Lera Bourlakova attachée de presse du bureau ukrainien d'Amnesty International

Veronika Velch : « Le report du soutien à l’Ukraine permet aux Républicains de mobiliser leur propre électorat »

Politique
16 avril 2024, 16:11

L’avocate ukrainienne, spécialiste de lobbying international, docteur en sciences politiques et épouse du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, parle de l’aide à l’Ukraine au Congrès américain, des ambitions de Trump et des avoirs russes.

Lorsque Mike Johnson a été élu speaker [ = président – ndlr] de la Chambre des représentants, j’ai demandé à mes nombreux collègues américains, en particulier ceux de l’aile républicaine modérée, ce qu’ils pensaient de lui. Tous m’ont dit que c’était une marionnette de Trump, une personne d’une très grande loyauté, qui n’a pas beaucoup d’avis sur les processus internationaux et qui préconise des politiques qui conviennent au candidat républicain, en l’occurrence Donald Trump. Par ailleurs, tous les autres candidats potentiels, à l’exception de Nikki Haley, avaient des positions ambiguës sur l’Ukraine.

L’Ukraine est devenue une monnaie d’échange dans les jeux politiques américains. L’électeur américain lambda ne se soucie pas de l’Ukraine. Gaza a considérablement modifié la configuration politique et l’attention s’est déplacée de l’Ukraine vers un contexte géopolitique plus large. Notre pays est devenu un sujet trop difficile à comprendre. Si l’électorat ne pense pas à l’Ukraine, les élites non plus. C’est la raison pour laquelle le Congrès est tel qu’il est. Il peut passer d’un régime républicain-démocratique à un régime entièrement républicain, comme l’indiquent déjà toutes les prévisions.

Mitch McConnell a déjà annoncé qu’il quitterait ses fonctions à la fin de l’année 2024. Il était autrefois un partisan de Trump, un chef de file de la majorité au sein du parti, mais peu importe la façon dont il était traité, il était toujours pro-ukrainien. C’est un politicien de la vieille école, je dirais antisoviétique, et l’Ukraine était dans son champ de valeurs. Il a beaucoup aidé et continue de façonner l’opinion autour de la question du soutien à l’Ukraine.

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Je mentionnerai également Mitt Romney, qui est un grand partisan de l’Ukraine et qui a un programme très anti-russe. Il a également annoncé qu’il ne se représenterait pas. Autrement dit, il y a moins en moins de Républicains de haut niveau qui sont pro-ukrainiens. C’est un gros problème pour nous.
J’ai vu une lettre du Conseil des églises protestantes évangéliques d’Ukraine adressée à M. Johnson, parce qu’il est évangéliste. C’est une juste et importante initiative. En même temps, elle a une saveur particulière aux Etats-Unis, car les évangélistes sont un groupe qui défend les valeurs traditionnelles. Mais ce n’est pas le cas en Ukraine, dans le premier sens du terme, car pour eux, c’est plutôt Poutine qui est garant des valeurs traditionnelles. Même si notre délégation – adventistes, évangéliques – parle aux Etats-Unis de la situation dans les territoires occupés, de la persécution de leurs croyants, on l’écoute, mais avec une certaine réserve. Et cela est encore une fois lié à la vision de la Russie comme un État où Poutine peut protéger les modes de vie traditionnels.

En fait, on ne parle plus seulement du président du parlement, mais d’un programme beaucoup plus large. En observant les choses de très près, y compris les avis en demi-teinte, je constate que le rejet du Congrès du soutien à l’Ukraine aide les Républicains à mobiliser leur propre électorat et à rester visibles. C’est un avantage pour eux, pas un inconvénient. Il est donc possible que cette situation perdure pendant un certain temps. Le problème est que la période actuelle est très critique pour l’Ukraine.

Dans le même temps, je suis très gênée par le message que j’entends de plus en plus souvent en Ukraine et qui consiste à dire que c’est prétendument la faute de l’Amérique si le pays se trouve dans une situation aussi difficile aujourd’hui. Bien sûr, il y a une responsabilité américaine dans l’échec du vote sur l’allocation des fonds. Mais nous ne devons en aucun cas nous lancer dans des accusations. Nous sommes dans cette situation parce que Poutine a déclenché une très grande guerre, parce qu’il s’est assuré le soutien de la Chine, parce qu’il a le soutien de l’Iran. Nous sommes dans une situation difficile parce que les sanctions ne sont pas totalement efficaces, parce qu’il y a des agents d’influence russes… Nous devons apporter des solutions à ces problèmes. Mais l’idée de blâmer des partenaires n’est pas productive, à mon avis.

Nous avons désormais l’espoir de voir apparaître de nouveaux visages au sein du Conseil national de sécurité des États-Unis. Michael Carpenter, ancien représentant des États-Unis auprès de l’OSCE à Vienne, y est retourné. Il a toujours été très proactif en termes de sanctions, il comprend beaucoup de choses, il sait beaucoup de choses. C’est un homme politique prudent, équilibré et astucieux.

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Trump a probablement encore l’ambition irréaliste de mettre fin à la guerre « en 24 heures »

Il est probable que Trump soit élu, mais je ne ferais pas de prédictions définitives. Etant donné son humeur aujourd’hui… et le comportement de Johnson, qui est en quelque sorte son reflet… je pense qu’il pourrait avoir l’ambition irréaliste de mettre fin à la guerre « en 24 heures ». D’un point de vue pragmatique et réaliste, l’Europe, en particulier la Grande-Bretagne, restera un grand allié pour nous, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure elle sera capable de tout prendre sur elle.

Je pense que la question du blocage et de la récupération des avoirs russes sera à nouveau un sujet brûlant. Mais ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Cet argent est réparti entre différentes banques dans différents pays, et il y a une question de règlement national. Aux États-Unis, il faut notamment l’accord de la secrétaire au Trésor, Mme Yellen, qui a déjà déclaré qu’une telle démarche était impossible car elle déstabiliserait le système financier. On craint que de nombreux pays démocratiques cessent de garder de l’argent dans leurs banques.

Cependant, Larry Tribble, éminent professeur à Harvard, sommité de la science américaine, a récemment mené une étude selon laquelle la seule signature de M. Biden suffirait à saisir les actifs russes situés aux Etats-Unis au profit de l’Ukraine. Car c’est la loi du précédent, et un tel précédent a déjà existé dans l’histoire. Mais aux États-Unis actuellement, les intérêts politiques l’emportent sur les fondements de la jurisprudence.

Pour nous, la lutte n’est pas une question de choix. C’est une question de survie. Je crois vraiment qu’il y aura une victoire de l’Ukraine. Mais cela dépendra de changements géopolitiques majeurs, de la situation en Russie. Ce ne sera peut-être pas le cas aujourd’hui. Mais la question qui se pose à nous est la suivante : combien de temps sommes-nous prêts à vivre ainsi ? Et si la guerre durait dix ans ? Il peut s’agir d’une guerre avec des bombardements peu intenses, mais cela pourrait être un scénario à la syrienne. Je n’aime pas du tout faire des comparaisons, mais je communique et travaille beaucoup avec les Syriens, et je vais utiliser cet exemple. La Russie a une méthode qui consiste à terroriser les civils dans une région donnée. Elle prend une ville en Syrie et la bombarde intensivement pendant une longue période. Bien entendu, ni le développement ni l’investissement ne sont possibles dans de telles conditions.

Je ne suis pas un expert militaire, mais j’entends souvent mes collègues américains dire que l’essentiel aujourd’hui est de tenir la ligne de défense. Et aussi, dans la mesure du possible, de changer de concept de combat, centré sur des humains. Car après tout, se battre pour des territoires que nous ne peuplerons pas d’Ukrainiens et où nous ne préserverons pas ce que nous avons de plus précieux – des femmes qui veulent y accoucher, des enfants qui veulent y vivre, des hommes qui veulent y construire – à quoi cela sert-il ? Je pense que Poutine atteint ses objectifs lorsqu’il nous pousse à quitter le pays, lorsque les gens décident de ne pas revenir. Cela me fait mal quand les gens disent qu’il est « effrayant de revenir ». Quand ils disent que « c’est effrayant de ramener son fils, parce que, qui sait ? »… J’ai aussi des fils. En effet, qui sait, et c’est réellement effrayant… Les objectifs de Poutine sont systématiques et bien pensés, peu importe à quel point nous voulons les dévaloriser.

Les Conventions de Genève ne sont plus en vigueur depuis longtemps. Et pourtant, la communauté internationale continue d’essayer de fermer les yeux, car les institutions internationales elles-mêmes doivent être repensées. Nous vivons actuellement un précédent où une puissance nucléaire autoritaire a envahi un État démocratique qui avait volontairement renoncé à son potentiel nucléaire. Bien sûr, cela a sapé les fondements du système de sécurité et a créé, d’un certain point de vue, un point de non-retour.

Il est évident que, même sans le soutien des Américains, notre peuple est prêt à se battre, car pour nous, ce n’est pas une question de choix. C’est une question de survie. Le moment de la victoire de l’Ukraine peut s’étendre dans le temps bien plus longtemps que nous ne pourrions l’imaginer. Le plus difficile est de construire notre vie en gardant cela à l’esprit… Mais c’est très honnête envers nous-mêmes, nos enfants et notre pays.

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Je suis sûre qu’à un moment donné, l’Ukraine rétablira ses frontières de 1991. Mais je ne sais pas quand cela se produira. Après tout, rien n’est éternel, ni les guerres, ni les gens. C’est pourquoi, aujourd’hui, j’aimerais que les principaux efforts soient concentrés sur l’existence d’un État ukrainien et d’institutions démocratiques sur le territoire que nous contrôlons.

En Ukraine, je m’occuperai d’un nouveau projet, qui est en grande partie lié à la communication de crise. Je pense que c’est très nécessaire. Je continuerai à travailler aux États-Unis, mais à distance et dans un rôle différent… La décision de revenir a été difficile à prendre, mais je voulais être chez moi. Mon fils cadet est avec moi. L’aîné termine son année universitaire aux États-Unis et reviendra plus tard. Et mon mari est une raison importante de rentrer au pays, bien sûr. Bien que nous nous voyions très peu. Malheureusement, quand il est de passage à Kyiv, c’est généralement soit pour se rendre aux funérailles de ses camarades, soit pour se faire soigner après un nouveau choc dû à un obus.

Je suis heureuse qu’Oleg ait des proches avec lesquels il a traversé beaucoup d’épreuves et survécu. Ils se soutiennent mutuellement. Je comprends que c’est sa deuxième grande famille. La plupart des hommes qui sont sur la ligne de front, y compris mon mari, y resteraient encore, même si l’on annonçait aujourd’hui la possibilité d’une démobilisation. Ils auraient peut-être changé d’emploi, enseigné et formé ceux qui les remplaceraient. Mais ils combattront, d’une façon ou d’une autre. Parce qu’ils y voient leur mission.