Ivan Kotliarevsky est considéré comme le fondateur de la nouvelle littérature ukrainienne. Au XVIIIe siècle, il a non seulement écrit le premier texte littéraire publié en langue ukrainienne moderne, mais il a également fondé un nouveau théâtre ukrainien. Les Ukrainiens se tournent constamment vers cette figure pour trouver la force de résister.
С’est Ivan Kotliarevsky, et personne d’autre, qui a créé dans ses œuvres des images archétypales d’Ukrainiens, des modèles masculins et féminins. Le spécialiste de la littérature ukrainienne Rostyslav Semkiv définit la contribution d’Ivan Kotliarevsky comme suit : « Si son œuvre L’Énéide nous offre l’image archétypale d’un Ukrainien plein d’atouts qui se sortira de tous les mauvais pas, évitera la mort et connaitra la réussite, sa pièce Natalka Poltavka induit la même image exemplaire d’une héroïne ukrainienne qui ne se laissera pas faire et sauvera également son bien-aimé ».
Le destin de Kotliarevsky est révélateur de son époque. En ce temps-là, le centre de la vie sociale de la région était la ville de Poltava, à l’est de l’Ukraine. Les autorités impériales russes la développèrent activement après la bataille du même nom en 1709, qui vit le triomphe de Pierre le Grand et l’effondrement des aspirations indépendantes des Ukrainiens sous la direction de l’hetman Ivan Mazepa, allié au roi de Suède Charles XII. Les autorités russes renforcèrent l’appareil administratif et bureaucratique et construisit des casernes, tandis que les personnalités culturelles locales profitèrent de l’occasion pour développer l’art sous toutes ses formes.
C’est ainsi qu’est créé le premier théâtre professionnel ukrainien à Poltava. Ivan Kotliarevsky en est le directeur et c’est pour le Théâtre libre de Poltava qu’il écrit les pièces Natalka Poltavka et Moskal le magicien (1819). La troupe effectue des tournées dans plusieurs villes d’Ukraine et de l’Empire russe et connaît un grand succès. L’un des principaux acteurs et assistant metteur en scène était le talentueux comedien Mykhailo Stchepkin, un ancien serf qui, comme le grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, a été racheté du servage après que son talent a été reconnu. Ivan Kotliarevsky a joué un rôle de premier plan dans la libération de Stchepkin.
Certains critiques littéraires considèrent Natalka Poltavka comme l’œuvre principale d’Ivan Kotliarevsky, qui adapte le modèle européen du comique de situation aux réalités ukrainiennes du début du XIXe siècle et met en scène des personnages ukrainiens classiques, notamment féminins : la mère Terpylikha (du mot ukrainien qui signifie endurer – ndlr), qui a perdu son mari et ses biens et doit maintenant surmonter les épreuves de la vie, et sa fille Natalka, qui reste dévouée à ses idéaux et refuse d’accepter un mariage de convenance. Toutes deux étaient autrefois de riches citadines et, après la faillite et la mort du mari et père, elles sont contraintes de devenir de pauvres paysannes, mais elles ne perdent pas pour autant leur dignité. Pendant ce temps, les hommes de la nation colonisée (Vozny et Vyborny) sont assimilés, deviennent partie intégrante de l’appareil bureaucratique et perdent leur identité linguistique. Cette situation est perçue comme une métaphore de la situation politique de l’Ukraine au début du XIXe siècle : après la liquidation de l’Hétmanat et la destruction du Sitch zaporogue, les anciens cosaques libres sont devenus des serfs, et les officiers ont dû choisir la voie de la loyauté politique et du développement de l’Empire russe.
La plupart des gens considèrent encore L’Énéide, poème burlesque d’Ivan Kotliarevsky, comme son opus magnum, car ses premiers chapitres ont été publiés en 1798, et la nouvelle littérature ukrainienne a commencé à compter à partir de cette date. Cependant, les critiques littéraires reconnaissent que la littérature ukrainienne n’a pas connu de révolution, mais plutôt une évolution : cent ans avant Kotliarevsky, au XVIIe siècle, Ioannikiy Haliatovsky, l’archimandrite du monastère de Yelets à Tchernihiv, rédigeait ses sermons dans une langue vivante et familière. Et la seconde moitié du XVIIe siècle est marquée par les œuvres humoristiques d’auteurs baroques, qu’il s’agisse de vœux poétiques humoristiques pour Noël et Pâques ou d’intermèdes comiques dans les pièces de théâtre.
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Par conséquent, Kotliarevsky a plutôt résumé les réalisations de l’ère passée du baroque ukrainien. Son innovation est un poème héroïco-comique sur des thèmes cosaques, qui s’ouvre sur la tragédie de la perte de l’État (Troie), qui rimait pour l’élite ukrainienne avec le récent déclin de l’Hétmanat
(Etat cosaque ukrainien apparu sur le territoire de l’Ukraine à la suite de plus grand soulèvement cosaque dans l’Etat commun polono-lituanien entre 1648 et 1764 – ndlr). Cependant, dans L’Énéide, la chute de Troie, ce n’est pas la fin, mais seulement le début de l’histoire, car « Énée construira un autre royaume ».
Le poème de Kotliarevsky prolonge la tradition des commis voyageurs qui unissaient la société par le rire. Il s’agit d’un code que tous les Ukrainiens comprennent : les autres adaptations comiques de L’Énéide par divers auteurs de l’époque démontraient le mépris total pour le cœur du poème de Virgile, à savoir les idées patriotiques. Pour Kotliarevsky et ses lecteurs, elles constituaient au contraire l’essence même du poème. C’est pourquoi la plupart des travestissements poétiques de L’Énéide sont oubliés depuis longtemps et n’appartiennent pas au canon des littératures nationales, contrairement à l’Énéide ukrainienne.
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Le critique littéraire ukrainien et américain Hryhoriy Hrabovytch explique la composante burlesque de l’œuvre de Kotliarevsky par son désir de ridiculiser le monde arrogant, artificiel et froid de la société impériale normative et de la littérature « normale » et canonique. Après tout, l’approche centrale dans la lutte contre la pensée impériale consiste à utiliser l’ironie pour parler de choses sérieuses.
C’est donc à juste titre que Kotliarevsky est appelé le père de la littérature ukrainienne. Taras Сhevtchenko lui dédie les vers « Tu régneras, père, / Tant que les gens vivront, / Tant que le soleil brillera dans le ciel, / Tu ne seras pas oublié ».
Natalka Poltavka est devenue la pièce la plus jouée dans le théâtre ethnographique et national ukrainien du XIXe siècle. En 1918, sous l’Hetmanat de Pavlo Skoropadsky, l’artiste Heorhii Narbut dépeint la majestueuse chevalerie cosaque dirigée par Enei. Pendant la vague de répression en URSS dans les années 1960 et 1970, le dissident Yevhen Sverstiuk écrit un traité intitulé Le rire d’Ivan Kotliarevsky. En 1991, quand l’Ukraine retrouve son indépendance, c’est L’Énéide qui devient le premier long métrage d’animation. Et en 2023, malgré l’invasion à grande échelle, l’Ukraine trouve des forces pour marquer le 225e anniversaire de L’Énéide de Kotliarevsky comme un événement important pour l’éveil culturel du pays.