Le mystère du tombeau du légendaire métropolite kievien Raphaël Zaborovsky

Histoire
19 janvier 2024, 09:54

Malgré la guerre, les scientifiques ukrainiens travaillent sur des sujets aussi inattendus, à première vue, que l’étude des tombes de saints. Dans cet article, un scientifique, chef du musée de l’église Saint-André de la zone nationale de conservation de Sainte-Sophie de Kyiv, parle de son travail sur la tombe du légendaire métropolite de Kyiv Raphaël (1731-1747).

Depuis dix ans, en tant qu’historien, je travaille sur des sujets liés au saint métropolite de Kyiv, Raphaël (1731-1747). Cependant, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un jour, je devrais le « regarder dans les yeux ». Littéralement.

Portrait du métropolite Raphaël (Zaborovsky) de Kyiv. 19ème siècle (?). Toile, huile

Ce qui s’est passé à la cathédrale Sainte-Sophie le 19 mai 2022 ne peut être qualifié que de miracle. Au cours d’une opération de restauration de routine de sa tombe, les archéologues et les restaurateurs de la zone nationale de conservation de Sainte-Sophie de Kyiv ont vu le crâne et les ossements de l’archipasteur.

Sondage de la tombe du métropolite Raphaël de Kyiv. Photo prise le 19 mai 2022

Le plus étrange, c’est que, selon la documentation des années 1970 conservée dans le musée, les restes du métropolite auraient été « recyclés », c’est-à-dire incinérés parce qu’ils n’avaient aucune valeur scientifique du point de vue des experts des musées de l’époque soviétique. Mais Raphaël gisait là, dans la tombe…

Nous avons passé des heures à regarder la photo prise par les archéologues, sur laquelle le crâne du métropolite, parfaitement conservé, brille sous le coffrage en bois effondré de la tombe, avec ses globes oculaires sombres et une dentition encore en assez bon état. De mystérieux processus microbiologiques dans la tombe ont rendu le crâne du saint métropolite huileux. Il était déjà saint.

Le fait est que peu de temps après le sondage du tombeau, le métropolite Épiphane de Kyiv a visité la crypte souterraine de la cathédrale Sainte-Sophie, où repose le métropolite Raphaël. Face à la tombe, Le Bienheureux a ordonné de mettre en place une commission ad hoc chargée d’examiner la question de la canonisation de Raphaël (Zaborovsky). Sa glorification solennelle en tant que saint a eu lieu le 27 juillet dernier, dans la cathédrale Sainte-Sophie.

Lire aussi:   L’histoire de l’Eglise gréco-catholique : retour sur le temps des catacombes  

Je me souviens ce que j’ai ressenti lorsque pour la première fois j’ai « regardé droit dans les yeux » le saint Raphaël. Il avait la réputation d’un métropolite coriace, qui tenait la discipline du séminaire de Kyiv d’une main de fer. Sa tolérance zéro du péché entraînait souvent des châtiments corporels sévères contre les serviteurs de Dieu. Même les supérieurs n’étaient pas à l’abri des coups de fouet en public ou de la mise « aux fers » dans les cachots du monastère de Sainte-Sophie. Le revers de la médaille, c’est que le métropolite était encore plus sévère contre lui-même, il s’épuisait dans la fréquence des services religieux, malgré une maladie chronique des jambes, et dans une effervescence active 24h/24 pour promouvoir l’éducation ecclésiastique (Raphaël en personne passait à l’examen chaque prêtre avant que celui n’accepte sa paroisse), et s’engager dans la vie civile.

Quand j’ai vu Raphaël, la première chose qui m’a frappé, ce fut sa taille. Imaginez la personne qui a contribué à créer la « face architecturale » de Kyiv à l’époque baroque, tout autant qu’un autre grand mécène, Hetman Ivan Mazepa. Bien qu’en termes de contribution au développement de la ville, le métropolite Raphaël soit pour les Ukrainiens ce que le baron Haussmann est pour les Français, le nom de Raphaël est sans conteste moins connu de l’Ukrainien lambda. Pour vous expliquer en deux mots qui est Raphaël, je suggère une expérience imaginaire.

Raphaël et la face architecturale de Kyiv

Imaginez que vous traversez le Dnipro en métro et que depuis la fenêtre de la rame vous observez la magnifique vue de la rive droite de Kyiv. L’église de Saint-André est juste devant vous, érigée au milieu du XVIIIe siècle. Le 9 septembre 1744, c’est le métropolite de Kyiv Raphaël (Zaborovsky) qui a sacré le lieu où l’église a été construite. Vous voyez également le clocher haut d’une centaine de mètres du monastère de Kyiv-Petchersk. Il a été construit par l’architecte allemand Johann Gottfried Schädel entre 1731 et 1745, à l’époque où Raphaël présidait la chaire de métropolite. Pendant des siècles, ce paysage inchangé s’est ancré dans la conscience publique telle une image de la capitale ukrainienne.

L’église de Saint-André. Carte postale qui date de 1888

Mais continuons notre voyage imaginaire. Le Dnipro reste derrière et nous nous retrouvons dans la « Ville basse » (quartier du Podil). Voici l’ensemble architectural de l’Académie Kyiv-Mohyla. Le métropolite Raphaël a également pris part à l’aménagement de son bâtiment principal du XVIIIe siècle (« Bâtiment ancien de l’Académie »). Sur son ordre, l’architecte Schädel a érigé le deuxième étage du bâtiment, où se trouvait la salle de congrégation, et l’église de l’Annonciation a été construite à côté. En remontant la descente Andriivsky jusqu’à la « Ville Haute », vous verrez l’ensemble architectural du monastère Sainte-Sophie, entouré de murs épais. La construction des murs de Sainte-Sophie a été achevée à l’époque du métropolite Raphaël. Ainsi que la reconstruction du clocher du monastère, en 1744-1748. On va voir ce qu’il y a derrière les murs du monastère ?

l’Académie Kyiv-Mohyla. Photo: https://7chudes.in.ua/

En face de l’entrée principale de la cathédrale Sainte-Sophie se dresse le majestueux bâtiment métropolitain, qui fut jusqu’en 1918 la résidence principale des métropolites de Kyiv (aujourd’hui la maison-musée du métropolite). Au XVIIIe siècle, ce palais connut deux grandes périodes de travaux. Traditionnellement, les chercheurs associent le début de sa construction à l’archevêque Varlaam Vanatovych (1722-1730), qui présidait la chaire de Kyiv. À cette époque, le palais n’avait qu’un étage, mais le deuxième fut achevé pendant le mandat du métropolite Raphaël (1731-1747) à la chaire de Kyiv. Les historiens supposent qu’un allié de Raphaël (Zaborovsky) — l’architecte allemand mentionné ci-dessus Johann Gottfried Schädel — a participé à sa conception.

La construction de la porte d’entrée ouest de la cour de Sainte-Sophie en 1746 – la célèbre porte Zaborovsky – est également associée au nom de Schädel. Son nom est révélateur. L’idée de la construction appartenait au métropolite Raphaël, qui de cette manière a achevé l’ensemble de sa résidence.

La célèbre porte Zaborovsky. Photo: Wikipedia

Quiconque pénètre dans la cathédrale Sainte-Sophie elle-même voit tout de suite l’iconostase baroque dorée avec sa porte royale en argent. Lors de sa visite à Kyiv en 1744, l’impératrice russe Yelizaveta offrit à Raphaël Zaborovsky 1 500 impériaux d’or (« chervonets »). C’est cet argent qu’il a utilisé pour aménager la majestueuse iconostase.

Cependant, la joie du matin après cette « rencontre » avec une personnalité aussi importante que le métropolite Raphaël était ternie par une angoisse du soir. Pour lui, la nuit est un moment spécial. Les rêves nocturnes étaient un domaine mystique où il agissait comme un maître miraculeux.

Rêves mystiques

Le métropolite Raphaël décède le 22 octobre 1747. Selon le témoignage de son premier biographe et témoin de ce triste événement, Yakov Voronkovskyi (1726-1774), « pendant 39 jours, le corps intact du métropolite Raphaël reposa dans un cercueil ouvert qui se dressait au milieu de l’église Saint-Sophie », après quoi il fut transféré dans la crypte souterraine de la cathédrale Sainte-Sophie, « où il demeure indemne ». Ainsi, le corps intact de saint Raphaël fut exposé au public pendant près de cent ans – jusqu’à ce que son cercueil soit muré en 1824.

Le miracle des reliques indemnes de Raphaël a donné lieu à un culte populaire du métropolite, qui n’a pas été affecté même par l’emmurement de l’entrée de la crypte souterraine avec la tombe au milieu du XIXe siècle. Des croyants en masse ont commandé des services commémoratifs pour le métropolite Raphaël à Sainte-Sophie. Les fidèles espéraient son aide et faisaient appel dans leurs prières au pasteur défunt, qui n’était même pas canonisé par l’Église. Et il les aidait. Les croyants guéris par Raphaël retournaient à la cathédrale Sainte-Sophie ou y écrivaient des lettres.

Lire aussi:   La Laure de Kyiv retrouve le silence et la grâce en fermant la parenthèse pro-russe  

À partir de ces récits des croyants et de leurs lettres, des miracles ont été décrits dans un manuscrit que tenait le serrurier et archiprêtre du temple Mykola Ogloblin (1807-1877), intitulé Le récit des guérisons dans la cathédrale de Kyiv-Sophie… Ce manuscrit s’est perdu, ce qui fait que les informations sur les miracles de Raphaël sont très fragmentaires et incomplètes. Mais tous les miracles actuellement connus du saint étaient liés par une chose : des rêves mystiques. C’est là que le saint apparaissait aux demandeurs. Au milieu des fantasmes des rêves baroques colorés, Raphaël a toujours été laconique. « Cela suffit d’être malade », aurait-t-il dit à l’archiprêtre malade de Kyiv, qui ordonna des services commémoratifs près de sa tombe dans la cathédrale Sainte-Sophie. Ce rêve aurait été suffisant pour que le lendemain matin, l’archiprêtre se réveille en parfaite santé et vienne lui-même à la cathédrale Sainte-Sophie pour raconter le miracle.

Les années ont passé… Les récits à propos de la sainteté de Raphaël se sont répandus dans tout Kyiv et bien au-delà. En fin de compte, dans les « Guides » des sanctuaires de Kyiv, qu’on imprimait massivement dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, le tombeau de Raphaël dans la cathédrale Sainte-Sophie était désigné comme un véritable sanctuaire. Il est intéressant de noter qu’après les services commémoratifs dans la crypte du métropolite miraculeux, les personnes principalement guéries étaient celles qui avaient de la fièvre.

« Humble patron en soutane »

Je n’ai trouvé aucune information sur le culte de Raphaël (Zaborovsky) après l’établissement du pouvoir soviétique à Kyiv (1918). Pour autant, sa personnalité n’a pas été oubliée. De manière inattendue, il a été repris dans le domaine littéraire. Son image et le patrimoine architectural de Kyiv de son époque sont devenus la pierre angulaire de la correspondance intitulée « Discussion poétique » des poètes ukrainiens Mykola Zerov et Mykola Bajan.

C’est au leader des néoclassiques ukrainiens, Mykola Zerov, que l’on doit la brillante image littéraire du métropolite. Il a été représenté dans le sonnet « La porte Zaborovsky » (1930), qui est devenu une sorte de réponse de l’auteur au poème « Bâtiments » de Mykola Bajan (1929) :

Non, pas l’Hétmanat vêtu et bien nourri,
Ni gaillard – le colonel ventru, –
La ville était érigée pour charmer les gens par
l’humble patron en soutane.
Il a pu,
couvrir la colline en or et écarlate.
Il aimait la science et sa pure lueur, il consacrait ses idées aux écoles
et était une source de lumière généreuse.

Trésor

La cathédrale Sainte-Sophie de Kyiv est devenue un musée en 1934. Deux ans plus tard, des fouilles archéologiques ont commencé dans le monastère, au cours desquelles des scientifiques soviétiques ont découvert une crypte en bois – l’entrée de la crypte souterraine où reposait le métropolite Raphaël. L’archéologue Theodosius Movchanivskyi (1899-1938) était destiné à « déranger » le pasteur qui y gisait.

Teodosiy Mykolayovych Movchanivskyi. Photo des années 1930

Un groupe d’archéologues dirigé par Movchanivskyi a ouvert le tombeau en brique du métropolite Raphaël le 19 novembre 1936. Le fait de l’ouvrir permet de « regarder » à l’intérieur avec eux : « Après avoir retiré le couvercle du cercueil, les restes du squelette ont été retrouvés dans des vêtements épiscopaux traditionnels, et parmi les vêtements, les parties exposées étaient les os faciaux et ceux des mains. Sur le crâne était une mitre faite d’un morceau de tissu avec des séraphins brodés de fils d’argent et une croix en métal-plastique décorée de cristaux. Près des mains se trouvaient deux croix de cyprès sculptées (XVII-XVIII siècles), l’une avec un manche en bois, l’autre sur un ruban de soie. Les restes de deux croix en bois ont également été retrouvés aux pieds de la sépulture. De plus, de nombreux morceaux de cuir de chaussure ont été retrouvés aux pieds de la sépulture… »

Mitre de Saint Raphaël Zaborovsky. La première moitié du XVIIIe siècle. Velours, broderies, collier, franges. Réserve nationale « Sainte-Sophie de Kyiv ».

Tous les objets trouvés dans la tombe ont été saisis et transférés dans les réserves. Conformément aux documents, les archéologues ont pris « un crâne avec une mitre » et « les os du squelette les mieux conservés » de la tombe de Raphaël. La raison pour laquelle les archéologues ont retiré la mitre en morceau de la sépulture du métropolite miraculeux avec son crâne pourrait être l’impossibilité de les séparer dans la crypte sans procédures spéciales – le tissu de la mitre était littéralement collé à la tête du saint.

Sur la photo : Un fragment du couvercle supérieur du cercueil de Raphaël Zaborovsky avec ses armoiries spirituelles. 1747 année. Bois, velours, pose. Réserve nationale « Sainte Sophie de Kyiv »

Jusqu’à récemment, on croyait que le crâne et les ossements du métropolite Raphaël, extraits du tombeau, n’avaient été conservés dans les fonds de la Réserve de Sainte-Sophie que jusqu’en 1975. Selon la documentation interne du musée, le 11 octobre 1975, 36 boîtes d’ossements humains découvertes lors de recherches archéologiques à Sainte-Sophie dans les années 1930 avaient été « recyclées » (incinérées) comme n’ayant « aucune valeur scientifique » et constituant une menace « sanitaire » pour les locaux des réserves.

En 2022, le crâne et les os du métropolite Raphaël n’étaient pas répertoriés comme objets stockés dans le département du fonds scientifique de la Réserve nationale « Sainte-Sophie de Kyiv ». L’ensemble des faits cités, étayés par des documents officiels, ne laissaient pas espérer que les reliques de saint Raphaël avaient été conservées à Sainte-Sophie jusqu’à nos jours. Mais le 19 mai 2022, un miracle s’est produit : nous les avons vus dans le tombeau. Comment cela avait-il pu arriver?

Ironiquement, l’archéologue Teodosii Movchanivskyi était issu d’une famille de prêtres. Il avait derrière lui une éducation spirituelle à plusieurs niveaux – il a étudié à l’école théologique d’Ouman, aux séminaires théologiques de Kyiv et d’Odessa. Dans sa jeunesse, Théodose se passionna pour la recherche archéologique, étudia l’histoire du catholicisme en Ukraine et participa à la création de plusieurs musées ruraux. Au moment de l’ouverture du tombeau de saint Raphaël à Sainte-Sophie de Kyiv, il travaillait à l’Institut d’histoire de la culture matérielle de l’Académie ukrainienne des sciences et dirigeait l’expédition archéologique de Kyiv. À mon avis, en 1936, Théodose Movchanivskyi s’est rendu compte qu’il ouvrait la tombe du saint. Je crois qu’une fois les recherches effectuées, ce sont des archéologues eux-mêmes qui ont secrètement remis le crâne et les os du métropolite dans le cercueil et ont muré le tombeau. Deux ans plus tard, Théodose Movchanivskyi a été accusé d’être impliqué dans une « organisation nationaliste antisoviétique », arrêté et fusillé.