Pourquoi es-tu revenue ? Témoignage d’une Ukrainienne qui a quitté Paris

Guerre
12 juin 2024, 16:57

« Pourquoi es-tu repartie »? On me pose sans cesse cette question en Ukraine depuis que j’ai traversé la frontière le 30 décembre 2023. Avec une curiosité, prudente ou sincère, un sourire ou une attente intense, et parfois même, il me semble, avec un léger soupçon de folie. Mes parents, des collègues, des bénévoles, des amis d’enfance, des proches et de nouvelles connaissances, un animateur radio et des hommes sur les sites de rencontre. Seuls les gardes-frontières n’ont pas posé cette question, nous rendant avec flegme nos passeports: aux femmes avec et sans enfants, aux grand-mères et aux rares hommes dans le bus.

« Qu’est-ce qui t’a poussée à revenir maintenant, pendant la guerre » ? demandent pensivement mes collègues d’une des plus importantes organisations de défense des droits de l’homme. Ils travaillent sans relâche les jours et les week-ends, souvent étant eux-mêmes des déplacés internes, pour apporter une assistance à la population touchée et convaincre les donateurs étrangers de financer les organisations ukrainiennes, et non pas internationales. Ici, un congé de trois jours est scrupuleusement notifié à toute l’équipe alors qu’en France un long week-end de trois jours, ou mieux encore, un pont de quatre jours si jeudi ou mardi tombe un jour férié, est monnaie courante en plus des congés annuels légaux de cinq semaines.

« Pourquoi vas-tu là-bas »? me demandaient des amis français et ukrainiens déjà en France, avec des émotions différentes. Les Français, parfois en s’imaginant une ligne de front immédiatement derrière le contrôle des frontières, les Ukrainiens, avec une légère pointe d’envie. « As-tu vu des soldats russes » ? -demande un ami français après mon retour d’Ukraine en août 2022. Si j’avais vu des soldats russes, je n’aurais pas lu ce message, me suis-je dit, en répondant quelque chose de sobre et politiquement correct.

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Pointe d’envie de la part des Ukrainiens en France, car beaucoup d’entre nous en veulent d’être là où ça fait mal. Là où sont nos parents, là où on a passé notre enfance. On préfère frémir de tout notre corps d’une explosion d’un missile balistique au-dessus de Kyiv plutôt que de vivre une vague de panique à 2 300 kilomètres à Paris en lisant les dépêches. Le 10 octobre 2022, alors que je rangeais ma tente dans le parc du Mercantour au sud de la France, j’imaginais rêveusement les quatre prochains jours dans la vallée des miracles. Tout d’un coup, ce foutu fil d’actualité. Un appel à ma mère à Soumy. Elle décroche le téléphone, s’étouffe, la conversation s’interrompt. J’appelle mon père. Il ne répond pas. Et c’est moi qui ai commencé à m’étouffer. Une centaine de missiles, première d’une série de bombardements massifs sur les villes ukrainiennes, a tué 23 personnes. Mes parents vivent à 30 kilomètres de la frontière avec la Russie, dans la région de Soumy, régulièrement bombardée.

Des amis français m’écrivent depuis Paris, Lyon, Marseille, Grenoble : « Je me demande, que ferais-je si la guerre arrivait ici. Si mes fils et moi devions prendre les armes », écrit Pascal, avocat, qui a aidé à l’enregistrement de notre fonds de dotation, a hébergé une Ukrainienne avec ses deux enfants et dont les parents âgés accueillent toujours la mère d’une amie, déplacée par deux fois, de Louhansk à Dnipro, et de Dnipro à Lyon. « J’ai le sentiment que si mon pays était attaqué, je prendrais avec moi ma famille, j’essaierai de convaincre mes amis de faire de même et j’irai me réfugier dans un coin du monde loin, très loin de cette violence inhérente et commune à chaque conflit. Le chemin que tu prends m’interpelle », m’écrit Raphaël, avec qui nous avons étudié à l’Ecole de cinéma. Mon choix le fait réfléchir aux siens.

Un mois après le déménagement, je mets à jour mon statut sur Facebook : « Déménagement à Kyiv – 2 janvier ». Une vague de questions auxquelles je n’ai pas de réponse m’envahit : « Est-ce que tu t’es définitivement installée en Ukraine » ? « Tu ne reviendras plus en France » ? Ces questions m’énervent. Qui peut aujourd’hui formuler une phrase qui se termine par le mot « toujours » ? Qui peut être certain de quoi que ce soit ? Je ne sais pas si je reviendrai en France et si oui, quand est-ce que je le ferai, mais je sais que maintenant je dois être en Ukraine.

« Tu n’as sûrement pas réussi à faire ta vie en France ? », peste un homme, disons-le franchement, aux opinions peu claires, « vatnyk » en un mot, à la mentalité post-soviétique inextirpable. Je fais un examen interieur. Non, je ne crois pas, tout y était : un travail, un appartement avec balcon, des amis, des projets artistiques, des loisirs, la montagne et la mer, les appareils à raclette et fondue, un tapis de yoga et deux vélos. Mais ces choses ont perdu leur sens.

En 2014, ils ont commencé à perdre leurs couleurs, et, quoique bancals, ils sont restés à flot et la vie en équilibre. J’avais alors envie de retourner dans une Ukraine déstabilisée, en guerre, pour travailler un an ou deux, mais je ne l’ai pas fait. Chaque soir, pendant des semaines, je regardais impuissante la vie du Maïdan sur la webcam d’Espresso TV, n’osant pas abandonner un projet professionnel important qui se déroulait selon le même calendrier que la révolution dans mon pays : le premier événement en novembre 2013, puis les suivants chaque mois. Nous avons commencé à nous réunir pour des rassemblements de soutien à Lyon, nous avons marché le 16 mars, hébétés par les événements et le référendum en Crimée, des Russes hostiles au régime de Moscou nous ont rejoints. En août 2014, je suis allée en Ukraine : observer, interloquée, les parapentes peints en jaune et bleu, lire les inscriptions sur les murs, essayer de comprendre l’expérience d’un volontaire blessé du bataillon Aïdar dans un hôpital militaire. Et je suis retournée dans ma vie paisible à Lyon.

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Puis, le 24 février 2022, une vraie hémorragie intérieure a provoqué un choc, comme on nous l’enseigne aujourd’hui dans les cours de tactique médicale à Kyiv. La vue sur Sacré-Cœur depuis le quatrième étage du Musée Pompidou est tout aussi magique, les Alpes réconfortent par leur majesté, les amis versent du bon vin rouge pour accompagner des plats délicieux. Mais pourquoi ai-je envie d’être là-bas, avec ces gens, dans ce pays compliqué au destin si difficile. Peut-être suis-je masochiste ?

« Parce que je suis mieux quand je suis ici que quand je n’y suis pas », me dit David Rieff, fils de Susan Sontag, qui retourne en Ukraine plusieurs fois par an pour travailler sur la mémoire.

« L’Ukraine a une grande capacité de séduction », me dit un journaliste français venu pour la première fois dans le pays pour écrire sur le traitement du syndrome post-traumatique.

Et justement parce qu’il y a la guerre, qu’il fallait revenir. Quant à la première question, « Pourquoi revenir ? », c’est une longue conversation. Pour la mener, il nous faudrait un café ou un verre de vin. Et le café en Ukraine est excellent, avec un choix de lait végétal même dans un village de Verkhovyna, à la terrasse d’un petit café au bord de la rivière. Et les vins ukrainiens, bien qu’ils aient perdu du territoire, ont amélioré leur goût et leur qualité, se répendant jusqu’à dans la région de Soumy, à la frontière russe, où sont cultivés les cépages « Johaniter », « Citron Magaracha », « Perle de Saba », « Livadia Black », « Levocum » et « Muscat Black ». J’essaie de rattraper ces dix-sept années passées à boire des vins français, et je prends toujours du vin ukrainien quand mes amis choisissent des vins de France ou d’Italie.

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Août 2022. Je suis revenue en Ukraine pour la première fois depuis le début de l’invasion, l’ayant manqué de quelques jours en février. Pour rendre visite à mes parents, que j’ai prévenus de mon arrivée après avoir franchi la frontière. « Pourquoi es-tu venue? Nous avons la guerre ici », répondit ma mère inquiète. Déjà à cette période, j’ai commencé à recueillir des témoignages sur ce que les gens vivaient. L’étudiante qui s’était assise à Varsovie à côté de moi dans le bus pour Kyiv, originaire de Marioupol, m’a offert une bière et m’a raconté, sous les lampadaires de la gare de Lviv, pendant l’arrêt, le sort de sa maison, de sa rue, de ses amis, et ses rêves, dans lesquels elle tentait en vain de sauver quelqu’un.

Avril 2023. Je suis revenue pour la deuxième fois faire des recherches de terrain pour mon projet de film documentaire, et pour terminer mon premier livre chez des amis du quartier d’ Obolon (Kyiv), qui sont partis en France à la veille de la journée de l’Indépendance. Après un hiver rigoureux, rempli de coupures d’électricité et de générateurs, Kyiv et le jardin botanique étaient en fleurs, les gens se remettaient doucement, même si la guerre promettait déjà de s’éterniser. Dans le parc Chevtchenko, un étudiant en médecine indien jouait aux échecs avec les papis locaux, j’ai eu la chance d’assister à l’un des derniers iftars du Ramadan, et Zelensky a participé au dîner final quelques jours plus tard. Macron, lui, n’y a assisté qu’une fois, en 2017, même si la minorité musulmane de France est proportionnellement beaucoup plus importante (6 à 8 %), qu’en Ukraine (1 %).

Mai 2023. Je suis revenue pour la troisième fois et j’ai continué à enregistrer des interviews, à parler aux gens, à parcourir les rues, à subir le début des attaques de mai sur Kyiv. Pour une raison quelconque, ce ne sont pas les roquettes qui m’ont fait peur, mais le fait que l’on puisse mourir seul, si trivialement, dans le couloir d’un appartement de l’époque stalinienne, quelle ironie, sans que personne ne le sache. S’extirpant des lits de fortune installés dans les salles de bains et les couloirs, après des nuits passées à écouter les explosions, les Kyiviens se rendaient au travail, épuisés mais déterminés, envers et contre tout.

Chaque fois que je rentrais chez moi en France, je mettais du temps à digérer. Le sentiment de culpabilité remplit toutes les couches de notre pensée et de notre être.

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La culpabilité ronge chacun : moi, l’immigrée à Paris, culpabilise devant mes amis à Kyiv et mes parents à Soumy, mes amis à Kyiv culpabilisent de leur confort devant les soldats. Un soldat en deuxième ligne culpabilise devant un frère d’armes qui est au « point 0 » sous les balles, un survivant culpabilise devant celui qui est mort. Il semble que ce sentiment soit à la fois l’une des composantes du ciment national et son moteur. Quelqu’un a écrit que cela vient de notre passé soviétique, qui a pendant des décennies dévalorisé l’homme, un rouage ordinaire du système, avec beaucoup de responsabilités, mais aucun droit.

Finalement, je suis venue passer l’été 2023 en Ukraine. J’y menais une vie presque normale, comme mes amis : le travail, du bénévolat, les week-ends dans les Carpates et à Lviv, les cours préparatoires pour les civils et une école de pilotage de drones : je me préparais à une éventuelle entrée dans les forces armées. On m’a parlé du manque de gens partout, dans les entreprises, les organisations associatives, dans l’armée et même dans les cercles de sociabilité. Sur le réseau Tinder ukrainien, on recherche désormais des amis pour aller au bar et des ressources humaines pour des postes vacants. Occuper des postes et occuper des tranchées. Tout ici a un sens différent et une intensité particulière. La plupart du temps, on répond aux messages en quelques minutes, pour dire parfois « Je ne peux pas répondre maintenant »…

Lorsqu’on vous propose un film ou un concert, vous réfléchissez non seulement si vous en avez envie, mais aussi, même si l’énergie vous manque, si c’est peut-être pour la dernière fois… et souvent vous y allez. Me préparant à retourner à Paris fin septembre 2023, je n’arrivais pas à dire au revoir à l’Ukraine : j’errais dans les rues de Kyiv, j’allais vers les bords du Dnipro, sur la tombe de Lessia Oukraïnka, à l’île Troukhaniv, au pied de la statue de la Mère patrie. Une amie parisienne a changé son billet à trois reprises pour retarder ses adieux à Kyiv.

À l’étranger, l’ancienne diaspora ou les personnes déplacées nouvellement arrivées (sans trop y faire attention, on les appelle « réfugiés », mais les mots définissent notre réalité, et un « réfugié » c’est quelqu’un qui demande l’asile, ayant perdu à jamais sa patrie), vivent dans une double réalité. Là-bas, une attaque de missiles, des nouvelles du front, la fourniture de canons César et des avions chasseurs F-16, des rumeurs d’une nouvelle offensive, ici, les manifestations contre la réforme des retraites, la hausse des prix du pétrole et du café, les inégalités sociales croissantes, la composition du prochain cabinet de Macron, les projets de vacances d’hiver. Le matin, j’écris la dictée nationale et je sanglote devant l’actualité, et le soir, j’écoute le vécu de burn-out d’une amie au ministère de la Santé, en sirotant un punch devant un spectacle drag-queens de Noël à Belleville.

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« Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a recensé environ 18 millions de personnes (40 % de la population totale du pays) considérées comme victimes de la guerre et 17,7 millions ayant besoin d’une aide humanitaire ».

« De plus en plus de demandes et une certaine vision du programme qui faciliterait le retour des citoyens ayant quitté l’Ukraine, se répandent ».

En lisant ces rapports, je réalise une fois de plus que tout cela arrive à mon pays, aux camarades de classe et aux grands-mères du village de mon père. La sensation qu’il faut être là grandit progressivement. Comme en 2014. Mais à l’époque, je ne me suis pas écoutée. Et d’abord, pourquoi faut-il être là-bas ? « Tu peux être utile en France, y parler de l’Ukraine, faire du bénévolat, récolter de l’argent pour faire des dons », entend-on constamment des voix d’Ukraine, nous, les migrants.

André Markowicz, lors d’un des débats que nous avons organisés au Centre culturel à Paris, s’opposait depuis la salle à Irena Karpa, Louis Baudemont et Haska Shiyan dans le panel, dans une conversation sur la résistance et « l’annulation » (cancellation) de la culture russe. Selon lui, ce sont autant de manifestations d’un nationalisme dangereux, car il annule l’universel et sème la haine entre nous. Le 9 mai 2022, une vague de protestations s’est élevée contre lui dans une salle remplie d’Ukrainiens déplacés.

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« Le nationalisme, c’est la haine des autres. Le patriotisme, c’est l’amour des siens », écrit Romain Gary dans L’Éducation européenne, son premier roman sur la résistance polonaise, écrit avec la peur de mourir et de ne laisser aucune trace, car c’est alors que le Polonais qui s’appelait encore Roman Kacew a rejoint l’Armée française de Libération.

Cet été, le mari d’une amie m’a emmenée sur un terrain militaire où il s’entraîne avec deux amis depuis un an. Tous trois possèdent des dérogations à la mobilisation liées à leur travail, mais deux d’entre eux ont entamé un processus de mobilisation malgré cela : « Après tout, nous sommes des hommes, nous nous sentons coupables, mais pourquoi toi, tu penses à l’armée ? » me demandent-ils quand je partage avec eux mes hésitations. Cet été, j’ai suivi une formation de pilotage de drones. Sur les quatre participants, ma copilote a rejoint les rangs de l’armée au bout de quelques mois.

Une connaissance un jour m’a parlé des « gens nés guerriers » et des autres, qui ne peuvent pas prendre les armes. Moi non plus je ne veux pas prendre les armes et je ne veux pas apprendre à les utiliser. Je veux continuer à apprendre l’espagnol avec mon abonnement annuel Busuu, je veux enfin sérieusement me mettre à l’arabe, mais au lieu de cela, je vais au club de sport et au cours de médecine tactique, je me renseigne pour suivre le camp d’essai de la 3ème brigade d’assaut, même si la nouvelle loi sans délais de démobilisation a réduit ma motivation.

Après avoir pris la décision de revenir, après avoir testé la solidité de ma motivation en France à l’automne, j’ai décidé un peu comme un enfant que le vieux dicton « tu vivras toute l’année de la même façon qu’elle a commencé pour toi » méritait l’attention, et j’ai fêté la Saint-Sylvestre 2023 à Lviv.

Je ne sais pas combien de temps je pourrai rester en Ukraine, si je pourrai trouver ma voie, réaliser mes projets et mes rêves, m’impliquer d’une manière qui a du sens pour moi, développer à nouveau un cercle d’amis. Je ne sais pas si j’aurai un travail, l’assurance et un logement, si ma santé mentale et mon nouveau thérapeute ukrainien vont tenir le coup, mais quand on me demande « Pourquoi es-tu revenue ? », je réponds « Pour être ici, pour faire partie de ce qui s’y passe ».