Cet article de l’historien Oleksiy Sokyrko a été publié par Tyzhden il y a plus de dix ans, en mai 2011. Mais à présent, le texte a acquis encore plus de pertinence et de valeur. Il s’avère même prophétique. Nous le mettons donc à disposition des lecteurs francophones.
« L’Angola n’est pas l’Angleterre, la Russie n’est pas la Rous’ »
Une bannière confisquée aux aux supporters ukrainiens par la police russe
Les remarques sceptiques sur la possible intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne sont devenues monnaie courante aujourd’hui. Cependant, l’absence de politique occidentale efficace en direction de l’Ukraine n’est pas seulement due à notre faiblesse interne ou à une coïncidence fatale de facteurs géopolitiques. Dans une large mesure, c’est le résultat d’une certaine vision de notre État par l’Occident, qui repose sur plusieurs idées mythologiques concernant l’Ukraine. Ces mythes sont à la base de la conscience des élites politiques et des Européens ordinaires. En d’autres termes, l’Occident a sa propre carte mentale de l’Europe, où l’Ukraine est marquée de la même couleur que la Russie voisine.
Le premier mythe
Une origine commune de la Russie et de l’Ukraine
Il s’agit du résumé le plus simple et le plus général : L’Ukraine et la Russie ont été des parties inséparables d’une seule et même Rous’ (Ruthènie) depuis les débuts de l’existence des États slaves. Et donc cette Ruthènie est le nom originel de la Russie, et l’Ukraine est l’une des régions russes (ruthènes), comme la Sibérie ou la région de la Volga.
Le mythe s’est transformé en une image complète et a été proposé à l’Occident dans la première moitié du XIX siècle, lorsque l’historiographie russe, pour satisfaire les besoins idéologiques impériaux, a « privatisé » l’État de la Vieille Ruthènie, en la transformant en ancêtre de l’État de Moscou, et donc de l’État impérial.
Le mouvement de libération nationale ukrainien, qui avait auparavant utilisé le terme « Rous’ (Ruthènie) », pour désigner l’Etat préexistant à l’Ukraine de manière tout à fait cohérente, s’est trouvé confronté à la nécessité de trouver un nom différent pour se démarquer du russocentrisme moscovite et de la propagande russe. Le choix s’est arrêté sur le mot « Ukraine », bien qu’en fait, tout au long du Moyen Age, les anciens territoires ukrainiens aient été appelés « ruthènes » par les résidents et par leurs voisins.
Ce nom figurait sur toutes les cartes européennes, et l’une des voïvodies ukrainiennes à l’époque de l’État des deux nations polono-lituanien s’appelait Ruske. Au milieu du XVIIe siècle, Ivan Vygovsky a cherché à transformer l’Hétmanat cosaque en Grand Duché de Ruthènie. Les terres ukrainiennes constituaient le noyau territorial de l’État médiéval ruthène, qui avait conquis de vastes territoires d’Europe orientale. Pendant des siècles, la plupart de ces territoires ont fait partie à la civilisation européenne, culturellement et politiquement.
La « Sainte Rous’ » est le concept qui, aux yeux de la société occidentale, constitue l’unité spirituelle de la Russie et de l’Ukraine au niveau de la culture, de la langue, de la structure de l’État et, certes, de l’orthodoxie. L’absence de la distinction entre la Ruthènie et la Russie se manifeste au niveau des événements culturels (par exemple, les expositions et les conférences consacrées à l’art ruthène sont présentées dans un contexte historique russe), et la plupart des centres/départements occidentaux d’études est-européennes se concentrent principalement sur l’histoire ou la culture russo-soviétique. Dans l’intérêt de l’impérialisme soviétique, ces mythes ont été complétés par des images de la Russie, présentée comme « berceau commun de peuples fraternels » et du monde orthodoxe-slave avec ses valeurs distinctes de l’Occident.
Ce mythe semble être le plus persistant et, pour ainsi dire, systémique. Il explique l’état actuel du développement de l’Ukraine et de la Russie, la « communauté » de principes civilisationnels et leurs relations mutuelles (l’inévitabilité de l’intégration et de la coexistence), ainsi que leurs relations avec l’Occident. Peu importe que, en réalité, l’héritage byzantin ait des caractéristiques propres pour la Ruthènie et pour la Moscovie, et qu’il ait connu un développement complètement différent dans chacune des deux cultures : en Moscovie, l’orthodoxie était un dogme qui coupait du reste du monde par un rideau de fer ; en Ukraine-Ruthènie, elle n’était qu’un substrat auquel les influences latines se sont librement mêlées au cours des périodes ultérieures. L’Occident préfère n’y voir que la base d’une Vieille Russie unie et indivisible, mais pas la Vieille Ruthènie.
Même l’orthodoxie apparemment « commune » de la période postmédiévale avait un visage distinct : celle de Kyiv était plus dynamique, plus changeante, en phase avec les influences chrétiennes occidentales, mais sans perdre son identité, tandis que par opposition l’orthodoxie moscovite était inculte, conservatrice, xénophobe, et arrogante. Les élites dirigeantes et leur culture politique se sont également développées de manière très différente: la culture ruthène était basée sur l’État de droit, le respect des différences régionales, tandis qu’à Moscou prévalait la culture autocratique, avec un minimum de libertés et de droits politiques.
Le deuxième mythe
La victoire de la démocratie en Ukraine vaincra l’autoritarisme en Russie
Ce mythe est une sorte de « rêve de Vira Pavlovna » (personnage du roman « Que faire ? » de Tchernychevsky – ndlr) qui considéraient la victoire de la démocratie en Ukraine non pas en termes d’intérêt national ukrainien, mais comme un triomphe des libertés civiles dans la plus grande république de la partie européenne de l’URSS, qui devait conduire à l’effondrement du système communiste. L’opposition actuelle russe professe ce slogan non comme une conviction, mais comme une sorte d’anesthésie psychologique : pour eux, l’Ukraine reste pratiquement la seule scène de présentation parmi les anciennes républiques soviétiques sur laquelle ils peuvent encore projeter leurs slogans, leurs idées et leurs intentions.
L’idéalisation de la victoire de la démocratie dans notre pays a été tellement transmise aux politiciens et à la société occidentale que même les pionniers du programme de Partenariat oriental, élaboré au milieu des années 2000, s’appuyaient sur l’Ukraine comme modèle pilote pour les changements structurels dans l’ensemble de la « jeune Europe », avec une allusion sans équivoque à l’adoucissement du climat politique en Russie.
Cette croyance a été continuellement renforcée par la conviction de l’Occident que les processus politiques en Ukraine et dans la Fédération de Russie sont étroitement liés, ce qui correspond bien au mythe précédent à propos de la soi-disant « similitude » de leur culture politique et de leurs origines étatiques.
Il ne fait aucun doute que l’Occident sera grandement déçu, lorsque de véritables valeurs démocratiques prévaudront dans notre pays tandis qu’elles échoueront en Russie. Le triomphe de la liberté et de la démocratie en Ukraine ne peut que créer l’une des préconditions au changement du modèle politique de la Russie moderne, afin de rendre sa transformation démocratique moins douloureuse. Mais un miracle ne se produira pas, car l’Occident lui-même est bien conscient que dans un pays aussi vaste et mal intégré que la Russie, il est difficile de prédire dans quelle direction les changements sociopolitiques se produiront, catalysés par une corruption profonde, un chauvinisme latent et une économie déséquilibrée.
Par conséquent, la démocratie et la construction d’un État efficace en Ukraine ne doivent pas être considérées comme un outil, mais comme un objectif en soi, dont la réalisation protégera largement l’Occident de changements dramatiques dans la trajectoire du brise-glace nucléaire qui porte le nom de Russie.
Le troisième mythe
L’Ukraine est protégé des scénarios violents
Ce mythe est également un exemple d’une substitution du désir à la réalité. L’apparente nature paisible de l’Ukraine et de ses habitants, l’amorphisme et de la mollesse de sa société et de ses autorités, le caractère pacifique et non agressif des « petits Russes » sont mis en avant. L’évolution des 20 années de souveraineté et d’indépendance semble confirmer cette vision. Le manque de formulation de principes de la construction de l’État et la myopie de l’élite ukrainienne ont donné naissance, au milieu des années 1990, au concept de politique étrangère « multi-vectorielle ». Ce concept a été utilisé parfois jusqu’au ridicule. Les quelques conflits territoriaux avec les pays voisins autour de l’île de Tuzla et l’île aux Serpents étaient de nature locale et ne sont jamais transformés en une confrontation. En politique intérieure aussi, la confrontation a toujours été « douce », sans extrémisme. L’Ukraine soutenait toujours les résolutions pacifiques permettant d’éviter l’effusion de sang. Même la révolution orange de 2004 s’est déroulée pacifiquement, accompagnée de concerts.
Cette vision idyllique ne tient pas compte de nombreux facteurs potentiellement dangereux. Une fois de plus, il ne s’agit pas d’agiter des scénarios de conspiration politiques au sein du pays. La transformation de l’Ukraine en un « point chaud » européen est possible en raison d’une combinaison de facteurs. Le plus grave d’entre eux est la mise en avant de scénarios d’intégration que la Russie pourrait utiliser lorsqu’elle ne sera plus satisfaite du rythme actuel auquel elle impose des fusions économiques, acquiers des marchés et des ressources et impose des prises de contrôle politique. Ceci pourrait conduire à l’utilisation de la force, comme ce fut le cas à l’été 2008, lorsque la guerre russo-géorgienne aurait pu entraîner l’Ukraine, en l’espace de quelques jours, dans une confrontation militaire.
Un autre facteur qui risque de se superposer à la politique étrangère est la radicalisation des sentiments au sein de la société ukrainienne, le mécontentement face à la baisse constante du niveau de vie, à l’inefficacité et la corruption des autorités et à l’absence de perspectives sociales positives. Il est probable ce facteur pourrait devenir décisif et le moins prévisible dans le déroulement d’un conflit de grande ampleur et de longue durée en Ukraine.
Les experts occidentaux n’ont presque jamais pris en compte le fait que l’une des spécificités du développement social de notre pays est la présence d’une classe moyenne viable, porteuse des valeurs de liberté, d’individualisme et d’indépendance économique. À différentes étapes de l’histoire, depuis les Cosaques au début de l’ère moderne jusqu’à la classe moyenne paysanne du XXe siècle (dans les républiques paysannes insurgées de l’est de l’Ukraine, en 1917-1923, ou de l’armée insurrectionnelle ukrainienne), c’est cette classe qui est devenue la force motrice de la résistance à tout ordre extérieur, concernant son destin et celui du pays.
C’est pourquoi presque tous les régimes autoritaires ont cherché détruire la paysannerie ukrainienne, pour assurer leur domination. Mais même dans les périodes les plus difficiles de la domination totalitaire, cette résistance ne s’est pas éteinte. Par exemple, après la terrible famine de 1932-1933, le paysan ukrainien s’est vengé des autorités par une désertion massive en 1941.
La destruction des mythes n’est pas toujours un passe-temps intellectuel, surtout lorsqu’il s’agit de ceux qui motivent l’action des hommes politiques. Il est évident que l’Occident commencera seulement à revoir sa vision déformée de l’Ukraine uniquement quand il percevra le danger réel dû à sa myopie.
« La Russie éternelle »
Le célèbre tableau « La Russie Eternelle » du Ilya Glazunov (1988), a été réalisée pendant la période de dégel de la Perestroika, qui a supprimé la censure. L’ouvrage reflète la vision la plus profonde que la Russie a d’elle-même et de l’Ukraine, imposée à l’Occident. Au premier rang des « Russes éternels » figurent les héros de l’histoire de l’ancienne Rous’ (Ruthènie) et du début de l’Ukraine moderne: de l’apôtre André aux saints nobles princes Boris et Glib (qui ont montré un exemple d’humilité et de non-résistance au mal pour la paix et le bien – ndlr), en passant par le Grand Prince de Kyiv, Volodymyr et le hetman Bohdan Khmelnitski.
Fait intéressant. En 2009, le Premier ministre russe Vladimir Poutine a visité l’atelier du peintre d’Ilya Glazunov et l’a félicité à l’occasion de son 79e anniversaire. L’homme politique a fait remarquer que Boris et Glib sont des saints, mais « il faut se battre pour soi, pour le pays, et ils ont tout abandonné sans se battre ». « Ils ne peuvent pas nous servir d’exemple : ils se sont couchés et ont attendu d’être tués », a déclaré Vladimir Poutine.