Travailleur humanitaire, François Grunewald est fondateur du groupe Urgence réhabilitation développement (URD), qui conseille les grandes ONG internationales et intervient dans les pays en crise. Il est présent en Ukraine depuis 2020 et explique pourquoi il a été difficile, pour les acteurs de la solidarité, de s’adapter au contexte ukrainien. Les grandes ONG habitués à des pays où l’Etat est défaillant se sont retrouvés dans un contexte différent, où il existe une société civile active et des municipalités qui agissent au quotidien.
– Pouvez-vous raconter quelle action entreprend le Groupe URD en Ukraine ?
– Nous sommes spécialisés dans l’analyse, l’évaluation et le conseil sur la gestion de crises, l’action humanitaire et les processus de reconstruction. Au cours des 30 dernières années, nous avons ainsi travaillé sur la plupart des crises de la Corée du Nord à la Colombie. Nos travaux sont à destination des grands bailleurs de fonds internationaux, des organisations internationales, les ONG, le mouvement de la Croix Rouge, les gouvernements. On peut trouver nos travaux sur notre site. Nous travaillons dans la périphérie de l’ex Union Soviétique depuis des années. Nous avons fait des missions d’évaluation en Tchétchénie, en Géorgie, en Abkhazie, en Ossétie, et évidement, nous avons commencé à travailler sur l’Ukraine à partir de 2020, où nous avons organisé des formations, notamment, à Slaviansk et Mariupol, sur le problématique de gestion de risques technologiques dans les zones de guerre. Ce travail était fait avec la Protection civile Ukrainienne (SESU), avec la Croix Rouge ukrainienne et quelques ONG. De que la guerre totale a démarré, en février 2022, nous avons tout de suite commencé à mettre à la disposition, pour des acteurs de l’aide, des documents, des conseils sur les pratiques à mettre en place, avec notamment un document résumant les bonnes pratiques pour ce genre de contexte. En été, nous avons fait une grosse mission d’évaluation de la réponse de l’aide internationale à l’Ukraine, et nous continuons de soutenir des acteurs ukrainiens et internationaux qui travaillent dans le pays.
– Votre article dans Libération sur la disproportion des fonds et les difficultés sur place a reçu un écho retentissant. Pourriez-vous détailler, s’il vous plaît, votre analyse mis à jour à ce sujet ?
– Il y a trois choses qu’il faut voir. La première, c’est que l’aide internationale depuis les années travaillait plutôt en Afrique, en Amérique Latine, en Asie, dans le contexte de la catastrophe et de conflit, mais dans les conditions complètement différentes de ce qu’était l’Ukraine, et elles ont mis du temps à s’adapter à ce contexte-là. L’Ukraine n’est pas un « Etat Fragile » et malgré la guerre, les administrations continuent à fonctionner de façon efficace, tant au niveau national qu’au niveau municipal qui s’est trouvé renforcé avec les politiques de décentralisation des dernières années. De plus, il existe en Ukraine une société civile ukrainienne extrêmement développé, dynamique et organisée, qui était déjà très forte après le Maïdan. L’aide internationale devait donc comprendre ceci et s’adapter. Le deuxième élément est que l’aide internationale a mis du temps aussi à appréhender le fait que la société civile ukrainienne n’était pas seulement engagée dans des processus d’aide, mais aussi et surtout dans une dynamique profonde de résistance. Et donc autour de ça, l’aide internationale s’est trouvé quelque part en situation de déséquilibre. Elle a l’habitude de travailler sur les principes d’indépendance, de neutralité et d’impartialité, et d’un coup elle s’est retrouvé avec les acteurs qui disent que « non, nous ne pouvons pas rester neutre face à l’agression, on est tous unis contre l’agression ». Et ça aussi, l’aide internationale a mis du temps à comprendre et à s’adapter. Et le troisième élément, c’est que l’Ukraine dispose de gens formés, des techniciens de très haute qualité, des gens qui ont des masters, qui ont terminé des universités… Donc il existe de très importantes compétences qui fait que des jeunes humanitaires se sont trouvé face à un pays où les compétences sont énormes, et il fallait s’adapter à ça aussi.
– Libération a écrit en décembre passé que les grandes associations internationales captent quasiment la totalité des fonds réunis pour l’aide à l’Ukraine, tandis que les ONG locales ne bénéficient que de 0,31% d’argent recueillit ? Savez-vous si c’est toujours le cas ?
– Alors, moi je ne me bats pas sur les chiffres, mais ce qui est clair, c’est que l’aide internationale directe aux acteurs associatifs ukrainiens et aux groupes des volontaires, le financement direct a été très limité. Par contre, beaucoup d’aide en nature est arrivée sur place et a été transférée aux acteurs locaux. Parce que l’aide internationale qui arrive à Kyiv, Dnipro, Odessa n’a pas des réseaux pour distribuer, elle fait appel aux ONG locales pour récupérer les stocks et le distribuer soit aux déplacés, soit surtout dans les zones difficiles proches du front. Il y a eu assez peu de soutien opérationnel, voire stratégique aux groupes de bénévoles ukrainiens. Les procédures de l’aide internationale n’étaient pas du tout adaptées pour travailler avec ces groupes de volontaires auto-organisés, ni d’ailleurs en direct avec les municipalités.
– Est-ce que la situation est en train de changer ou rien ne bouge ?
– Les choses évoluent quand même ! Différents rapports, dont le nôtre qui ont été largement diffusés aux Nations-Unies, aux bailleurs de fonds et aux ONG ont contribué à ce changement et nos échanges avec les acteurs de l’aide le confirment. Les acteurs eux-mêmes se sont en effet rendus compte qu’il fallait adapter les modes d’actions, même si les choses ne changent pas assez vite. Un autre acteur fondamental en Ukraine, ce sont les municipalités qui sont au cœur de la coordination, de la localisation de ressources, de la réparation de l’eau, de gaz, de l’électricité. Or elles restent aussi souvent marginalisées dans les processus d’aide. Les grandes structures internationales n’ont pas l’habitude de travailler avec elles directement. Nous essayons de mobiliser les énergies, d’organiser cette collaboration, notamment avec Cités Unies France, le Geneva City Hub, etc. Nous connaissons bien les gens de la municipalité de Kharkiv, de Mykolaiv, de Dnipro, ce sont les gens formidables. Simplement, l’aide internationale n’a pas dans son ADN de mécanisme stratégique pour travailler avec des acteurs municipaux.
– La guerre nous met devant le défi inédit : tout réinitialiser, repenser autrement… Cet ADN, peut-il être modifié ?
– Oui bien sûr. J’étais la semaine passée en conférence à Genève qui a été organisé par la mairie de cette ville, avec des grands bailleurs suisses, suédois, etc, pour justement réfléchir à ça. Le sujet de la conférence était : comment on travaille mieux avec les acteurs municipaux. Ça va prendre du temps, mais ça change. La dynamique est lancée.
– Vous avez travaillé avec la Croix Rouge, à plusieurs reprises. De notre coté, nous nous sommes entretenus avec des nombreux proches des disparus, civils comme militaires, et ils ont beaucoup d’amertume et de ressentiment vis-à-vis de CICR, qu’ils trouvent un peu trop compréhensif avec la Russie. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Le Comité International de Croix Rouge a une position complexe. D’une coté, son fonctionnement est basé sur les Conventions de Genève de 1949, mais sa possibilité pour les appliquer dépend du bon vouloir de deux cotés. Il est évident que le bon vouloir du coté ukrainien est présent, et c’est plus compliqué avec l’autre coté. Je sais que le CICR, fait beaucoup d’efforts, mais que ces derniers ne sont pas souvent couronnés de succès. On comprend la frustration et la situation horrible dans laquelle sont ces femmes ukrainiennes qui ne savent pas si leur mari est mort ou prisonnier, qui demandent au CICR de faire les démarches et n’obtiennent pas de réponse. Il faut juste savoir que cette situation n’est pas le résultat de la mauvaise volonté du CICR. Je pense que l’accumulation de crimes de guerre et de violation du Droit Humanitaire international nous emmènera à des processus du type Tribunal Spécial, Cour Pénale à la Haye ou autre où la partie qui n’a pas répondu aux demandes du CICR sera confrontée à des accusations majeures.
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– Un autre problème qui est souvent mentionné au sujet du travail des grandes associations internationales en Ukraine, c’est la sécurité de leurs salariés. Souvent, elles ne les autorisent pas à aller aux endroits considérés comme à haut risques, parce que les contrats ont ce types des clauses. Est-ce que c’est toujours une difficulté pour aider l’Ukraine sur place, là, où les gens ont vraiment besoin d’aide ?
– C’est toujours une partie du problème, mais il existe des gens qui sortent de cette exigence. On voit ça partout, dans de nombreux contextes : il y a ce qu’on appelle le centre, et il y a la périphérie. Le centre, c’est là où on peut beaucoup travailler, avec beaucoup de monde, et c’est assez facile et pas trop dangereux, et la périphérie représente les zones plus compliquées. Certaines ONG se sont spécialisées pour travailler dans les zones plus risquées, avec les procédures souples, avec surtout des modalités opérationnelles différentes : quand on va dans une zone du danger, on devient très dépendants des acteurs nationaux. Quand on va dans les zones proches du front, on doit s’appuyer sur les capacités de nos collègues ukrainiens qui connaissent le terrain, on des liens avec les militaires qui peuvent dire si on y va ou pas. Les ONG ukrainiennes, les groupes de volontaires et quelques ONG internationales notamment françaises continuent d’aller régulièrement dans les zones proches de Bakhmout, de Kramatorsk, de Mykolaiv.
– Donc cette rigidité est en train de fondre un peu ?
– Il y a des progrès mais encore un long chemin à faire. Les choses ont changé quand le danger a évolué avec la nouvelle stratégie militaire russe à l’automne 2022 et les bombardements sur tout le territoire ukrainien. Le danger restait certes plus important dans les zones du front mais s’est étendu sur l’ensemble du territoire. Cette nouvelle phase de la guerre qui est devenue « la guerre de l’énergie » a vu une nouvelle mobilisation internationale massive pour aider l’Ukraine à gagner la Guerre de l’Hiver. Des milliers de générateurs, des containers entiers pleins de radiateurs, etc. ont été envoyés en Ukraine par les gouvernements, les ONG, des entreprises, etc. De leurs côtés, les efforts faits par les autorités, notamment au niveau municipal, pour créer des zones chaudes, et notamment les fameux « centres d’invincibilités » où il était possible de réchauffer, de boire une boisson chaude, de recharger son téléphone, ont été admirables.
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– Quels sont les enjeux de la reconstruction de l’Ukraine qui commence déjà, sans attendre la fin de la guerre?
– Quand je suis passé à Boutcha, à Irpin, à Kharkiv en 2022, on pouvait voir déjà de nombreux efforts de reconstruction faits par de simples citoyens, des groupes de volontaires et évidemment les acteurs municipaux, qui tentaient de remettre en état les réseaux d’eau et d’énergie, mais aussi de réhabiliter des bâtiments à usage collectif. Cette reconstruction d’infrastructures essentielles après les destructions commence souvent dans les heures après les bombardements car elles sont clés pour la vie des Ukrainiens. Mais de nombreux acteurs pensent déjà au futur. J’ai pu aussi rencontrer des ONG ukrainiennes qui travaillent sur les questions environnementales qu’il faudra prendre à bras le corps car l’impact environnemental du conflit est considérable et que d’autre part, les modèles de développement économique et agricole passés n’étaient pas très sensibles à ces questions.
D’autres acteurs ukrainiens sont très engagées dans la lutte contre la corruption, pour la refonte des systèmes de santé, etc.. Un des enjeux majeurs sera la reconstruction urbaine. Après les étapes de décontamination (ces zones sont pleines de débris explosifs) et de déblaiement des centaines de milliers de m3 de débris, de déminage, il faudra passer de la ville et des cités industrielles de type « soviétique » des années 60 à des urbanisations modernes, humaines, efficientes au niveau énergétique, etc. Des équipes ukrainiennes et internationales se penchent déjà sur le sujet. Certains des enjeux du futur de l’Ukraine, comme ceux liés au processus d’intégration à l’Union européenne sont apparemment déjà sur la table du Président Zelensky, comme justement cette lutte contre la corruption. Il faudra que la communauté internationale reste mobilisée auprès des Ukrainiens, une fois que le brouillard de la guerre sera dissipé et que l’attention des médias et des politiques se sera tourné vers d’autres crises….
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François Grünewald est un ingénieur Agronome INA-PG, il travaille depuis plus de 35 ans dans le secteur de la solidarité. Après différents postes à l’ONU, au CICR et dans les ONG, il a créé le Groupe URD : institut de recherche et d’évaluation spécialisé dans la gestion des crise, l’action humanitaire et la reconstruction. Ancien professeur associé à l’Université Paris XII, il a enseigné aussi dans diverses institutions en Europe, au Canada et aux Etats Unis. Auteur de nombreux articles, il a dirigé plusieurs ouvrages, notamment « Entre Urgence et développement », « Villes en Guerre et Guerre en Villes » ; « Bénéficiaires ou partenaires : quelques rôles pour les populations dans l’action humanitaires » aux Editions Karthala. Il coordonne les travaux de recherche du Groupe URD sur l’Ukraine.