Un des gars qui était avec nous lui a jeté un mégot juste sous ses pieds.
« Ramasse-le et jette-le à la poubelle », a insisté Ivan.
« Tu as trouvé un endroit pour être propre, regarde le désordre autour de toi, c’est la guerre, pas le temps pour la propreté… »
« Nous n’avons pas le droit de faire cela après Maïdan » (la révolution de la Dignité en Ukraine– ndlr).
Oui, nous avons tous cru que Maïdan était un point de non-retour. Nous avons cru que tout changera après ces victimes que nous n’avons pas le droit de trahir. Surtout, après les souffrances encore plus grands, causés par la guerre, qui, jusqu’en février 2024, se cachait derrière les termes de « l’opération antiterroriste » dans l’est de l’Ukraine et de l’opération des Forces unies. Cette croyance naïve que le changement viendra de l’extérieur ! Qu’une vibration serait créée, comme il est de bon ton de le dire aujourd’hui, qui rendra impossibles les malheureuses rechutes du passé.
Je voudrais rappeler qu’à la fin de l’année 2021, le concert du rappeur russe Basta à Kyiv était le sujet le plus discuté. Des jeunes gens bien habillés, aux manières quelque peu arrogantes, s’engueulaient avec des activistes qui faisaient le piquet de grève contre le concert. «Qu’est-ce que la politique a à voir là-dedans? Nous aimons ses chansons », tel était le message des fans de Basta. Il restait quelques mois avant les premières frappes de missiles sur Kyiv. Et oui, pour ces passionnés de la culture russe, le bombardement de la capitale ukrainienne a été une surprise totale. « Comment est-ce possible au XXIe siècle, où il y a Elon Musk, des hyperloops et du lait sans lactose » ? Pour eux, il n’y avait pas de boucherie d’Illovaysk, de combat de Debaltsevo et de défense de l’aéroport de Donetsk. « La politique, ce n’est pas mon truc », disaient-ils.
Au cours du premier mois de la grande guerre, les civils ont presque vénéré des hommes en uniforme armés de mitrailleuses dans les rues de Kyiv (et non seulement). Peu à peu, l’euphorie est passée. Fin avril, nous avons gardé l’entrée d’une forêt minée avec d’autres militaires, et nous avons été souvent confrontés à des passants, ivres et agressifs: « Ne racontez pas d’histoires, je me promène dans ces bois depuis 25 ans! »
Les personnes qui n’ont pas de proches à la guerre, qui vivent loin des champs de bataille, qui regardent des vidéos populistes comme sédatif, ont l’illusion que la vie va reprendre le cycle d’avant-guerre. Mais la machine à remonter le temps reste un élément de fiction et rien ne présage son apparition. La guerre, quelle que soit sa durée, peut devenir un moment de repentance pour chacun d’entre nous, pour la société tout entière.
De quoi se repentir et devant qui? Je propose de revenir aux sources. En grec ancien, une grande partie des textes fondamentaux de christianisme est rédigée dans cette langue, le mot « repentance » se prononce comme « metanoia » et signifie littéralement « changement d’avis». C’est ce que nous devons expérimenter à l’époque de redoutables épreuves. C’est un fait bien connu en psychologie que tout vétéran est une personne avec un sens aigu de la justice. Lorsqu’il ne la trouve pas, le syndrome du Vietnam (d’Afghanistan et au-delà) s’intensifie. Dans une société d’après-guerre, le sens de la justice et de la responsabilité devrait être renforcé en général.
Si vous n’êtes pas convaincus par des théologiens du passé, regardez la vidéo de notre contemporaine et compatriote Yaryna Chornohuz, qui se bat dans l’une des unités de la marine.
« S’il vous plaît, changez tant qu’il nous reste beaucoup d’Ukraine », demande-t-elle. Il s’agit également de se repentir et de changer d’état d’esprit.
Pour ceux qui survivent, dans l’avenir, il ne devrait pas y avoir de place pour un compromis moral. Il en est de même pour la « grande littérature russe » et le reste de la périphérie impériale. On y parvient par le repentir, lorsque la pensée change de telle sorte que ce n’est pas la censure mais sa propre volonté qui empêche de s’informer auprès de médias russes, d’écouter de leur musique pop ou de jeter des mégots de cigarettes sous ses pieds. « Nous ne sommes pas Russes », aime bien rappeler mon commandant de compagnie.