Les fêtes orthodoxes ukrainiennes sont-elles différentes des fêtes russes ?

Culture
7 mars 2024, 18:34

Comment démontrer l’indéniable spécificité culturelle de l’Ukraine par rapport à la Russie? Il y a plusieurs façons de procéder, et l’une d’entre elles consiste à comparer les célébrations religieuses des deux nations à partir du XVIIIe siècle. C’est cette approche inattendue que Maksym Yaremenko, professeur au département d’histoire de l’université nationale de Kyiv -Académie Mohyla, nous propose dans son livre Facing the Challenges of Unification and Discipline : Kyivan Orthodox Metropolitanate in 18th Century (Relever les défis de l’unification et de la discipline : le métropolitain orthodoxe de Kyiv au XVIIIe siècle). Une méthode originale mais très convaincante qui consiste à comparer les célébrations religieuses des deux nations.

Après l’Union de Lublin de 1569, la plupart des territoires de l’Ukraine moderne faisaient partie d’un seul État : la Rzeczpospolita (État commun au Royaume de Pologne et au Grand-Duché de Lituanie qui a existé de 1569 à 1795 – ndlr). À cette époque, les pratiques européennes de culture politique, de relation avec les dirigeants, de gouvernement, d’éducation et d’art se sont répandues jusqu’à la région de Tchernihiv-Siver.

Plus à l’Est se trouvait le royaume de Moscou, qui s’est développé sous l’influence d’une tradition radicalement différente : le despotisme oriental, l’absence de propriété privée des terres dans l’aristocratie et l’absence d’élite politique en raison de l’impossibilité de dialogue avec le souverain despotique. Après le traité de Pereyaslav en 1654, le royaume moscovite a commencé à s’étendre sur les terres ukrainiennes : à la fois par le hard power, les engagements militaires, et par le soft power, en particulier l’Église.

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La métropole de Kyiv, qui exerçait une influence en Europe de l’Est jusqu’à la fin du XVIIe siècle, devint bientôt l’un des diocèses de l’Église synodale. Le XVIIIe siècle est devenu une époque de changements « depuis le haut » : le diocèse unifié, qui couvrait les terres ukrainiennes occidentales de la Rzeczpospolita, cherchait à former sa propre identité, différente des catholiques romains et des orthodoxes. Pendant ce temps, les sujets orthodoxes des empereurs russes devinrent l’objet de « l’unification et de la discipline », auquel est consacré un livre de l’auteur. Maksym Yaremenko retrace le succès de ces tentatives de réforme en examinant les calendriers ecclésiastiques des fêtes fixes, appelés livres de mois.

Les livres de mois de Kyiv ont été largement reproduits et ont passé les contrôles de la censure, mais même dans de telles circonstances, ils ont conservé leur originalité locale, ne devenant jamais une copie de ceux de Moscou, même après des décennies d’expansion impériale.

Des marquages ​​spéciaux indiquaient le rang de la fête, qui ne coïncidait pas toujours : les livres de mois de Moscou et de Kyiv ne l’indiquaient pas toujours de la même manière (grande, moyenne, petite ou ordinaire). L’idéologisation des victoires militaires fonctionnait déjà à cette époque: selon le décret synodal, le Jour du souvenir de la bataille de Poltava, gagnée par l’armée moscovite du tsar Pierre Ier contre les forces alliées du roi suédois Charles XII et de l’hetman ukrainien Ivan Mazepa, devait être fêtée y compris par les Ukrainiens.

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Le combat décisif avait eu lieu le 27 juin 1709 près de Poltava, au centre de l’Ukraine. Pour les Russes, cette date est devenue le symbole d’un triomphe non seulement sur l’armée suédoise, mais surtout sur son allié, l’hetman ukrainien Ivan Mazepa et une partie des Cosaques qui le soutenaient. Enragé par cette « trahison », Pierre Ier ordonna la destruction de la capitale de l’hetman, Batouryn, s’en prenant violemment à la population civile. Et les officiers ukrainiens furent soumis à une vague de répression brutale visant à identifier tous les partisans de l’hetman. Ce que les Russes exigeaient de célébrer comme une victoire était en fait pour les Ukrainiens une défaite de leurs aspirations à la libération.

Pour l’église russe, la sacralisation de la bataille de Poltava se poursuit encore aujourd’hui. L’Église ukrainienne, par contre, n’a jamais reconnu l’anathème contre l’hetman Mazepa et continue de prier pour lui.

Les régimes tsariste, soviétique et russe actuel ont ouvertement instrumentalisé la religion pour leurs propres besoins. C’est le tsar russe Pierre Ier, dit Pierre le Grand, qui a lancé la commémoration annuelle de cet événement. En plus des célébrations laïques de la cour, la mention de « Victoire de Poltava » fut systématiquement incluse dans les célébrations depuis les années 1780, sous le règne de Catherine II, qui se positionnait comme l’héritière idéologique de Pierre.

Le calendrier ecclésial permet de reconstruire l’idée de « haute » culture religieuse. De cette manière, l’élite ecclésiale a diffusé une certaine « idéologie confessionnelle ».

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Maksym Yaremenko, sur la base des innovations synodales du calendrier de 1798, ne cite que trois commémorations (à comparer avec les livres de mois de Kyiv de 1681) pratiquées à la fois à Moscou et à Kyiv. Le reste des jours de fêtes moscovites – il s’agit des 19 fêtes russes supplémentaires – ont été incorporées progressivement et de manière incohérente dans les fêtes ukrainiennes, ce qui indique que les modèles moscovites ont été suivis de manière sélective.

Par exemple, à Kyiv, on ne partageait pas le culte moscovite de l’icône de la Mère de Dieu de Kazan, considérée comme le sanctuaire ancestral de la maison royale des Romanov. De plus, l’auteur conclut que c’est le calendrier de Kyiv qui a parfois stimulé l’enrichissement du calendrier de Moscou, et non l’inverse.

Comme le note Maksym Yaremenko, l’attention portée au passé impérial, à l’époque de la création de l’Église impériale, apporte certaines réponses aux questions actuelles sur l’idéologie russe avec son appel à l’image d’Alexandre Nevski (le prince de Novgorod, Pskov et Vladimir à l’époque) du XIIIe siècle, considéré comme le patron céleste de Saint-Pétersbourg), et l’église au service de la propagande.

Il est aussi intéressant de comparer les livres de mois orthodoxes de Kyiv avec les livres de l’Union de Potchaïv, également du XVIIIe siècle. Dans les calendriers Potchaïv, produits dans les terres ukrainiennes occidentales (région actuelle de Ternopil), les saints russes sont complètement absents, même ceux qui étaient honorés à Kyiv à l’époque du métropolite Petro Mohyla (XVIIe siècle). Dans le même temps, il n’y a pas de fêtes purement de Kyiv dans les calendriers de Potchaïv, en l’honneur des ascètes des grottes de Kyiv et des événements et personnages médiévaux de Kyiv qui ont été inclus dans les listes de la Laure au XVIIIe siècle.

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L’étude prouve de manière convaincante qu’il n’existait pas d’espace russe « commun » qui couvrirait également le territoire de l’Ukraine moderne : même après une longue coexistence avec l’empire, les représentants de la culture religieuse ukrainienne sur le territoire de l’ancienne métropole de Kyiv célébraient les fêtes et nommaient les enfants selon leurs propres coutumes, qui différaient considérablement des pratiques de Moscou.

Le scientifique Maksym Yaremenko affirme que les tentatives des autorités russes d’instrumentaliser la religion pour atteindre leurs propres objectifs d’assimilation n’ont pas eu seulement lieu au cours des vingt dernières années, mais bien plus tôt, il y a au moins trois siècles. Comme le note le chercheur, la hiérarchie des fêtes qui existait au niveau des élites de Kyiv au XVIIIe siècle prouve que cette vision était beaucoup plus proche de Potchaïv, c’est-à-dire des pratiques religieuses ukrainiennes occidentales, que des livres de mois de Moscou. Même lorsqu’ils se sont retrouvés pour la première fois sous protectorat, puis après la liquidation de l’Hétmanat et les divisions de la Rzeczpospolita, faisant partie de la Moscovie, les Ukrainiens ont continué à préserver leur identité, incarnée dans les fêtes religieuses.