Olena Davlikanova Washington

Quel stratégie de l’Occident pour contenir la Russie?

Politique
14 février 2024, 11:24

Même si la Russie a déjà subi de lourdes pertes en équipements et en combattants, il ne lui faudra peut-être que sept ans pour reconstruire son armée. La possession d’armes nucléaires a déjà limité la réponse occidentale à l’agression. L’économie russe s’adapte avec succès à la guerre et aux sanctions. Les cyberattaques russes, les opérations de renseignement et les campagnes de désinformation professionnelles ont une portée mondiale.

Comment faire face à la menace russe, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour le monde ?
Fin janvier, le Center for European Policy Analysis [institution de politique publique à but non lucratif et non partisane basée à Washington DC qui se consacre au renforcement de l’alliance transatlantique – ndlr], a publié un rapport intitulé Contenir la Russie, protéger l’Europe. Le document propose une stratégie globale pour dissuader la Russie d’aller plus loin dans son agression et prévenir d’autres agressions à l’avenir.

La stratégie proposée comprend quatre composantes principales  :

1. Assurer la défaite de la Russie en Ukraine ;

2. Renforcer la coopération des pays membres de l’OTAN et la sécurité du flanc oriental de l’Alliance ;

3. Contrer l’influence russe dans le monde, notamment dans les sociétés occidentales ;

4. Affaiblir les efforts de la Russie pour restaurer sa domination régionale.

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Que faut-il pour vaincre la Russie en Ukraine ?

Selon les auteurs du rapport, la première chose à faire est de changer le discours du « aussi longtemps qu’il le faudra » (ou sa dernière variante « autant que possible ») pour obtenir la victoire « le plus tôt possible », notamment en augmentant le rythme des livraisons d’armes.

Ici, il convient de noter qu’il ne s’agit pas seulement du rythme, mais aussi du volume des livraisons, ainsi que de la recherche de nouvelles solutions technologiques, dont le général Zaloujny a parlé dans son article pour CNN. À Davos, le ministre lituanien des Affaires étrangères, Gabrielius Landsbergis, a souligné que pour vaincre Poutine, l’Occident devait fournir à l’Ukraine non pas 40 systèmes HIMARS, mais 400, et non 80 chars, mais 1 000.

Actuellement, l’épopée du programme d’aide à l’Ukraine se poursuit au Congrès, ce qui remet en question la volonté des États-Unis de maintenir leur leadership dans la confrontation avec la Russie. C’est avec cet appel que David Cameron, le ministre britannique des Affaires étrangères, est venu à Washington à la fin de l’année dernière.

Le débat américain sur l’Ukraine est pour le moins surprenant, car en 2023 les ventes d’équipements militaires américains à des gouvernements étrangers reconstituant leurs réserves après avoir transféré de vieilles armes en Ukraine et préparé des conflits potentiels ont atteint un montant record de 238 milliards de dollars. C’est deux fois plus que les 113 milliards, soit la totalité de l’aide américaine pour début 2024. Il ne faut pas oublier qu’une part importante de ces fonds est restée dans l’économie américaine, a contribué à la création d’emplois et au développement économique.

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Les auteurs du rapport soulignent aussi la nécessité pour l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN dans un avenir proche ou de remplir des obligations proportionnées dans le domaine de la sécurité avec des indicateurs clairs de son inclusion dans la défense collective.

Le sommet des dirigeants de l’OTAN à l’occasion de son 75e anniversaire se tiendra du 9 au 11 juillet 2024 à Washington. Après les résultats décevants du sommet de l’année dernière à Vilnius, au cours duquel l’Ukraine n’a jamais reçu d’invitation à devenir membre, un « signal puissant adressé à Poutine », comme on le dit souvent à Kyiv, devrait être un message sur l’adhésion imminente de l’Ukraine à l’Alliance dans une perspective clairement définie.

Cependant, Julianne Smith, la représentante permanente des États-Unis auprès de l’OTAN, a déjà souligné que les discussions porteraient sur le renforcement des relations avec l’Ukraine : « Tout d’abord, notre objectif est de célébrer et de saluer les nombreuses réalisations de l’Alliance au cours de ces décennies. Mais nous allons évidemment aussi nous concentrer sur nos amis ukrainiens ».
Globalement, une vision très réaliste des choses suggère que l’adhésion à l’OTAN risque de rester pendant longtemps un rêve inaccessible pour l’Ukraine. La chance de 2008, perdue non pas tant par Kyiv que par l’Occident, a coûté cher aux Ukrainiens. Cependant, il est fort probable que seul un nouveau scénario géopolitique ouvrira une fenêtre d’opportunité pour des avancées sérieuses dans cette direction. L’Ukraine peut attendre des décennies que la Russie s’affaiblisse jusqu’au point où l’Occident ne considérera plus son adhésion comme trop risquée.

Deux autres points importants de la stratégie sont l’engagement politique en faveur d’une intégration rapide de l’Ukraine dans l’Union européenne, qui symbolisera un retour dans la famille européenne, et les investissements dans la résilience, la reconstruction et le redressement du pays, y compris avec un secteur industriel de défense moderne et productif, dès maintenant.

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Les chances de l’Ukraine d’intégrer l’Union européenne sont meilleures que celles d’intégrer l’OTAN, mais une situation sécuritaire peu fiable deviendra un obstacle aux investissements et à une reprise économique rapide.

Les auteurs de la stratégie n’ont pas oublié l’importance d’une justice immédiate, avec des tribunaux chargés d’examiner les crimes de guerre et les crimes d’agression. Cela peut être un tribunal international hybride ou un autre format de tribunal. Aujourd’hui, un procès mené en l’absence de l’accusé démontrerait tout de même l’engagement de la communauté internationale en faveur de la justice et servirait de rappel à ceux qui planifient ou commettent actuellement une agression. Ainsi, la reconnaissance de la responsabilité collective des citoyens russes pour les crimes commis en leur nom ne tombera pas dans les oubliettes.

La dernière question importante dans cette partie de la stratégie est le paiement des réparations. Il s’agit de rediriger les avoirs russes gelés vers l’Ukraine et de maintenir le régime de sanctions actuel. De plus, la Russie pourrait être tenue de fournir gratuitement une certaine quantité de vecteurs énergétiques à l’Ukraine et à d’autres pays qui ont souffert de l’agression russe.
La stratégie ne prend pas en compte l’exemple du Koweït, qui a reçu une partie des bénéfices de la vente de vecteurs énergétiques par l’Irak. Cette répartition n’a été finalisée qu’en 2021 par le paiement de 52 milliards de dollars pour l’agression de 1990-1991. Si un tel mécanisme est aussi envisagé, il est nécessaire de s’assurer que le plafond de prix imposé au pétrole russe restera en place.

Au fond, la garantie la plus fiable de sécurité pour l’Ukraine serait une Russie qui ne manifesterait plus d’ambitions impérialistes. Toutefois, une telle perspective est trop vague pour être prise au sérieux. Le vecteur le plus probable du développement politique de la Russie à court et moyen terme restera le renforcement de l’autoritarisme, une politique agressive envers ses voisins et les partenaires occidentaux et des actions visant à renforcer sa domination dans l’espace post-soviétique.

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Même une victoire complète de l’Ukraine dans la guerre actuelle ne changera pas la nature fondamentalement asymétrique du conflit. La Russie disposera toujours de ressources humaines et financières supérieures et pourra se reconstituer dans le temps pour l’attaque suivante.
Qu’implique le renforcement de la coopération des pays membres de l’OTAN et de la sécurité du flanc oriental de l’Alliance ?

Les étapes suivantes sont essentielles ici  :

• intensifier l’engagement stratégique des États-Unis envers l’Europe et doubler le dialogue sur la coordination stratégique des actions visant à contenir la Russie et la Chine et à faire face à d’autres défis ;
• renforcer le consensus bipartite aux États-Unis concernant les défis géopolitiques et le rôle de l’OTAN;
• engager des investissements importants et coordonnés dans la production industrielle de défense des deux côtés de l’Atlantique, pour soutenir la dissuasion à long terme des guerres terrestres sur le continent européen comme principal intérêt des États-Unis et de l’OTAN ;
• assurer la sécurité énergétique régionale et mondiale, notamment par le développement d’une doctrine de sécurité énergétique transatlantique et la réduction de la dépendance à l’égard du pétrole, du gaz et du combustible nucléaire russes.

Le flanc oriental de l’OTAN est une zone extrêmement vulnérable dans l’architecture de la sécurité européenne, c’est pourquoi il faut efficacement dissuader la Russie de toute aventure dans la région afin de prévenir une future agression.

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En 2023, le Parlement européen a alloué 500 millions d’euros pour financer les capacités du bloc de production industrielle de munitions afin d’assurer la mise en œuvre de la loi adoptée sur le soutien à la production de munitions.

Les entreprises européennes de défense peuvent aussi se targuer d’une augmentation des commandes et de revenus records. Rheinmetall, le plus grand fabricant d’armes allemand, a annoncé qu’il espérait même investir 200 millions d’euros dans l’ouverture d’une usine de production de chars en Ukraine, d’une capacité de 400 chars par an. C’est le signe que les entreprises de défense s’attendent à une forte demande encore pendant de nombreuses années.

Cependant, seul un tiers des États membres de l’OTAN ont réussi à consacrer 2 % de leur PIB à la sécurité collective, tandis que le budget russe pour 2024 prévoit 6 % du PIB pour l’armée, dépassant les dépenses sociales pour la première fois dans l’histoire moderne. Et bien que le PIB de la Russie soit inférieur à celui des pays membres de l’OTAN, le transfert vers une économie de guerre par un régime autoritaire avec le consentement tacite de la population est beaucoup plus facile et rapide que toutes les discussions dans les sociétés démocratiques.

De plus, les pays de l’UE dotés d’un complexe de défense développé font valoir leurs intérêts dans la lutte pour le financement, ce qui retarde la conclusion d’accords. Ainsi, la France et l’Italie notamment, sont intéressées par la vente du système SAMP-T et du système de défense aérienne Mistral, alors que l’Allemagne a annoncé son intention de mettre en œuvre le projet Sky Shield pour protéger le ciel européen, qui implique l’achat du Patriot américain et du système israélien Arrow 3.

L’Europe craint des changements dans la politique américaine en matière de leadership au sein de l’Alliance, voire ne remette en question son appartenance. Face aux déclarations acerbes et répétées de Donald Trump, potentiel futur président américain, concernant un retrait ou au moins une révision de la stratégie de l’Alliance, les législateurs américains ont même élaboré un projet de loi qui nécessiterait l’approbation des deux tiers des Sénat ou un acte du Congrès pour prendre la décision de se retirer.

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À quoi devrait ressembler une contre-mesure efficace contre l’influence russe ?

La stratégie prévoit de:

• renforcer les institutions nationales de gestion et de surveillance financières afin de réduire l’influence des injections financières de la Russie sur les politiques des pays ou d’autres pays qui constituent une menace pour l’Occident et ses alliés ;
• lutter contre la désinformation et renforcer les activités de contre-espionnage ;
• restaurer la confiance des pays du Sud envers l’Occident par un retour à la diplomatie, au commerce, aux investissements et à la résolution des conflits afin de fournir une alternative durable aux aventures opportunistes de la Russie et de la Chine.

Une dissuasion fondée uniquement sur la composante militaire n’est pas viable. Il est donc aussi important de renforcer l’Occident moins vulnérable que de développer le secteur de la défense.

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Comment affaiblir les tentatives de la Russie de rétablir sa domination régionale ?

Saper l’influence de la Russie en tant qu’ancien empire est la clé d’une paix durable. Par conséquent, la stratégie distingue les étapes suivantes  :

– soutenir les aspirations de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie à adhérer à l’UE et activer le processus d’adhésion des Balkans occidentaux à l’UE ;
– soutenir l’opposition démocratique et la société civile au Belarus, en augmentant la pression sur le régime fantoche de Minsk ;
– donner la priorité à la présence de l’OTAN en mer Noire et restaurer la liberté de navigation ;
– contribuer à construire la paix dans le Caucase du Sud après l’échec de la Russie à empêcher la reprise de la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ;
– diversifier le commerce en Asie centrale, en offrant aux gouvernements régionaux des alternatives à la Russie et à la Chine.

Les événements en Ukraine ne détermineront pas seulement son avenir. Nous assistons à la formation d’un nouvel axe de puissance Chine-Russie-Iran-Corée du Nord, dont l’objectif géostratégique est de saper la puissance américaine et de changer l’ordre mondial tel que nous le connaissons. Les conflits qui éclatent dans diverses régions contribuent à la déstabilisation et donc à la réalisation de leurs objectifs.

Même si la Russie a déjà subi de lourdes pertes en équipements et en combattants, il ne lui faudra peut-être que sept ans pour reconstruire son armée. La possession d’armes nucléaires a déjà limité la réponse occidentale à l’agression.

L’économie russe s’adapte avec succès à la guerre et aux sanctions. Les cyberattaques russes, les opérations de renseignement et les campagnes de désinformation professionnelles ont une portée mondiale.

La mise en œuvre de la stratégie proposées par le CEPA contribuera à ce que non seulement les Ukrainiens, mais aussi les citoyens américains et européens, se sentent en sécurité chez eux et puissent continuer à construire un monde d’interactions pacifiques entre États souverains.
La seule question est de savoir s’il y aura suffisamment de leadership et de bon sens pour donner la priorité au danger encore imminent plutôt qu’aux intérêts politiques et financiers à court terme.