Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

L’histoire d’une jeune femme qui sauve des soldats ukrainiens

Guerre
23 mars 2023, 11:06

L’évacuation des blessés de la ligne de front est une tâche difficile. Surtout pour les cas les plus graves. « On vous amène au point d’évacuation des blessés tout couverts de boue, on les décharge sur la route et puis on repart chercher le lot suivant », explique Olena, au pseudo Odouvan. « Vous recherchez parmi eux les blessés les plus graves, leur portez assistance, puis vous les faites monter dans votre ambulance et les emmenez à l’hôpital ».

Olena est anesthésiste-réanimatrice et travaille dans l’une des équipes de réanimation du Premier hôpital mobile des bénévoles (PFVMH) sur le front de l’Est. Elle est spécialisée dans les patients graves et extrêmement graves. « N’importe quel médecin, ambulancier ou infirmière peut récupérer les blessés légers et les emmener à l’hôpital », explique la jeune femme. « Mais pour ceux qui ont besoin d’un équipement approprié dans le transport, ou qui peuvent mourir en route, une équipe de réanimation est nécessaire ».

Tout peut arriver sur la route. « Parfois, tout est stable et calme, poursuit l’infirmière, Mais il arrive aussi que l’hémorragie soir importante, qu’une réanimation cardio-pulmonaire s’impose, qu’un grand nombre de manipulations médicales et infirmières supplémentaires doivent être effectuées, et tout cela dans la voiture, et non sur une table. Vous conduisez, la voiture sursaute et oscille dans différentes directions, le patient aussi, vous êtes en train d’attraper une perfusion, d’essayer d’ouvrir un casier, de trouver quelque chose dont vous avez besoin ». Bien sûr, quand c’est vraiment indispensable, vous arrêtez la voiture. Mais comme il s’agit d’une perte de temps précieuse, les médecins essaient de tout faire en même temps : « Notre métier, c’est la route, et tout ce que nous pouvons faire dans ce laps de temps qui peut être décisif ».

Après que la base des médecins située près de la ligne de front a été touchée par des bombardements, elle a dû déménager dans un endroit plus sûr. Les blessés sont désormais y transportés principalement depuis de centres de stabilisation. L’équipe de réanimation est généralement appelée quand les blessés sont déjà arrivés. Pendant qu’ils sont en route, ils les examinent, font un premier diagnostic, donnent les premiers soins, les stabilisent et les préparent pour le transport.

Il existe différents types de patients. Certains sont intubés sous respirateur, médicamentés ou inconscients en raison de leurs blessures ; d’autres sont gravement atteints mais conscients et peuvent même communiquer. Dans ces cas, les médecins doivent souvent jouer le rôle de psychologues, en expliquant que tout va bien, qu’il ne faut pas paniquer, que l’aide viendra.
« Cet aspect-là de notre travail peut prendre différentes formes, dit Olena. Parfois nous leur racontons histoires amusantes pour les distraire de la douleur, parfois nous chantons des chansons. Parfois, ils paniquent et pensent à leurs enfants ou à leurs proches, nous demandant de leur envoyer des messages. Nous les rassurons : nous allons vous sauver, nous allons vous emmener au bloc opératoire et tout ira bien, vous leur direz tout vous-même ».

« Cependant, il m’est arrivé à plusieurs reprises de faire une promesse et de noter les contacts et les mots à transmettre au cas où quelque chose se produirait. Et cela est très émouvant », admet la jeune fille.

Elle se souvient d’un homme blessé qui tenait tout le temps quelque chose dans sa main. Même quand ses blessures ont été examinées et soignées au poste, il n’avait pas permis qu’on le lave. Il restait allongé, la main dans la boue séchée. C’était un blessé grave, mais conscient. En chemin, Olena lui avait demandé ce qu’il tenait dans sa main : « Je ne te l’enlèverai pas. Dis-moi seulement, pour que je sois tranquille, que ce n’est pas une grenade ». Il s’est avéré que le soldat tenait un jouet appartenant à sa fille et qu’il gardait comme un talisman.

« Pendant tout le trajet, il tenait cet ours recouvert de boue, qui a séché sur sa main« , raconte Olena, « et il est donc entré au bloc opératoire avec cet ours. Tout le monde a fermé les yeux sur le fait que c’est de la boue, insalubre, qu’il faut tout laver, qu’il faut ranger les objets étrangers. Il ne s’est pas séparé de cet ours ».

« La médecine militaire est un domaine distinct et ses protocoles sont différents de ceux de la médecine civile », explique la réanimatrice. Ici, les premiers secours commencent par l’évaluation d’une hémorragie massive, alors que dans la vie civile, ils commencent par la perméabilité des voies respiratoires. Que tout soit propre et stérile c’est bien sûr aussi important, mais parfois, il y a d’autres priorités. « Qui a besoin d’un cadavre stérile », dit-elle ironiquement, « soit vous faites la toilette du blessé rapidement, soit vous la faites « stérilement » et lentement, et la personne se vide de son sang ».


« Lorsque vous êtes debout dans la boue, avec vos bottes, et que le sang coule, comment pouvez-vous garantir que tout soit stérile ? C’est impossible. Et tout le monde le comprend. Vous avez beau suivre les règles, quoi qu’il arrive, vous serez couvert de sang, d’urine, de salive, de pus dans les selles, de tout ce qui peut vous éclabousser, » explique Olena.
« Si vous fournissez vraiment des soins de qualité, c’est inévitable. Nous portons des gants pour nous protéger. Mais lorsqu’on remet le blessé à l’hôpital, on ne se souvient pas toujours qu’il faut nettoyer le sang et se laver soi-même ».
Olena essaie de se tenir au courant pour savoir ce qu’il est advenu de tous les patients gravement blessés par la suite. Pour savoir s’ils ont survécu, si elle a bien fait les choses, si le diagnostic était correct.

Le cas le plus difficile a été celui où elle a dû effectuer quatre réanimations cardio-pulmonaires d’affilée sur le même patient pendant le transport. « Même à l’hôpital, cela ne m’était jamais arrivé. Nous avons dû arrêter l’ambulance quatre fois et la redémarrer quatre fois. Il voulait tellement vivre »…

Lorsqu’elle s’est renseignée sur son sort, elle a appris que ce patient avait heureusement survécu. Il avait repris conscience et même retrouvé ses esprits. « Cela signifie que le cerveau n’a pas subi de lésions importantes, comme c’est le cas en cas de mort clinique », se réjouit la jeune fille.

Bien sûr, quand on se préoccupe du sort de tous les patients, on peut vite craquer. C’est pourquoi les médecins essaient de ne pas y penser. « Mais comment ne pas tout prendre à cœur ? » dit Olena, « Chacun d’entre eux est une personne comme vous. Il ou elle a aussi une famille, des parents, des frères, des sœurs, des époux, des êtres chers, et vous essayez de vous mettre à leur place. Et durant ces instants, alors que vous les sauvez, vous essayez de leur apporter autant de réconfort que possible, leur donner un peu de ce qu’ils auraient reçu de leurs proches. Nous les prenons dans nos bras, nous leur tenons la main et nous les rassurons comme s’ils étaient nos proches. Parce que les êtres qui leurs sont chers ne peuvent pas le faire à ce moment-là ».

La jeune femme dit qu’elle n’a jamais vu dans la vie civile la moitié des blessures qu’elle a vues à la guerre : « Nous avions étudié le manuel « Médecine militaire au front« , quand j’étais étudiante. A l’époque, nous nous demandions à quoi cela pourrait bien servir. Et maintenant, nous en avons besoin ».

Il y a des amputations tous les jours. Il s’agit soit d’une blessure par mine explosive – une amputation traumatique d’un membre, soit d’une blessure telle qu’il est impossible d’arrêter le saignement et qu’il n’y a rien à sauver du membre, et le chirurgien pratique l’amputation directement dans la zone de transit pour sauver une vie.

« Les amputations sont la pathologie la plus courante qui se produit ici. Et les traumatismes crâniens ouverts, les traumatismes oculaires, les hémorragies intra-abdominales, les coups de feu, les balles, les blessures fragmentaires pénétrant dans la poitrine, les blessures pelviennes, les fractures pelviennes, les fractures ouvertes… Parfois, vous devez même faire face à quelque chose de complètement nouveau, qui n’a même pas été enseigné. Par exemple, quand il s’agit d’un empoisonnement massif des soldats. Ensuite, vous devez deviner en fonction des symptômes, de quel type de substance il pourrait s’agir, quel antidote trouver, s’il existe, comment apporter une aide. » La réanimatrice dit qu’elle a vu des empoisonnements de masse avec des nitrates et des composés chlorés. Le phosphore est aussi souvent utilisé.

« C’est la chose la plus effrayante que j’aie jamais vue, admet Olena. Quand une personne est brûlée par cette substance et que vous ne pouvez rien faire. C’est du sadisme. Ce type d’arme est interdit, il ne peut pas être utilisé contre des personnes. Mais… Les Russes trouve plaisir à l’employer ».

Avant l’invasion à grande échelle, Olena était un médecin ordinaire. Elle cumulait trois emplois et voyageait dans le monde entier. Le 22 février, elle revenait d’une expédition dans les îles Lofothel, dans le cercle polaire arctique, et avait pris son service pendant deux jours. À l’époque, elle travaillait en anesthésiologie et en soins intensifs dans une clinique d’oncologie près de Gostomel, la région de Kyiv. Elle ne croyait pas à une invasion et n’avait donc emporté aucun document.
La guerre l’a surpris au travail : les premières explosions, le débarquement de l’ennemi, les gardes se dispersent, la clinique est encerclée. Le personnel se compose uniquement d’Olena, d’un médecin réanimateur, d’une infirmière et d’une aide-soignante de chaque service. Les patients sont nombreux et il faut les évacuer d’une manière ou d’une autre. Dans un premier temps, un abri antiatomique était improvisé au sous-sol, où les médecins ont continué à soigner les patients, mais sans électricité ni équipement. Ensuite, la direction a ordonné une évacuation et fait sortir les patients par groupes sous les tirs, petit à petit. Quand tout le monde a été évacué, le personnel a commencé à sortir par ses propres moyens.

« C’était effrayant, admet la jeune femme, je me souviens d’avoir traversé des ponts en courant la nuit, sans savoir sur quel territoire c’était. » Il valait mieux ne pas savoir, car à cette époque c’était déjà un territoire occupé. « Les gens ont couru, se sont cachés dans les bois pour éviter d’être vus », se souvient-t-elle.

Puis il y a eu le bénévolat, toutes sortes de cours, y compris la médecine tactique militaire, les candidatures à diverses associations caritatives : « Je ne peux pas servir dans les Forces armées, car j’ai une maladie incurable. Mais j’ai toujours envie de travailler ».

Elle a trouvé un emploi bien payé. Mais finalement, elle a démissionné pour aller aider au front. Olena assure qu’elle n’a jamais regretté son choix, aussi difficile soit-il.

« J’y rencontre des personnes incroyables, je ne regrette pas ma décision. Je suis parmi les miens. Ici, d’une certaine manière, les valeurs des gens changent. Tout le monde devient plus direct. Nous parlons franchement de tout, il n’y a pas d’hypocrisie comme dans la vie civile ».

Voyager, c’est peut-être la seule chose qui manque vraiment à Olena. Même si elle peut voyager librement à l’étranger, elle ne peut toujours pas se le permettre moralement, car elle pense que ce n’est pas le moment. Elle dit que quand la guerre sera terminée, si elle survit, elle aimerait reprendre son travail médical, avoir un chien et parcourir le monde avec lui.
« Je plaisante en disant que je travaille pour manger et avoir un toit au-dessus de ma tête, parce qu’ici, on n’a besoin de rien. J’ai gagné de l’argent pour acheter une voiture, et ensuite c’est la volonté de Dieu et la chance qui décident de tout », dit-t-elle.
Elle sait qu’il est très important de ne pas craquer moralement. Sinon, qui aidera les soldats qui n’abandonnent jamais et ne se fatiguent jamais ?

Auteur:
Roman Malko