Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Les conséquences de la guerre sur la santé mentale : entre 10 et 15 millions d’Ukrainiens pourraient avoir besoin d’une prise en charge thérapeutique

Société
19 juin 2023, 15:13

Le médecin-chef en Santé publique d’Ukraine, Igor Kouzine, répond aux questions de Tyzhden sur les effets à long terme du conflit et les risques d’altération de l’état des Ukrainiens.

Aujourd’hui en Ukraine, 1.327 Centres de santé ont été endommagés, 183 ont été complètement détruits. Il ne sera pas possible de les réparer ni de les reconstruire rapidement. Igor Kouzine, médecin-chef en Santé publique du pays détaille les nombreuses répercussions du conflit et tout d’abord la dégradation des soins médicaux du fait de la destruction des infrastructures, et du départ du personnel médical qui a fui les régions menacées.

« Dans les conflits militaires, on discerne deux grandes catégories d’impacts : les effets directs et les retombées indirectes », nous confie le médecin. « L’impact direct est celui que nous constatons tous les jours: les bombardements, les pertes au sein de la population civile et parmi les militaires. Mais l’impact indirect a une portée parfois plus importante: l’insuffisance et les pénuries du système de santé, la malnutrition dans les territoires occupés, sur la ligne de front et même dans les régions libérées. En découlent le risque de propagation des maladies infectieuses et les nombreux décès; de plus, lorsque chacun est confronté à des raids, à des tirs quotidiens, aux mines qui amplifient la permanence du danger et le sentiment d’insécurité, l’expérience traumatique se répercutera sur une longue période et menacera la santé psychique des individus » .

Lire aussi:   Les incassables : quelques histoires d’Ukrainiens qui n’ont pas perdu la foi  

« Et n’oublions pas la question environnementale: chaque explosion, chaque combat affectera l’environnement. »

« Dans l’urgence, nous avons proposé de créer un pool de médecins et de soignants prêts à se déplacer d’une région à une autre. Ils remplacent ceux qui ont quitté les régions dangereuses ou menacées », nous a déclaré Igor Kouzine. De plus, l’Ukraine a supprimé les quotas qui fixaient un nombre maximum de patients suivis par chaque médecin de famille. « Un médecin peut avoir davantage de patients que ce qui était prévu avant la guerre », a-t-il précisé.

À noter que les problèmes médicaux résultant de la guerre sont ressentis non seulement dans les régions orientales les plus touchées par les combats, mais aussi, d’une manière différente, dans les régions occidentales où le problème se situe dans la surcharge de travail des médecins et, plus généralement, des soignants. « Beaucoup de gens se sont déplacés vers l’ouest du pays; l’infrastructure médicale des régions occidentales avait été conçue en fonction d’un certain nombre d’habitants; aujourd’hui la demande a été démultipliée; ce qui signifie que les médecins ne sont pas toujours en mesure d’effectuer ni les tests ni les examens de dépistage ni, par conséquent, les diagnostics appropriés », a expliqué Kouzine.

Lire aussi:   Vivre dans la guerre. Lettre à mes amis français   

En examinant l’expérience d’autres pays qui ont connu la guerre, nous pouvons constater que le rapport entre les pertes directes et les pertes indirectes est de un à neuf, c’est-à-dire que pour un mort sur le champ de bataille, neuf autres sont touchés indirectement; ce sont bien les pertes indirectes constatées par le service de Santé publique qui sont les plus nombreuses.

Venons-en maintenant aux contrecoups à plus long terme. On peut distinguer plusieurs groupes parmi les personnes les plus vulnérables. Tout d’abord, dans toute guerre, certains sont plus démunis. Il s’agit des enfants, des personnes âgées et des femmes enceintes. Pourquoi ? Parce que l’accès à la satisfaction des besoins vitaux est plus difficile pour eux; l’insécurité et le manque de soins médicaux plus graves. C’est pourquoi, ils sont les premiers à être affectés par la guerre.

Toujours selon Igor Kouzine, les conséquences se feront sentir bien des années après la fin du conflit. Pourquoi ces délais? « Nous ne devons pas seulement mettre fin à la guerre pour repousser l’invasion, nous devons également mettre un terme à l’impact négatif sur la santé mentale de chaque Ukrainien, car même après le début du processus de rétablissement, il y aura une longue période – 10 à 15 ans – pendant laquelle nous observerons des troubles mentaux provenant des traumas dus aux combats », annonce Igor Kouzine.

Lire aussi:   Les kinésithérapeutes ukrainiens: du bénévolat en temps de guerre  

Si l’on considère le nombre de personnes qui auront besoin d’une aide psychologique, il s’agira « probablement de 10 à 15 millions d’Ukrainiens », confie le médecin. Elles présenteront les signes de nombreux troubles, dépressions, perturbations du sommeil, désordres, angoisses et décompensations. En raison de ces problèmes psychiques, elles peuvent développer certains comportements dangereux, une tendance, par exemple, à consommer des drogues ou à augmenter la consommation d’alcool et de tabac. « En d’autres termes, 10 à 15 millions de personnes auront besoin de l’aide d’un thérapeute, d’un traitement médical ou du soutien psychologique d’un professionnel », a précisé M Kouzine. On peut difficilement faire des évaluations aujourd’hui. Mais nous savons déjà que cela pourrait se chiffrer en millions. « Tout dépendra du théâtre des opérations et de l’évolution du conflit, mais il est nécessaire de se préparer dès maintenant à une telle situation », estime-t-il.

Auteur:
Roman Malko