Les kinésithérapeutes ukrainiens: du bénévolat en temps de guerre

Société
8 février 2023, 16:27

L’invasion russe du 24 février a révélé un problème au sein du système de santé ukrainien – il n’y a presque pas de kinésithérapeutes pour la récupération post-opératoire dans les hôpitaux. Pour le pays dans sa neuvième année de guerre, il s’agit d’un oubli néfaste et incompréhensible, d’autant plus qu’aujourd’hui les médecins ukrainiens sont tout à fait capables d’enseigner à leurs collègues la médecine militaire pratique. De plus, les spécialistes de la discipline ont rapidement compris l’ampleur et la nature des besoins et se sont rendus dans les cliniques et les hôpitaux en tant que bénévoles. The Ukrainian Week/Tyzhden.fr s’est entretenu avec des kinésithérapeutes de Lviv et d’Ivano-Frankivsk sur la façon dont les professionnels de la réadaptation ont fait face à l’afflux des blessés dans les hôpitaux et sur le développement de la discipline en général.

Hier vs aujourd’hui

Rostyslav Masteliak est physiothérapeute (aussi appelé en France masso-kinésithérapeute, ndlr), étudiant à l’Université catholique ukrainienne. Rostyslav pratique la réadaptation physique depuis plusieurs années. Il avait débuté en tant que bénévole du centre de formation et de réadaptation “Dzherelo” et assistant d’un physiothérapeute dans une clinique privée. Depuis l’invasion à grande échelle, il travaille avec des patients brûlés ou ayant été amputés, dans l’un des hôpitaux de Lviv :

Nous avons rejoint l’hôpital comme bénévoles après le 24 février, alors qu’il y avait un besoin aigu de kinésithérapeutes. Moralement, c’est assez difficile, il y a une certaine spécificité du travail avec les brûlés. Peu de mes collègues l’ont supporté et, en fin de compte, je suis resté seul.

À l’hôpital, les patients sont suivis par des équipes interdisciplinaires, afin que la guérison soit plus rapide, car dans les cas difficiles, les gens peuvent mourir sans thérapie physique, explique Masteliak. Par exemple, l’immobilité prolongée du patient peut entraîner l’accumulation de flegme dans les poumons, et une pneumonie ainsi acquise à l’hôpital peut être dangereuse.

Le spécialiste estime que le développement de la physiothérapie est nécessaire au niveau de l’État :

Il est préférable que l’État aide une personne à récupérer jusqu’au point où elle peut à nouveau être socialement utile, et pas seulement recevoir des prestations sociales. C’est, si l’on peut dire, plus rentable”.

Romana Makoviichuk , une autre physiothérapeute, est venue dans l’un des hôpitaux d’Ivano-Frankivsk pour aider en tant que bénévole lorsque la guerre à grande échelle a commencé. Avant cela, la jeune femme travaillait dans les cliniques privées d’Ivano-Frankivsk et de Lviv. Il s’est avéré qu’au début de l’invasion, l’hôpital ne disposait pas d’un système bien établi pour la réhabilitation des victimes gravement blessées. Il manquait beaucoup de spécialistes en traumatologie. Pour les soldats blessés, c’est tout un problème, explique la spécialiste de la réadaptation.

Au début, la jeune femme s’est portée volontaire en tant qu’étudiante de l’Université Catholique d’Ukraine à l’un des hôpitaux de Lviv. Là-bas, Makoviichuk a pris en charge un patient “difficile,” qui a ensuite été déplacé:

Nous avons échangé nos coordonnées avec lui au cas où il aurait besoin d’une consultation. Un jour, il m’a appelé et m’a dit qu’il était maintenant à Ivano-Frankivsk, dans un hôpital où il n’y a pas de kinésithérapeutes et qu’il ne savait pas quoi faire de sa blessure… Grâce à mon professeur, j’ai réussi à négocier avec la direction de l’hôpital pour “faire venir” plusieurs thérapeutes que je connais. Ainsi, pendant deux semaines, j’ai formé leurs médecins, leur ai montré ce qu’est la réadaptation en général. Au début, nous travaillions en traumatologie, puis nous nous sommes occupés de chirurgie et de soins intensifs afin de remettre les gars [militaires] sur pied plus rapidement. À un certain moment, nous ne pouvions pas faire face à cet afflux de patients, même en travaillant 12 heures d’affilée.

La direction de l’établissement médical a rapidement évalué la situation, de sorte que le physiothérapeute a proposé d’amener des étudiants familiers de l’Université à l’hôpital afin de former autant de praticiens que possible. Aujourd’hui, tous les étudiants auxquels Makoviichuk a enseigné sont officiellement employés dans le même hôpital : “Avant, il n’y avait que de la kinésithérapie au niveau du massage. Nous avons donc fait un peu plus pour nos gars.

Thérapie « au stade zéro »

Les processus opérationnels du système de réhabilitation de l’État ne sont pas encore bien établis, selon M. Makoviychuk. Par exemple,  les étudiants sont employés dans un hôpital public pour civils et non dans un hôpital pour militaires, alors qu’ils travaillent uniquement avec des militaires blessés. De plus, actuellement, tous les hôpitaux ukrainiens ne disposent pas de postes de kinésithérapeutes.

Parfois, le problème tient à la négligence du personnel. Il est arrivé que des soldats aient reçu des béquilles inadéquates, chacune étant de longueur différente et inadaptées à la taille des blessés.

C’est dans le même hôpital que j’ai rencontré mon mari, poursuit Makoviichuk. Les médecins m’ont alors demandé d’aller voir un “patient très problématique” qui ne communiquait avec personne. Dans son carnet de santé, j’ai remarqué qu’il avait été blessé à Popasna. Mon beau-père y a également été blessé et a ensuite été capturé. Avant notre rencontre, l’homme était resté deux semaines entières sans chambre individuelle à l’hôpital, et ne sortait presque jamais de son lit (en raison de blessures aux deux membres inférieurs – ndlr).”

Selon le thérapeute Rostyslav Masteliak, jusqu’au 24 février, il était difficile de trouver des opportunités d’emploi pour les kinésithérapeutes en Ukraine. Aujourd’hui, la demande a dicté la création de nouvelles structures telles que le centre de réadaptation Unbroken, et avec le temps, leur nombre ne fera que croître.

Les médecins ont souvent une idée fausse du rôle d’un kinésithérapeute dans les institutions médicales publiques, note Masteliak :

Les physiothérapeutes sont entrés pour la première fois dans les hôpitaux il y a 25 ans, et ils n’étaient pas si nombreux. Les médecins pensent souvent qu’un physiothérapeute n’est qu’un massothérapeute ou quelqu’un qui “étire les membres” et c’est tout. J’avais l’habitude de faire face à ce genre de préjugés, mais heureusement, la situation s’améliore progressivement. Plus les médecins sont jeunes, plus ils font appel aux physiothérapeutes.  Et on peut voir la différence dans l’évolution des patients, entre ceux qui ont bénéficié de ces traitements, et les autres.

Evgenia Barchuk pratique la physiothérapie depuis 10 ans. Actuellement, la spécialiste travaille à l’Institut de vertébrologie d’Ivano-Frankivsk et, en mai dernier, elle est venue faire du bénévolat à l’hôpital de la ville. Barchuk travaille aussi au Premier hôpital chirurgical bénévole, où sont notamment soignés des soldats de la Garde nationale et des Forces armées.

La thérapeute en réadaptation raconte une expérience similaire lors d’un bénévolat : “Les médecins de la vieille école savent qu’il faut plier/déplier le membre et c’est tout. L’essentiel est qu’il bouge et que le patient soit à l’aise avec cette jambe ou ce bras, c’est notre travail. Cependant, après une journée de bénévolat, les opinions changent.

Selon Barchuk, il y a 10 ans, la physiothérapie était pratiquement “au stade  zéro.” A tout le moins, à Ivano-Frankivsk à cette époque, on ne parlait pas de physiothérapie en tant que telle, mais plutôt d’“exercices thérapeutiques”:

C’est peut-être au cours des deux ou trois dernières années que la formation a commencé à se développer plus activement. Avant cela, il y avait des instructeurs en physiothérapie, des massothérapeutes et des médecins en physiothérapie. Pendant longtemps, même dans le registre des professions, le kinésithérapeute n’existait pas. Il n’existait aucun document réglementaire ou officiellement approuvé sur la prestation de soins pour ces spécialistes.”

Barchuk a obtenu son diplôme en 2009. À son avis, la médecine de réadaptation en Ukraine s’améliore considérablement aujourd’hui : “Les sujets que les étudiants étudient maintenant ainsi que les méthodes et les appareils dont ils disposent sont très différents par rapport à mon époque. On nous a seulement expliqué et montré des images “regardez, cela existe en théorie.” Maintenant, les élèves apprennent immédiatement à travailler avec cette technologie et ces méthodes.

Après tout, les militaires eux-mêmes comprennent que la physiothérapie est une étape obligatoire en vue d’un rétablissement complet, explique la thérapeute Romana Makoviichuk.

Quand des gars avec lesquels un kinésithérapeute a déjà travaillé demandent dans un autre hôpital s’il y a de tels spécialistes, ça fait bouger les choses,” dit la jeune femme, “mais il y a un problème avec le flux important de soldats blessés. Ils sont constamment transférés d’un hôpital à un autre sous 3-4 jours. Il faut sans cesse faire de la place aux nouveaux blessés. C’est cela la réalité : nous ne pouvons pas garder tous les patients dans un seul hôpital. Il existe tout un système de transport militaire depuis la ligne du front, puis plus loin vers l’ouest ou le centre de l’Ukraine.

Voir une personne dans le patient

Le Premier hôpital chirurgical bénévole, où travaille Yevgenia Barchuk, s’occupe de militaires et de civils, principalement des personnes déplacées. Parmi les soldats, il y a aussi des garçons qui sont revenus de captivité avec des blessures graves : « En fait, pendant la captivité, les fractures subies au combat s’aggravent et il faut les remettre en place. Ce sont à la fois des fractures par balle et des éclats d’obus. Ce sont des blessures à la main, au bassin, aux pieds, à la partie inférieure des jambes, etc. Selon les cas, la durée moyenne de séjour à l’hôpital est de 3 à 4 semaines. Mais il y a aussi des patients qui restent 4-5 mois.”

Lors de leur bénévolat dans les hôpitaux et les cliniques, le travail des thérapeutes n’était pas plus facile. Il fallait apprendre à quelqu’un à s’asseoir dans son lit, à se transférer dans un fauteuil roulant ou à se tenir debout sur des béquilles. La plupart des manipulations de réadaptation concernent la restauration des fonctions les plus simples, qu’une personne dans un état grave est incapable de faire même une fois l’intervention chirurgicale réalisée.

Rostyslav Masteliak explique qu’il essaie toujours de trouver une approche adaptée à chaque personne: “Tout d’abord, c’est une personne, pas un patient. Il est important de ne pas la percevoir a priori comme une victime. Même en cas de problèmes relationnels, cela vaut la peine de frapper à la porte de la chambre et de demander si vous pouvez entrer. Cela leur redonne un certain sentiment de contrôle, d’autonomie dans cette situation apparemment sans espoir.

Il ajoute que le plus difficile est de maintenir une limite et de ne pas laisser le patient trop s’attacher à vous. Vous devez avoir de l’empathie, mais pas trop. “Je peux voir le patient deux fois par jour, 5 à 6 fois par semaine. Involontairement, vous devenez proche, mais c’est infiniment dangereux pour le médecin et la victime. Si le médecin ne peut pas travailler après le décès du patient, ce n’est pas bon. Parce qu’il y a 4 ou 5 patients de plus qui l’attendent,” raconte le thérapeute.

Romana Makovichuk ajoute, à partir de son expérience personnelle et médicale, que le rétablissement psychologique est aussi une partie importante et difficile du processus de réadaptation. Bien que des psychologues de crise travaillent dans les hôpitaux, les difficultés sur le chemin d’une réhabilitation complète ne font que s’accumuler : “Quand une personne revient du front, des images peuvent la hanter… Elle semble être là, à côté de vous, mais en pensées, elle est là-bas. Ce problème va s’aggraver, parce qu’avec le temps, beaucoup de gars vont revenir et même s’ils ne sont pas blessés et si physiquement ils vont bien, ce ne sera pas le cas psychologiquement.

Le soir tombe quand nous terminons notre conversation avec Romana. Le lendemain, la thérapeute se rendra en Allemagne, où son mari, militaire, attend d’être opéré. En tant que spécialiste, mais aussi membre de la famille du blessé, Makoviichuk ajoute qu’en réalité, se faire soigner à l’étranger n’est pas aussi facile qu’il y paraît à première vue.

Dans de nombreux cas, ils ne peuvent pas aider les blessés, mais ils ne peuvent pas non plus les renvoyer. Et encore faut-il avoir la chance de trouver un spécialiste. Il faut aussi attendre un certain laps de temps que la guérison progresse avant de pratiquer les manipulations nécessaires à la réadaptation. Par la suite, les militaires ne vivront pas dans un hôpital – ils seront réinstallés dans des zones où vivent des réfugiés. Mais vivre seul si loin est un vrai stress,” explique la thérapeute.

En Allemagne, elle a été surprise lorsqu’une importante commission de médecins – tous spécialistes des blessures aux jambes – est venue voir son mari pour la première fois : “Ils nous ont demandé quelle jambe était blessée. Bien que les deux aient été supposément blessées, mais la gauche était quand même plus endommagée. Puis la moitié des médecins sont tout simplement partis, car, comme ils nous l’ont expliqué, ce sont des spécialistes de la jambe droite.” Selon elle, la large spécialisation des médecins ukrainiens est en fait une différence positive : les soldats souffrent des blessures très différentes, et des connaissances différentes leur permettent de recevoir de l’aide plus rapidement.