Serhiy Yakutovych est un dessinateur illustre qui a su montrer, comme personne d’autre, la composante ukrainienne dans la culture européenne et la part ukrainienne dans la culture de l’Europe.
La famille Yakutovytch est le seul cas dans l’histoire du graphisme ukrainien où, lorsque l’on mentionne le nom d’un artiste, il faut obligatoirement préciser son prénom : Heorhiy Yakutovych – père, Serhiy Yakutovych – fils. La famille unique dans laquelle Serhiy est né et a grandi était liée aux arts visuels, et même leur cercle d’amis le plus proche était presque entièrement composé d’artistes. Mais ce n’est pas seulement l’atmosphère particulière de sa maison et de son enfance, remplie à ras bord d’impressions artistiques, qui a influencé le garçon, dont les premiers dessins d’enfants ont convaincu son père qu’il avait un talent exceptionnel. L’adolescence de Serhiy a été marquée par le tournage du film historique de Paradjanov « Les chevaux de feu » [existe en français], et par son amitié personnelle avec de nombreux acteurs de premier plan. En un sens, il était un visionnaire qui créait des images dans ses compositions graphiques, y compris littéraires, comme s’il projetait des séquences cinématographiques du passé ukrainien.
C’est particulièrement vrai pour tout ce qui concerne la période de Mazepa (l’hetman Ivan Mazepa (1639-1709), chef d’État cosaque – ndlr). Cette époque est devenue un « projet inachevé » pour Sergiy, il y a travaillé pendant des décennies, ajoutant chaque fois de nouveaux événements, de nouvelles intrigues, de nouveaux thèmes et de nouvelles façons de présenter l’héritage disparu. C’est comme si Serhiy luttait contre le destin, menant une guerre non déclarée pour restaurer dans ses dessins les images de l’époque, détruites par les Moscovites, où l’hetman Mazepa a agi pour faire de l’Ukraine un État européen indépendant.
Les mariées, 2005, sur papier, à l’encre. Source: https://yagallery.com/authors/sergij-yakutovich
Dans les années 1990, lorsque l’Ukraine a retrouvé son indépendance, Serhiy, artiste déjà âgé d’une quarantaine d’années, a accepté une résidence d’artiste de plusieurs années à Barcelone. Il a profité de cette occasion pour visiter les musées espagnols et développer une nouvelle optique pour combiner l’art ukrainien et l’art européen. Il cherchait à trouver un certain équivalent visuel dans la représentation des événements et des personnages de l’histoire ukrainienne de cette époque à travers le style, en rapprochant le plus possible les images de nos héros, cosaques, officiers et hetmans de la culture visuelle préservée dans les peintures et les graphiques des grands artistes baroques européens tels que Velázquez, Rubens, van Dyck.
En 1994, il dessine la composition monumentale « Les Hetmans de l’Ukraine », ajoutant un blason stylisé à chaque portrait, réalisé de manière réaliste. Vers 2000, il crée une série de dessins intitulée « Armoiries des villes ukrainiennes »: autour des armoiries officielles, il place des personnages historiques, des bâtiments architecturaux, des objets numismatiques, qu’il complète avec des ornements tirés d’un manuscrit et des motifs de tissage et de broderie du XIXe siècle. Cette dentelle allégorique et symbolique était unie par l’idée de passage par un arc de triomphe, de sorte que l’ensemble du cycle ressemblait à une porte géante menant à un autel invisible. Serhiy Yakutovych a réinterprété l’unité de l’État ukrainien, dont on parlait tant à l’époque, à travers une magnifique iconostase, où les images de bannières, de canons, d’épées, de sabres, de lances et de boucliers sont devenues organiques. Le triomphe de la gloire guerrière dans l’œuvre de Serhiy Yakutovych unit les styles et les époques avec l’idée maîtresse de l’existence de la chevalerie ukrainienne.
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Georgiy et Sergiy Yakutovych, père et fils, ont d’abord travaillé comme dessinateurs de cinéma. Puis chacun d’entre eux a créé des illustrations pour une édition spéciale de livres qui se distinguaient de la version cinématographique. Dans le cas de Georgiy, il s’agit Chevaux de feu de Mykhaïlo Kotsioubynsky en 1967, dans le cas de Sergiy – « Mazepiana » en 2005, « Veillées du village de Dikanka » et « Mirgorod » de Nicolas Gogol en 2009. Ivan Mazepa, dans l’interprétation de Sergiy Yakutovych, est devenu beaucoup plus jeune, mature et charmant, donnant à comprendre dont l’admiration dont il a fait l’objet de la part de George Byron, Victor Hugo, Yuliush Slovatskyi, Taras Chevtchenko, Bertolt Brecht.
« Pokrova » (« la Saine Vierge qui protège », de la série « Les Cosaques zaporogues », 2006, sur papier, à l’encre, Stylo, aquarelle. Source: https://yagallery.com/authors/sergij-yakutovich
Pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Nicolas Gogol, Yakutovych, outre les costumes des personnages principaux, a créé tout l’univers de la Sitch zaporogue, les terres franches, peuplées de cosaques. Il a reconstitué le monde mentionné, mais non décrit en détail dans le roman, parce qu’au moment où le texte a été écrit, il n’y avait plus rien. Mais ce n’était pas un problème pour Yakutovych. L’image de Taras Boulba s’appuyait sur une iconographie solide et sur des exemples canoniques de l’art soviéto-russe. Serhiy Yakutovych savait que le film mettrait en scène Bohdan Stupka, qu’il avait beaucoup regardé sur scène et en famille. Dans ses esquisses, il a donc combiné en toute confiance les traits de l’acteur avec des images éloignées des particularités de son personnage. L’artiste a créé l’image non pas d’un gros cosaque bucolique, mais d’un homme fort et riche, en armure de chevalier. Non pas un père despotique tueur de fils, mais l’incarnation de la puissance féroce de l’élite cosaque.
Le film russe d’après Gogol ne fait pas appel à la noblesse comme valeur fondamentale des personnages. On ne voit pas dans le film de mousquetaires français, de comtes allemands ou de jeunes femmes polonaises dans des costumes incomparables, qui sont apparus plus tard dans les dessins de Yakutovych. Il manque également au Tarass Boulba russe l’image polyphonique de la capitale, des manoirs et des fermes, ainsi que l’image d’un riche pays européen ravagé par une terrible guerre, que Serhiy avait créée plus tard, dans son livre. Serhiy Yakutovych a développé une optique cosaque inacceptable pour les personnes qui ne considèrent pas la culture ukrainienne comme faisant partie de la culture européenne. Dans l’ensemble de ses œuvres, il a fait entrer les Cosaques dans une dimension pleine de dignité et de beauté, où les gens ne perdent pas leur force d’âme, même dans des circonstances tragiques.
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Malgré les lourdes pertes qu’a connu sa famille, Serhiy Yakutovych reste jusqu’à la fin de sa vie un graphiste aristocratique. Amoureux des caractéristiques stylistiques du baroque, il ne craint ni l’éros, ni le thanatos, ni la guerre, ni l’amour, ni la violence, ni la passion, ni la nudité, ni le luxe vestimentaire. Il est tombé amoureux de la vanitas vanitatum avec ses fleurs, ses crânes, ses armoiries, ses lames, ses éclats de lumière sur un verre, et c’est sans doute pour cela qu’il a pu imaginer et représenter à la fois ce qui disparaît et ce qui est détruit, avec son don magique de matérialisation.