirigé l’Hetmanat (un nom semi-officiel pour une grande partie de l’Ukraine qui était sous le gouvernement de l’hetman, du milieu du XVIIe siècle à 1764 – ndlr) durant 22 ans, menant diverses campagnes militaires, expéditions et guerres. Malheureusement, presque toutes ces campagnes n’étaient pas du tout dans l’intérêt de l’Hetmanat, les cosaques étant contraints d’y participer en vertu des traités conclus avec la Moscovie. Mazepa lui-même n’a jamais voulu servir l’empire, et ne pouvait tout simplement pas le vouloir en raison de son milieu, de son éducation et des valeurs qui lui avaient été inculquées par ses parents. Il aspira à la prospérité de l’Hetmanat et savait pertinemment qu’il lui serait impossible d’y parvenir tant que la paix ne serait pas rétablie.

C’est pourquoi, pendant les courtes périodes de paix, le chef de l’Hetmanat s’empressait de faire tout ce qui était en son pouvoir pour garantir les droits fonciers de son entourage immédiat afin que ceux qui en faisaient partie puissent subvenir à leurs besoins en temps de guerre et compter sur la prospérité en temps de paix. L’hetman conseilla toutefois aux officiers de ne pas garder les richesses accumulées dans leurs coffres, mais de les investir judicieusement dans le développement du pays. Par son propre exemple, Mazepa a encouragé les gens à dépenser de l’argent pour la construction d’églises et de monastères, à commander de beaux bijoux et à créer des manuscrits et des livres imprimés, qui étaient ensuite donnés à l’église.

Mazepa comprenait également l’importance de son investissement dans l’éducation des jeunes gens qui, après avoir étudié et voyagé en Europe, devaient revenir dans l’Hétairie (du grec ’ἑταιρεία, en gros société secrète – ndlr) et y trouver leur raison d’être. En acceptant des offrandes sous forme d’éloges graphiques et de portraits à l’huile, l’hetman et ses officiers ont indirectement contribué au développement de la gravure ukrainienne et de la future école nationale de peinture (qui, malheureusement, n’étaient pas destinées à atteindre leur plein développement). À la fin de l’ère de Mazepa, décédé en 1709, tous ces talents ont soit terminé leur vie créative dans d’ignobles ateliers de peinture d’icônes dans des monastères mineurs, soit déménagé à Saint-Pétersbourg, où ils sont rapidement devenus des artistes à la cour impériale russe.

Nous ne pouvons pas savoir avec certitude quel aurait été le cours de l’histoire de l’Hetmanat si Mazepa n’avait pas été écarté du pouvoir et, après la catastrophe de Poltava (1709, la bataille perdue contre le tsar russe (encore moscovite avant 1721 – ndlr) Pierre le Grand, ne s’était pas retrouvé en dehors de l’autonomie cosaque. Aujourd’hui, à travers le prisme de l’actualité, il me semble que la défaite effective de l’Hetman, qui n’était suivi que par la partie la plus consciente de la société de l’époque, était nécessaire pour les Ukrainiens. Ils devaient comprendre que la peur et le refus de renoncer à une vie bien nourrie et paisible, la foi aveugle dans les promesses du tsar de Moscou de sauver leurs vies et leurs biens en échange de la trahison : tout cela ne leur apporterait ni la paix, ni la liberté, ni la prospérité, ni la gloire. Beaucoup de ceux qui n’ont pas compris cela ont fini leur vie dans la pauvreté et l’exil. Ceux qui ont multiplié leurs richesses en servant l’autocrate ont jeté des bases politiques extrêmement fragiles, ce qui a coûté trop cher aux générations suivantes.

C’est pourquoi je suis d’accord avec le célèbre dicton selon lequel Mazepa, allié au roi Charles XII de Suède, a perdu la bataille de Poltava, mais a gagné la guerre. Il est sorti victorieux de la confrontation des différentes forces entourant l’avenir des Ukrainiens qui luttaient pour leur indépendance et leur identité culturelle depuis plus de trois siècles. Il n’est pas surprenant que Mazepa soit devenu un symbole de cette lutte séculaire.

Aujourd’hui, dans le contexte de l’actualité, le cap « Mazepa » peut être décrit encore plus clairement. D’une manière générale, il s’agit de dire que l’on ne peut être maître que chez soi, et que personne ne résoudra jamais nos problèmes à notre place. Si nous désirons des droits étendus, nous devons les défendre et les protéger. Si nous voulons vivre en paix, il nous faut toujours être prêts à la guerre. Si nous désirons des relations normales avec nos voisins, nous devons exiger qu’elles soient égalitaires et nous appuyer sur l’intérêt national mutuel, et non sur la mythique « fraternité des nations. » Et si nous aspirons à la prospérité, nous avons le devoir prendre soin de nous-mêmes, en ne laissant personne dans la pauvreté, la misère, le chagrin et la maladie. Car si l’un tombe, tous tomberont. La guerre actuelle a démontré une fois de plus la véracité de ces préceptes. Mais il est tout aussi important de ne pas oublier toutes ces bonnes résolutions après la victoire. Car il ne s’agit pas seulement d’un moyen de survivre en temps de guerre, mais aussi d’un guide pour organiser notre vie après la guerre.