Serhiy Demtchouk rédacteur en chef du journal Tyzhden

Valentyn Badrak : « La retenue occidentale contraint Zelensky à développer l’industrie militaire »

Guerre
19 août 2023, 16:55

Valentyn Badrak, directeur du Centre ukrainien d’études sur l’armée, la conversion et le désarmement, estime que l’Ukraine doit développer son industrie militaire afin de devenir moins dépendante de ses partenaires occidentaux.

– Selon le ministre ukrianien de la Défense, Oleksiy Reznikov, les forces de défense ukrainiennes ne tirent qu’un cinquième des obus qu’elles pourraient utiliser, par manque d’approvisionnement. L’Ukraine utilise en moyenne 110 000 obus de 155 mm par mois. Cela ne représente qu’un quart de la quantité utilisée par la Russie. L’Ukraine est-elle encore si loin de la Russie dans ce domaine ?

–  La différence est encore énorme. En Russie, le complexe militaro-industriel a été mis sur le pied de guerre au début du mois de novembre de l’année dernière. Sergueï Chemezov, proche collaborateur de Poutine, qui a servi avec lui à Dresde, contrôle entièrement le groupe Rostec, qui comprend plus de 800 entreprises. Au début de l’année, il a déclaré que certaines productions avait été multipliée non pas par deux ou par trois, mais par 50. Il en va de même pour les obus. Même si, au printemps, des publications occidentales ont écrit que les deux parties avaient commencé à utiliser moins de munitions : 10 000 obus par jour pour la Russie, 3 à 5 000 pour l’Ukraine. Mais l’accent était mis sur le fait que l’Ukraine utilise des munitions intelligentes. Et c’est par la fourniture de munitions guidées de précision qu’elle voulait atteindre la parité. Soit dit en passant, ces obus intelligents sont très chers. Une munition coûte entre 60 et 100 000 dollars.

En décembre, Moscou a annoncé qu’elle avait remis des avions au Myanmar en échange de munitions et d’autres armes. La Russie est à la recherche de munitions dans le monde entier, notamment en Afrique, en Corée du Nord et en Asie du Sud-Est. La Chine lui fournit toute une série d’équipements, des drones à double usage aux puces électroniques (100 millions de balles et 300 000 obus ont été expédiés en Russie via la mer Caspienne à bord de deux cargos partis d’un port iranien, a rapporté Sky News en mars. L’armée de l’air russe a déclaré qu’elle recevait désormais suffisamment de drones d’Iran pour pouvoir les attaquer tous les jours – ndlr). Nous devons donc viser la parité, mais nous n’en sommes pas encore proches. De plus, la Russie continue d’augmenter considérablement sa production de drones : celle du modèle iranien à Yelabouga est quasiment lancée et celle de Lancets a augmenté de façon spectaculaire. D’ailleurs, les Russes se servent de machines en provenance du Japon et de Corée du Sud. C’est un signe que l’Ukraine devrait améliorer ses propres productions et se concentrer sur quelques plates-formes efficaces.

Que fait l’Ukraine pour y parvenir ?

– Le gouvernement et le ministère de la Défense a cherché frénétiquement des moyens d’obtenir de l’aide ou d’acheter des armes dans le monde entier. Et ce n’est que cette année que l’Ukraine a commencé à en produire elle-même. De même, le ministère des industries stratégiques était paralysé lorsqu’il était dirigé par Pavlo Riabikin. Constatant cette situation, le ministère de la Transformation numérique a commencé à travailler de manière proactive (en juillet 2022, en collaboration avec le ministère de la Défense, l’état-major général des forces armées et le Service spécial de communication de l’État, il a annoncé la première collecte de fonds pour la création d’une armée de drones sur la plateforme UNITED24. Au cours de l’année, des donateurs d’une centaine de pays ont soutenu cette collecte, qui a permis de fournir des drones à plus de 200 unités – ndlr). En avril, nous avons fait une démonstration de drones sous-marins. Ensuite, il y a eu le concours « Drone Hackathon ». L’industrie ukrainienne développe actuellement deux systèmes de missiles. Depuis la fin du mois de mai 2022, le programme de missiles a été lancé. L’entreprise Ukroboronprom [entreprise nationale ukrianienne d’armement – ndlr] n’est pas non plus dans une situation facile : elle a perdu plus de 40 sites dans des attaques aériennes. Mais ce n’est qu’une excuse partielle, car nous savons par exemple qu’en 1944, lorsque l’Allemagne a été massivement bombardée massivement, son industrie produisait des avions dasn des usines sous-terraines.

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Qu’est-ce qui a poussé le gouvernement à organiser sa propre production ?

– À mon avis, une vision claire de la situation ne s’est formée qu’en février de cette année. Le gouvernement a compris qu’il n’était pas si facile pour l’Occident de donner à l’Ukraine toutes les armes dont elle a besoin. À mon avis, le problème est apparu lors de la visite de V. Zelensky à Washington à la fin de l’année dernière. À l’époque, la presse a rapporté que le président ukrainien s’était vu proposer des compromis, qu’il avait refusés. L’Ukraine a dû constater un accueil plutôt réservée de la part de ses partenaires. Et cela continue. Nous n’avons toujours pas reçu les missiles tactiques et les avions dont nous avons besoin pour l’offensive, alors que nous aurions pu avoir les missiles tactiques avant que les forces de défense ukrainiennes ne commencent leur offensive, et les avions auraient pu être livrés cet automne. C’est à ce moment-là que V. Zelensky a manifestement estimé qu’il était nécessaire de relancer l’industrie de défense.

– Il y a quelques temps, Ukroboronprom a annoncé que, pour la première fois depuis son indépendance, l’Ukraine avait lancé sa propre production de munitions. En particulier, des obus de mortier de 82 mm et 120 mm, des obus d’artillerie de 122 mm et 152 mm, et maintenant des obus de char de 125 mm. Pouvons-nous estimer les volumes et mesurer s’ils compensent la pénurie ?

– Il est difficile de parler de volumes car ces informations sont classifiées. La Pologne a officiellement annoncé qu’elle multipliait par cinq sa production de munitions. La société norvégienne Nammo, l’une des plus puissantes d’Europe, a multiplié par dix sa production de munitions. Les Tchèques ont également augmenté leur production. Les États-Unis ont loué, pour ainsi dire, 500 000 cartouches à la Corée du Sud pour les donner à l’Ukraine. En d’autres termes, les capacités de mobilisation de l’Occident n’étaient pas prêtes. Le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, l’a également mentionné en avril de l’année dernière.

L’Ukraine possède au moins cinq entreprises puissantes capables de produire des munitions. Certaines d’entre elles ont un plan de charge très lourd. Elles appartiennent non seulement à l’État, mais aussi à des entreprises privées. L’autre jour, je me suis entretenu avec le directeur de l’entreprise Le véhicule blindé ukrainien. Il m’a dit qu’ils sont en train de produire des munitions et que le gouvernement souhaitait vraiment augmenter leur quantité. Il a indiqué que le ministre des industries stratégiques s’était même rendu sur place et avait personnellement inspecté les installations de l’entreprise pendant trois ou quatre heures.

Ukroboronprom et Le groupe d’armes polonais ont déjà signé un accord sur la production conjointe d’obus de chars de 125 mm. À quels résultats pouvons-nous nous attendre ?

– C’est très important. La production militaire peut désormais donner un coup de fouet à l’ensemble de l’économie. Par exemple, les produits chimiques spéciaux sont importants pour la production de munitions, ce qui contribuera au développement de l’industrie chimique. Il en va de même pour la production conjointe de divers systèmes aériens sans pilote avec la Turquie. L’Ukraine fournit à la Turquie divers moteurs d’avion modernes et espère devenir un opérateur de ces équipements.

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– Les militaires ukrainiens disent parfois qu’ils reçoivent des équipements de mauvaise qualité de l’étranger

– Ça arrive, par exemple, on vient de recevoir des produits de mauvaise qualité, curieusement en provenance d’Italie. La société engagée n’a pas réussi à réparer à temps les équipements d’artillerie. Et ce ne sont pas nos spécialistes qui nous l’ont appris, mais des journalistes occidentaux.
Nous disposons de trois moyens pour obtenir des armes. Le plus important est l’aide. Le deuxième est l’importation. Pour cette année, un montant de 360 milliards de hryvnias (8,9 milliards €) a été annoncé pour ces besoins. Mais les militaires affirment que ce montant sera bien inférieur, car il s’agit de contrats de service qui ont déjà été signés. C’est comme pour les « crabes » polonais. Je pense que les nouveaux contrats représenteront la moitié de ce montant. La troisième voie est celle de la technologie ukrainienne. Ses moyens proviennent non seulement du budget, mais aussi de volontaires et de diverses fondations. Par exemple, une entreprise qui produit des drones a un plan de charge complet, mais 50 % de son travail provient de commandes du gouvernement, et le reste des volontaires. Oui, toute la société est impliquée dans la guerre. C’est conforme à la doctrine approuvée en 2021.
Cette stratégie de sécurité militaire était la première de notre histoire à prévoir un principe aussi global de défense, car les guerres ne sont pas gagnées par les armées, mais par les nations.

– De quelles autres armes l’Ukraine a-t-elle besoin ?

– Une offensive réussie nécessite des décisions politiques et des armes – missiles tactiques ATACMS pour HIMARS. Les artilleurs ukrainiens n’auront même pas besoin d’être formés car ils utilisent déjà des HIMARS. Nous avons récemment analysé le fait que la base d’hélicoptères russes dans la ville occupée de Berdiansk était un problème récurrent pour notre armée car ces hélicoptères tirent sur nos unités et contribuent à la défense russe. Il serait bon de les frapper avec des missiles ATACMS. Mais l’administration Biden n’a pas encore pris de décision politique, car elle hésite au sujet de la libération de la Crimée. Par conséquent, aucune décision n’a été prise concernant les F-16. Nous pouvons utiliser les missiles du Royaume-Uni et de la France dans une mesure très limitée, car nous avons peu de transporteurs Su-24. Je pense qu’après la décision de Washington sur l’ATACMS, Berlin prendra rapidement la même décision concernant les missiles de croisière TAURUS. En ce qui concerne les importations, nous achetons la plupart des munitions pour l’artillerie. Les divers systèmes de défense aérienne et les véhicules blindés viennent en deuxième et troisième position. Et les drones ukrainiens font leur travail, y compris les drones de surface, même si les Russes affirment que la baie de Sébastopol est entourée de trois ou cinq ceintures de défense.

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Il serait utile que nos partenaires nous fournissent des bateaux sans pilote pour attaquer les navires et les infrastructures. Des systèmes de missiles côtiers nous seraient également très utiles. Si nous recevions tout cela, on pourrait imaginer à quel point l’armée ukrainienne serait plus puissante pour libérer ses territoires. Le général Cavoli, commandant des forces de l’OTAN en Europe, a déclaré au printemps que l’Ukraine disposait de 98 % des armes nécessaires à une offensive. Ce n’est pas vrai. Nous n’avons que 15 % du matériel de déminage dont nous avons besoin. Les Ukrainiens fabriquent à la hâte des rouleaux de déminage à partir de machines agricoles. Il est donc très important d’accorder plus d’attention à notre complexe industriel. Le nombre de fabricants ne cesse d’augmenter. Avant l’invasion à grande échelle, nous avions six fournisseurs de drones ; aujourd’hui, nous en avons plus de 40. Les Ukrainiens font tout pour gagner. Le gouvernement doit se ressaisir.