Le débat actuel sur la culture russe, qui n’a pas réussi à remplir sa mission d’humanisation de la vie publique et qui a donc fait faillite, s’applique aussi, dans une large mesure, à la sphère religieuse, ou plutôt à l’orthodoxie russe. Cette culture elle-même a toujours été fière de son enracinement dans l’expérience religieuse. Bien que seul un petit pourcentage de Russes (2-4%) puisse être considéré comme des « croyants pratiquants » et que cette pratique se limite le plus souvent à visiter les églises lors des grandes fêtes ou à plonger dans un trou de glace à l ‘Épiphanie, plus de 65% de la population en Russie déclare son affiliation à l’Église orthodoxe russe (EOR). Ses prétentions au statut de plus grande Église orthodoxe du monde reposent sur ce chiffre et, ce qui n’est pas moins important, sur le fait qu’elle possède en Ukraine le plus grand réseau de paroisses enregistrées. L’Église orthodoxe russe garde généralement le silence sur le nombre de ses fidèles en Ukraine, car les sondages d’opinion montrent que la plupart des orthodoxes ukrainiens n’appartiennent pas au patriarcat de Moscou.
Le niveau de confiance dans à l’EOR au sein de la société russe coïncide approximativement avec le nombre de personnes qui déclarent y être affiliées. En avril 2022, ce niveau est de 66%, tandis que 54% font confiance au patriarche (en mars 2020, 53% faisaient confiance à l’EOR, et 39% au patriarche, ce qui peut indiquer une corrélation entre cette confiance et le soutien russe à la guerre contre l’Ukraine), indique la Fondation Obshchestvennoe mnenie (Opinion Publique). Même si, bien sûr, il y a ici quelques déviations, puisque tous les chrétiens orthodoxes ne font pas confiance à l’EOR, et que certains de ceux qui ne se considèrent pas comme ses fidèles, au contraire, le font. Il n’est donc pas surprenant que, en proclamant la reconnaissance de « l’indépendance » des soi-disant « République populaire de Louhansk » et « République populaire de Donetsk », le président de la Fédération de Russie n’ait pas manqué de mentionner le facteur religieux, puisque l’orthodoxie reste un facteur de mobilisation important dans la société là-bas, indépendamment de ce que les Russes ordinaires mettent dans ce concept.
Amis de Dieu
Quant à la profondeur de la compréhension de leur foi, la plupart des orthodoxes de Russie sont incapables d’en exposer correctement ne serait-ce que les principes de base. Dans un sondage réalisé par la Fondation pour l’opinion publique en 2016, 69 % des Russes orthodoxes étaient enclins à croire que le Saint-Esprit vient du « Père et du Fils », comme cela sonne dans le Credo de l’Église catholique, et non « du Père », comme le souligne l’Église orthodoxe. Et selon le centre analytique Levada (organisation non gouvernementale russe indépendante de recherches sociologiques et de sondages – ndlr) en 2017, seul un tiers des Russes orthodoxes étaient sûrs de l’existence de Dieu. Il ne s’agit là que de quelques données qui indiquent un niveau d’éducation religieuse extrêmement bas. Cependant, ce ne devrait pas être déroutant, car pour la plupart des Russes, être orthodoxe et être russe, c’est à peu près pareil. Depuis longtemps l’orthodoxie en Russie a été plus une auto-identification ethno-culturelle qu’une identification religieuse.
La fusion du religieux et de l’ethnique n’est pas un phénomène unique, car on la retrouve dans de nombreuses nations, y compris chez les Ukrainiens ou les Polonais. Cependant, l’orthodoxie russe présente certaines particularités. Dans les années 1920, le prêtre orthodoxe russe Pavel Florensky écrivait que les Russes ont « une croyance secrète ou explicite que le peuple russe en lui-même, en plus de son exploit spirituel, en vertu de ses caractéristiques ethniques, est un peuple chrétien naturel, particulièrement proche du Christ et de sa famille… Et, comme toujours, la familiarité avec les nobles implique l’arrogance et le mépris des autres peuples – non pas pour telle ou telle qualité négative, mais pour leur essence même. »
Depuis lors, peu de choses ont changé. Il est probable que c’est sous cet angle que le parachutiste de Pskov, dont l’unité militaire est placée sous la tutelle du « confesseur de Poutine », le métropolite Tikhon Shevkunov, regarde le monde. Pour lui, la religion ne relève pas d’un choix moral personnel, mais de l’appartenance à une nation qui, « en vertu de ses caractéristiques ethniques, est un peuple naturellement chrétien, particulièrement proche du Christ. »
Nous pourrions rappeler ici que même dans les cercles catholiques polonais, il y a eu pendant longtemps une idée populaire selon laquelle, grâce à sa souffrance, « Polska jest Chrystusem narodów » (« La Pologne est le Christ des nations »). Cependant, contrairement au catholicisme polonais, où cette idée est restée au niveau de la « piété populaire », et des théologiens moraux comme le Pape Karol Wojtyla l’a critiquée, en Russie l’idée d’elle-même en tant que « nation porteuse de Dieu » a pris des racines beaucoup plus profondes et est souvent articulée par les plus hauts hiérarques de l’Église orthodoxe russe.
« Spiritualité russe particulière »
Le cœur de ce problème réside dans la compréhension de l’essence de la vie chrétienne par l’orthodoxe russe moyen. Tout d’abord, la théologie byzantine est trop complexe pour le croyant moyen, et les dirigeants de l’Église orthodoxe russe accordent trop peu d’attention à la catéchèse et à l’éducation religieuse. Selon l’abbé Peter Meshcherinov, théologien orthodoxe russe contemporain, le mode de vie orthodoxe est constitué à 80 % de culte. Ce qui, en général, n’est pas mauvais. Le problème est que l’Église orthodoxe russe croit que la participation à un service divin est en soi capable d’amener une personne à la vie en Christ et de la rendre moralement parfaite.
Viktor Zhivov, professeur à l’Université de Berkeley, qui a fait des recherches sur l’histoire de la compréhension du salut, du péché et des pratiques de repentance dans la société russe, a noté que pour les orthodoxes en Russie, le salut ne dépendait pas de la justice individuelle, mais concernait l’ensemble du peuple orthodoxe. Son essence était la transformation progressive du monde à travers la diffusion du cosmos liturgique vers l’extérieur. Depuis, la liturgie byzantine avec tout le mobilier de l’église, comme le croient les orthodoxes, représente le royaume des cieux sur terre. Mais ce n’est pas comme ça que ça « fonctionne ». Comme le dit le père Meshcherinov, qui a consacré trente ans à la pastorale et à la catéchèse dans l’Église orthodoxe russe, » il est extrêmement difficile, presque impossible de « percer » vers le Christ vivant à travers le rite. » Si nous parlons de la dimension sociale, si la transformation du monde n’a vraiment eu lieu qu’en raison de la permanence (et pour la majorité, cela y ressemble) de nombreuses heures de liturgies, nous aurions vu une civilisation florissante de Belgrade à Vladivostok, dans laquelle il y aurait le respect de la dignité humaine et d’autres principes évangéliques de coexistence des personnes.
Au lieu de cela, la réalité reste telle qu’elle est. Certains fuient cette réalité en essayant de styliser leur vie à la « sainte Russie », en se couvrant d’icônes et de lampes, et en consacrant tout leur temps libre à d’interminables pèlerinages à la recherche de dopamine, confondant celle-ci avec la grâce. D’autres supportent le contraste entre la réalité grise et souvent cruelle et les services émotionnellement élevés, concluant : « Plus c’est mauvais sur Terre, mieux ce sera en haut.»
De telles perceptions de la réalité sont manichéennes : le monde est mauvais et on ne peut rien y faire. Il ne leur vient pas à l’esprit que cette réalité peut changer si la religion ne reste pas au niveau du rituel, mais est une source d’action morale et de responsabilité. L’Église russe, qui est fortement liée au pouvoir de l’État, n’a pas développé de doctrine sociale qui pourrait guider ses fidèles pour changer la réalité pour le mieux. Par conséquent, nous ne devons pas être surpris par les déclarations des propagandistes russes qui convainquent leur public qu’il n’y a rien de mal à la guerre nucléaire, car les Russes iront au paradis, et pas là où tout le monde va. Probablement, aux yeux d’un Russe orthodoxe, c’est un bon scénario.
L’âme russe est prise en tenaille entre la religiosité et la réalité, et en elle réside aussi le mystère de sa « largeur », que l’Occident a tant essayé de résoudre. L’énigme de cette amplitude réside dans le fait qu’un Russe peut rester debout pendant des heures de services dans une église semi-obscure, saturée de l’odeur des cierges et de l’encens, se prosterner jusqu’à l’oubli, et après quelques heures dans une stupeur éthylique courir après un voisin avec une hache.
Selon la juste observation d’Alain Besançon, les services orthodoxes créent l’illusion d’une implication dans un ordre de choses supérieur. En assistant à un service divin, un Russe « se dissout dans la splendeur de la liturgie » et « croit en ce qu’il est, dont il joue le rôle ». Mais quand les émotions passent, il fait face à la réalité et les problèmes commencent parce qu’il manque « d’habitus » (En sociologie, un habitus désigne une manière d’être, une allure générale, une tenue, une disposition d’esprit… Source Wikipédia – ndlr) ou qu’il a développé des qualités morales et des habitudes. Dans un état d’exaltation émotionnelle, il peut commettre des actes incroyables pour « plaire à Dieu », mais il n’est pas capable de vivre ainsi tous les jours. Il s’agit en fait de la fameuse « spiritualité spéciale russe », qui a été plus d’une fois louée dans la littérature et qui continue de fasciner de nombreux étrangers.
Au service de César
Outre les spécificités de l’orthodoxie russe au niveau personnel, il existe également une dimension institutionnelle. L’EOR moderne est l’enfant de deux parents : l’Orthodoxie de l’Empire russe des XVIIIe-XIXe siècles et l’Église qui existait à l’époque soviétique. L’orthodoxie de Moscou n’a jamais connu la tradition de séparation des pouvoirs séculier et ecclésiastique, mais c’est aux XVIIIe et XIXe siècles qu’elle est essentiellement devenue une partie de l’appareil d’État. Avec «l’autocratie» et la «nationalité», l’orthodoxie était l’un des éléments clés de la formule d’Uvarov pour cimenter l’empire au XIXe siècle. Et l’Église russe accomplissait très fidèlement la fonction que lui avait assignée le tsar.
Cependant, tout empire a besoin de religion. Et Staline, qui en 1943 a permis la renaissance de l’Église orthodoxe russe, a également compris son puissant potentiel de mobilisation. Le patriarcat, pour sa part, n’est pas resté débiteur. C’est dans les premières années d’après-guerre que le « Journal du Patriarcat de Moscou » était rempli d’articles sur une nouvelle ère dans l’histoire de l’Église orthodoxe russe, et le métropolite Veniamin Fedchenkov a même demandé rhétoriquement sur les pages de ce journal officiel : « … le chef de l’Église, le Seigneur Jésus-Christ, n’a-t-il pas déplacé son centre à Moscou ? Le premier trône n’est-il pas destiné à accomplir l’ancienne prophétie du moine Philofei : « Moscou est la troisième Rome » ? Peu importe que cette « prophétie » ait été trouvée dans la lettre du moine Philofei, qu’il a adressée au prince de Moscou avec une demande d’éradiquer un certain nombre de problèmes dans l’église, en particulier pour lutter contre l’homosexualité dans les monastères de la « Sainte Russie ».
La période soviétique, malgré les purges des années 1920 et 1930, a laissé une empreinte puissante sur l’identité et le caractère de l’EOR. C’est au cours de cette période que l’EOR est devenue une « puissance douce » ou «soft power» de l’influence de Moscou sur la scène internationale. Sous le slogan de « lutte pour la paix », ses représentants, avec la permission et sous le contrôle des services secrets soviétiques, participaient à toutes les réunions et organisations œcuméniques internationales possibles. Leur présence à ces forums garantissait que toute déclaration ou initiative ne critiquerait pas la politique de l’URSS. La vie interne de l’Église orthodoxe russe était également sous le contrôle étroit du KGB et avec l’aide d’un vaste réseau d’agents issus du clergé lui-même, notamment du haut clergé. Dans les dernières années de l’existence de l’URSS, les dirigeants de l’EOR espéraient que l’élite politique moscovite, afin de préserver l’État, s’appuierait sur l’orthodoxie comme une force capable, selon eux, de remplacer l’idéologie communiste en faillite et de donner un nouveau souffle à l’empire.
Par conséquent, pour les dirigeants de l’Église orthodoxe russe, l’effondrement de l’URSS n’était pas moins une tragédie que pour leurs conservateurs du KGB. Quelques jours avant la signature de l’accord de Bialowieza, le synode de l’Église orthodoxe russe a comparé l’effondrement de l’Empire soviétique à celui de 1917 et a souligné que l’indépendance politique des anciennes républiques ne devait pas porter atteinte à l’unité du patriarcat de Moscou. Au cours des années suivantes, ses dirigeants se sont vantés à plusieurs reprises d’être ceux qui avaient réussi à préserver un « espace spirituel unifié » même après les événements de 1989-1991. Au fil du temps, ce mythologème (Élément de base commun à plusieurs mythes ou encore la plus petite unité signifiante d’un mythe – ndlr) de «l’espace uni» est devenu la base de l’idéologie du «monde russe», ou plutôt de sa version orthodoxe.
Mysticisme du « monde russe »
Il faut dire que le « monde russe » est un concept assez souple, car il devait couvrir une population hétéroclite de plusieurs millions de personnes : des travailleurs migrants d’Asie centrale aux professeurs des départements d’études slaves des universités occidentales. Dans le cas de l’Ukraine, c’est le patriarcat de Moscou qui s’est chargé de l’affaire. À voir la ferveur avec laquelle le patriarche Kirill a tenté de promouvoir le « monde russe », il ne s’agissait pas pour lui d’un simple ordre de l’État, mais aussi de son initiative personnelle. Il a participé activement au développement de cette idéologie alors qu’il était encore métropolite de la ville de Smolensk et de Kaliningrad et chef du département des relations extérieures de l’Église du Patriarcat.
C’était le département qui était responsable des tâches spéciales à l’étranger à l’époque soviétique. Après son élection comme patriarche, il a immédiatement placé l’Ukraine au centre de ses activités et a effectué plusieurs visites dans différentes villes de l’ouest et de l’est de l’Ukraine, au cours desquelles il a inlassablement prêché la nécessité de préserver et d’approfondir l’unité de la « Sainte Rus. » Le titre de son livre « Sept mots sur le monde russe », qui est une allusion aux sept dernières paroles du Christ sur la croix, montre que pour lui cette idéologie est presque mystique. Pour des raisons évidentes, il a donné à l’Ukraine un rôle spécial dans le « monde russe ». Selon le patriarche, c’est ici que le « monde russe » est né, et c’est ici que la dernière bataille pour son avenir se joue. À la lumière de ces éléments, on peut mieux comprendre la logique de son sermon du dimanche du pardon 2022, dans lequel il a assimilé la guerre russe contre l’Ukraine à la lutte du bien contre le mal, qui a un aspect non seulement physique mais aussi métaphysique.
Cependant, toute cette rhétorique n’est qu’une enveloppe extérieure ou plutôt un emballage pseudo-religieux. Si nous nous tournons vers les textes de l’un des idéologues du « monde russe » issu du milieu de l’Église orthodoxe russe, Alexandre Chtchipkov, chef adjoint du département synodal pour les relations entre l’Église, la société et les médias, et en même temps actuel conseiller d’État de la Fédération de Russie de 3e classe, tout semble beaucoup plus prosaïque et moins mystique. L’activité de M. Shchipkov, qui a été l’éditeur du livre du patriarche Kirill mentionné ci-dessus, et sa position dans la structure du patriarcat de Moscou, en disent long sur les idées que l’Église orthodoxe russe tente de diffuser à ses fidèles et aux citoyens de la Fédération de Russie.
Il n’est pas facile de se frayer un chemin dans ses constructions verbeuses complexes, mais dans le résidu sec, le « monde russe » apparaît pour lui comme la réincarnation du vieux chauvinisme et de l’impérialisme russes, dans lesquels l’expérience de l’URSS a été intégrée. Pourquoi cela s’est-il produit ? Selon Shchipkov, le « soviétique » est le même « orthodoxe » et « vieux russe », mais raconté dans un langage séculier, c’est-à-dire une tentative de traduire le « code évangélique » dans le langage séculier de la « justice sociale ». « L’ukrainisme », en revanche, est à ses yeux une tentative « de priver le monde russe dans son ensemble de légitimité et de subjectivité historique. »
L’intégration de l’expérience de la période soviétique dans le projet orthodoxe du « monde russe » est une nuance très importante. Puisqu’il a permis à l’EOR, à l’unisson avec les dirigeants politiques de la Fédération de Russie, de promouvoir, par exemple, le culte de la « Victoire », qui a culminé avec la consécration de la principale église des forces armées russes près de Moscou. Au cours des siècles passés, les peintures des temples étaient considérées comme la Bible des analphabètes, car elles représentaient les principaux personnages de l’histoire biblique et les principaux récits évangéliques. Selon ce principe, les mosaïques monumentales de la principale église militaire de l’Église orthodoxe russe ressemblent à la Bible du « monde russe ».
Ces peintures glorifient les faits d’armes des troupes russes et soviétiques, les « petits hommes verts » qui ont pris part à l’occupation de la Crimée, à côté – les visages joyeux de gens et de slogans « pour toujours avec la Russie », et tout cela faisant partie de l’espace sacré et consacré de l’église. Sur le parachutiste lambda de Pskov, cet espace du temple et de la liturgie à la « russe », qui devrait s’étendre au-delà des murs du temple, a sans doute un impact émotionnel puissant.
Par conséquent, lorsque ce parachutiste a tiré sur des civils puis a fouillé Bucha à la recherche d’un téléviseur plasma, sa conscience était tranquille. Son idée du christianisme ne va pas au-delà du rituel. Et après de nombreuses années de propagande du « monde russe », qui est entrée dans sa conscience sous des formes moins raffinées que celles exposées dans les textes de Shchipkov, il est convaincu qu’il se bat pour une cause bonne et sanctifiée. S’il ressent plus tard un vague sentiment de déclin moral, il peut toujours se rendre au temple principal des forces armées russes, voir ses prédécesseurs sur les murs et être sûr qu’il y sera honoré lorsqu’il terminera sa vie terrestre. Et il n’y a rien de plus dont un « guerrier orthodoxe » puisse rêver.