Cet été, il fait chaud en Ukraine comme partout en Europe. Les vendeurs de rue s’équipent de parasols et attendent patiemment les passants pour vendre barquettes de fraises et de cerises. Parfois, la pluie vient apaiser la chaleur estivale, mais les coups de tonnerres perturbent les Kieviens dont le système nerveux a été éprouvé par des attaques des Shaheds, des missiles balistiques Iskander, des Kalibrs et des missiles hypersoniques Kinjal d’une portée de 2.000 km. On sursaute à chaque grondement, mais on se protège grâce au système de défense nationale qui est l’humour. Certains exigent d’annuler les orages jusqu’à la fin de la guerre.
« Mon père a aménagé une cave en cas de guerre nucléaire », j’entends deux adolescents discuter dans la rue. Mais la préparation des civils ne se résument pas à la protection en cas d’attaque. De nombreux cours et formations sont proposés et sont recherchés par les civils, que ce soient les hommes qui n’ont pas encore été mobilisés, ceux qui sont « réservistes » pour cause d’activité professionnelle indispensable à l’effort de guerre (par exemple parce qu’ils fabriquent des produits pour l’armée, sont dans le secteur de la santé, de l’audiovisuel, de l’éducation ou de l’agriculture), ou ceux qui ont passé l’âge d’être mobilisé. Ils sont également fréquentés par des femmes. Les formations les plus courantes sont les cours d’aide médicale où l’on apprend les gestes de premier secours, comment poser un garrot en cas de blessure, et, pour les plus sophistiqués, où l’on imite une attaque, suivie d’une évacuation de blessés et où on décompte le nombre de personnes qui ont survécus à la fin.
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Un autre type de formation répandu propose d’apprendre à piloter les drones – les soi-disant « drones de mariage » type Autel américains ou DJI Mavic chinois, utilisés surtout pour du renseignement, et les drones de type « kamikaze » (FPV, ou « first-person view » pilotés par l’intermédiaire de lunettes vidéo) ou des « ailes » plus sophistiquées, réservées aux militaires ou ceux qui s’engagent à rejoindre l’armée. Par ailleurs, des unités de défense territoriale, des brigades de l’armée ou des associations proposent des cours complêts pour devenir soldat. Ici, sont fournies les connaissances théoriques en médecine, en tactique militaire, en cartographie, l’apprentissage du tir, une préparation physique mais également des cours de psychologie.
Cours pour des civils mis en place par la ville de Kyiv en juillet 2023
La ville de Kyiv a lancé en juillet des cours de préparation pour les civils aux conditions de guerre. Je les ai suivis. On y apprend les effets des armes chimiques, bactériologiques et nucléaires et comment s’en protéger (quelle position prendre en cas de frappe nucléaire – il faut surtout se mettre de dos ou s’abriter derrière un bâtiment ou objet solide) ; les risques liés aux mines et notamment à la « feuille verte » qui pullule dans les forêts et les champs ukrainiens (elle ne tue pas mais arrache un pied). On y apprend à tirer avec une arme d’entraînement face à l’écran. Je fais 5 sur 5.
Entraînement au tir
Dans le groupe, il y a 14 femmes et 4 hommes âgés de 18 à 65 ans. Quelques-unes demandent des conseils pour savoir comment parler avec les militaires revenus du front. Le mari de l’une d’elle, rentré de Bakhmout, est à l’hôpital psychiatrique. A son retour du front, quelqu’un lui a demandé s’il avait tué quelqu’un, raconte-t-elle.
Une autre femme, la cinquantaine, dit avoir voulu aller au front au début de l’invasion, mais ses amis l’ont retenue. Son fils est militaire, et maintenant que sa fille a fêté ses 18 ans, elle se sent libre et commence à se préparer pour intégrer l’armée.
Une autre formation pour laquelle j’ai opté est une école unique en son genre. « Les pilotesses de l’Ukraine » a été créée à l’été 2022 par Valerij Borovyk, homme politique, entrepreneur et commandant de l’unité des drones de combat « Aigle blanc ». Plus d’une vingtaine d’écoles forment en ce moment en Ukraine au pilotage des drones de tout type, avec un public prioritairement militaire et majoritairement composé d’hommes.
Un jour, Valerij a été contacté par un journaliste anglais qui était à la recherche d’une femme pilote de drone pour le renseignement aérien et qui pourrait partager son expérience militaire. Valerij en a trouvé une et en cherchant, il a eu l’idée de créer une école pour en former d’autres. Il semble que son école est la première au monde à être réservée aux femmes.
Les participantes, si elles sont civiles, sont formées en contrepartie d’un don de 225 euros qui est utilisé pour payer l’essence, les drones, la rémunération des instructeurs et la formation de femmes militaires ou bien de celles qui se destinent à rejoindre l’armée. Par ailleurs, l’unité travaille sur la production d’un drone humanitaire « Guêpe », d’un drone d’attaque pouvant aller jusqu’à 150km/h baptisé « Riposte », et bien d’autres projets.
Après l’annonce de l’ouverture de l’école, 200 candidatures ont été reçues en quelques semaines. Depuis, plus de soixante civiles et une vingtaine de militaires ont été formées. Parmi les civiles, se sont d’abord présentés les mannequins et salariés de la Fashion week de Kyiv, puis les salariées des médias et d’autres femmes dont les hommes sont partis au front. Toutes veulent être utiles à l’effort collectif de guerre et acquérir une compétence qui pourrait servir dans l’armée.
Exercice de lâcher d’un moulage pour imiter une charge « explosive » du haut de 120 mètres
Nos instructeurs sont militaires et parsèment les exercices d’histoires du front, perturbent notre examen avec des émissions électroniques pour brouiller la réception GPS du drone et donc nous priver du contrôle de l’engin, situation constante au front. Après avoir reçu nos diplômes, nous pique-niquons sous la protection des militaires qui s’entraînent. Olga travaille dans la fédération cycliste d’Ukraine et me dit calmement qu’elle pense rejoindre l’armée, une fois son diplôme de Master en gestion des associations en poche, en janvier 2024. Une autre participante pense rejoindre l’armée un peu plus tard, une fois un projet d’envergure passé. J’y songe aussi et cherche des renseignements auprès de celles qui y sont déjà.
Aujourd’hui, l’école va plus loin et développe un cours plus fourni pour les militaires avec des éléments supplémentaires utiles au pilotage dans les conditions qu’on trouve au front : comment contrer les outils de guerre électronique qui brouillent et font perdre le contrôle sur les drones, comment s’orienter dans des conditions réelles, la tactique – plus de quarante-cinq heures de cours pendant quelques semaines.
Notre groupe avec les diplômes
Il y a aussi les hommes qui se préparent à une potentielle mobilisation. Certains ont commencé à le faire bien avant l’hiver 2022, dans les unités territoriales de défense, leurs clubs de sport ou entre amis. D’autres s’y sont mis depuis le début de l’invasion à grande échelle. Mykola, 37 ans, habite à Kyiv avec sa femme et son fils de 10 ans. Après l’invasion de la région de Kyiv, sa famille s’est abritée dans la cave d’une maison à la campagne à quelques dizaines de kilomètres. Elle a réussi à la quitter au moment d’intenses frappes et avant qu’elle ne soit entièrement brûlée. De retour à Kyiv en avril, Mykola s’est équipé, avec une arme, casque, gilet pare-balles, et a commencé à s’entraîner avec trois amis, chaque deuxième samedi du mois, sur un terrain militaire. Il pratique le tir, étudie la tactique d’infanterie, et fait aussi du sport au sein de son club de fitness.
Directeur financier au sein d’une entreprise d’agroalimentaire, Mykola bénéficie d’un statut de « réserviste » dû à son poste qui le protège de la mobilisation pendant six mois, reconductibles. Mais il se prépare tout de même à une potentielle mobilisation et y voit « un outil de confiance personnelle », notamment car il sait que la période de formation est courte pour les nouvelles recrues avant d’être envoyé sur les lignes du front. Il s’est engagé à aider les militaires au front depuis le début de la guerre en 2014, et aujourd’hui se projette lui-même dans cette situation. Il a ainsi plus de temps et de moyens pour se préparer, lui qui n’a tenu une arme qu’une fois dans sa vie. Chaque entraînement d’une demi-journée est payé 4,000 UAH, soit 100 euros, qui servent à former les militaires et renouveler l’équipement. C’est donc un investissement dans sa préparation et dans l’effort global du pays.
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L’équipement personnel, soit le casque, le gilet pare-balle, la trousse de secours personnel et le vêtement d’été, coûte aujourd’hui environ 2,000 dollars, auxquels il faut ajouter 1,000 à 1,300 dollars pour un arme AR-15 de base avec un viseur. Ainsi, on s’équipe à l’avance en prenant le temps de choisir l’équipement qui va prolonger la durée de vie d’un soldat ou bien en lançant des collectes après de son cercle amical et familial au moment de mobilisation, l’armée fournissant un équipement d’une qualité parfois bien moindre…
Mykola a également suivi des cours de pilotage de drones auprès de l’association de Maria Berlinska « Les oiseaux enragés ». Elle forme et équipe de drones les unités militaires. Dans le groupe de départ de Mykola, l’un de ses amis est déjà dans l’armée. Un deuxième est sur le chemin pour le rejoindre. Un troisième pour le moment se contente de s’entraîner. Mais la mobilisation bat son plein et elle s’approche à grand pas pour chacun des participants.