Au cours des deux années de guerre totale, le lobby du Kremlin aux États-Unis a connu certains changements de configuration et de tactique. Essayons d’y voir clair.
Commençons la revue de cette catégorie de serviteurs du Kremlin par le très influent ancien animateur de Fox News, Tucker Carlson, qui vient d’enregistrer un entretien avec le dictateur russe. Vladimir Poutine a profité de ce micro tendu pour déclarer que l’arrêt de l’aide occidentale à l’Ukraine mettrait fin à la guerre en quelques semaines. Au moment même où les démocrates et les républicains s’affrontent à propos de soixante milliards d’aide, cette communication stratégique du Kremlin a été très efficace et largement relayée par les réseaux sociaux aux États-Unis.
Ainsi, le sénateur conservateur de l’État d’Alabama Coach Tommy Tuberville a réagi sur X : « L’interview de Poutine montre que la Russie est ouverte à un accord de paix, ce sont les bellicistes de Washington qui veulent la prolongation de la guerre. Voilà la raison pour laquelle je vote contre le financement de ce conflit avec soixante milliards de dollars du contribuable supplémentaires ». D’autres commentateurs ont relevé la capacité de Poutine de « connaitre l’histoire par cœur » en l’opposant à la « démence » du président Biden.
Le lendemain de sa mise en ligne, la vidéo de l’entretien de Tucker Carlson avec Poutine comptait déjà plus de soixante millions de vues, mais le porte-parole du Conseil national de sécurité de la Maison Blanche John Kirby a balayé les craintes que cet évènement puisse influencer l’opinion publique. Quant aux journalistes américains, ils ont été outrés par les affirmations de Tucker Carlson selon lesquelles il est le seul à vouloir connaître « le point de vue de Poutine ». La journaliste et historienne américaine Ann Applebaum a répondu en disant que « Tucker Carlson n’est pas un journaliste, mais un propagandiste qui a déjà aidé les autocrates à blanchir leur corruption ».
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Tucker Carlson est le leader d’opinion d’une partie des électeurs conservateurs. Il est si influent que Donald Trump considère même de le prendre comme son colistier et ce malgré la divulgation de la correspondance privée de l’animateur où il reconnait qu’il « déteste Trump passionnément ».
Mais Tucker Carlson n’est pas le seul troubadour russe aux États-Unis. Parmi ses collègues, on peut citer la chroniqueuse conservative de Daily Wire Candace Owens qui « démystifie la propagande ukrainienne » en partageant des sondages qui montrent un prétendu faible soutien à l’Ukraine parmi les jeunes républicains. L’année dernière, Charlie Kirk, fondateur de Turning Point USA, a publié les résultats d’un sondage controversé réalisé auprès de milliers de jeunes républicains, dont près de 96 % n’étaient pas favorables à une « implication des États-Unis » dans l’aide à l’Ukraine.
L’animatrice conservatrice de Fox News Laura Ingraham relaye les messages similaires : « Qui veut de cette guerre interminable que nous devons financer ? Qui sont ces Américains qui veulent que nous payions pour la reconstruction de l’Ukraine, qui coûtera des centaines de milliards de dollars, peut-être même plus. Parmi ceux que je connais, personne ne veut ».
L’aile MAGA du parti républicain n’est pas en reste. Il y a un an, le sénateur républicain Matt Gaetz a proposé une résolution intitulé « La Fatigue de l’Ukraine » qui visait à stopper « l’aide financière et militaire ». Une autre élue américaine opposée à cette aide, la représentante Mary Miller, a quant à elle accusé Joseph Biden de vouloir mêler les États-Unis dans trois guerres à grande échelle et de financer « les deux parties dans chacune d’entre elles » (sic).
Au mois de mars 2022, le département du Trésor des États-Unis a sanctionné onze agences d’information contrôlées par les services de renseignement russes qui justifient l’invasion russe de l’Ukraine : NewsFront, the Strategic Culture Foundation, Odna Rodyna, Rhythm of Eurasia, Journal Kamerton, InfoRos, SouthFront, United World International, New Eastern Outlook, Oriental Review and Geopolitica.
Selon les informations dont dispose le Département d’État, News Front, créé comme « une source alternative d’information » pour les occidentaux, serait en réalité une création du FSB, le service de sécurité russe, New Eastern Outlook et Oriental Review celle du SVR, le renseignement extérieur, et Rebel Inside relèverait de l’armée russe.
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En même temps, les piliers de la propagande russe que sont les chaînes d’état RT et Sputnik ne sont toujours pas interdits aux États-Unis et seules quelques compagnies les ont bannis après l’invasion de l’Ukraine de 2022 : Apple a exclu l’application RT News de son App store, Youtube a bloqué RT et DirectTV a renoncé à RT America.
À l’année 2023, à leurs trolls et bots habituels les Russes ont ajouté de nouvelles techniques. On a vu, par exemple, circuler des deep fakes où Mike Tyson ou Elijah Wood auraient traité le président ukrainien de drogué et de néonazi. Les Russes manipulent également le trafic de moteurs de recherche à l’aide de sites web de faible qualité, créés pour multiplier les liens vers les faux centres analytiques pro Kremlin.
Le Département d’État a identifié cinq récits auxquels recourt la Russie :
– La Russie est une innocente victime, ses actions hostiles sont provoquées par les États-Unis et leurs alliés
– Le révisionnisme historique
– L’inévitable chute de l’Occident
– Tout mouvement contestataire est financé par les États-Unis
– La réalité alternative qui comporte une combinaison infinie des faux qui arrangent le Kremlin
Les valets (diplomates, espions, « idiots utiles » et scientifiques)
En début d’année, l’ambassade de Russie à Washington a taquiné plusieurs centres analytiques en leur envoyant deux livres sortis l’année dernière. Le premier livre traitait de l’histoire de l’Ukraine dans la version poutinienne et comportait une préface du ministre des Affaires étrangères de la Russie Serguei Lavrov où l’on pouvait lire des passages tels que : « Ce n’est pas un secret que cela fait des années que les nationalistes radicaux ukrainiens et leurs agents traitants occidentaux falsifient l’histoire ».
Le deuxième livre est une autobiographie de près de cinq cents pages de l’espionne russe Maria Boutina. Cette « victime du régime de Washington » a été arrêtée aux États-Unis en 2018 et accusée de l’activité d’un agent étranger non enregistré en lien avec les services de renseignement russes. Selon la FBI, elle comptait utiliser les groupes politiques pour établir le canal de communication avec les responsables américains avec l’objectif d’influencer la politique internationale des États-Unis.
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On ne peut qu’imaginer combien d’espions de ce genre se promènent encore dans les rues de la capitale américaine. Selon les données des services américains déclassifiées en 2023, le FSB pilote un programme de promotion de la propagande russe qui se repose sur les liens privés entre les agents russes et leurs cibles occidentales.
Natalia Bourlinova en est un autre bon exemple. Selon les renseignements américains, cette femme a fondé une ONG russe pour organiser régulièrement des événements ciblant les universités et les centres analytiques de New York, Boston et Washington. Un autre personnage, Andrei Stepanenko, aurait quant à lui invité les journalistes américains dans les territoires ukrainiens occupés.
La diplomatie informelle joue également un rôle important. Au printemps de l’année dernière, le ministre des Affaires étrangères de la Russie Serguei Lavrov a rencontré à New York l’ancien directeur du Conseil des relations internationales Richard Haass, le géopoliticien Charles Kupchan et l’expert de la Russie Thomas Graham. Leur rencontre portait sur le sort des territoires occupés et la voie diplomatique pour résoudre le conflit en Ukraine. Richard Haass a souligné que de telles rencontres sont importantes dans le contexte où les voies officielles sont « inexistantes ou inefficaces ». Il est à noter que deux mois auparavant, ce même Richard Haass et Charles Kupchan avaient signé un article paru dans Foreign Affairs et intitulé L’Occident a besoin d’une nouvelle stratégie ukrainienne. Comment passer du champ de bataille à la table de négociations.
Dans la même veine on peut citer les rumeurs concernant deux oligarques russes, Pyotr Aven et Anatolii Tchoubais, qui auraient visité Washington pour rencontrer des universitaires américains et plaider pour la levée des sanctions. Un autre agent d’influence, l’ancien conseiller de Poutine Andrei Illarionov, mène depuis 2023 une campagne de harcèlement contre l’ambassadrice de l’Ukraine aux États-Unis Oksana Markarova.
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Quant aux « idiots utiles » de la Russie, on y trouve beaucoup d’universitaires, dont le plus éminent est sans doute Noam Chomsky qui insiste sur les « négociations de paix » pour mettre fin à ce « conflit provoqué par l’Occident ». John Mearsheimer, professeur de relations internationales à l’Université de Chicago, partage cette position et rajoute que le vrai problème c’est la transformation de l’Ukraine en démocratie libérale.
Un autre professeur des universités, l’économiste américain Jeffrey D. Sachs, lui aussi accuse l’Occident et dénonce « la mise en place d’un régime russophobe en Ukraine ». Sans oublier un certain Benjamin Abelow, maître de conférences, qui a publié un livre avec un titre on ne peut pas plus parlant : Comment l’Occident a amené la guerre en Ukraine : comment la politique américaine et otanienne a provoqué la crise, la guerre et le risque d’une catastrophe nucléaire.
Les mercenaires (lobbyistes officiels et officieux)
Le lobbying dans les intérêts des individus, sociétés ou gouvernements étrangers est régulé par plusieurs lois américaines dont la principale est le Lobbying Disclosure Act (LDA). Cette loi adoptée en 1995 impose aux lobbyistes menant des activités d’influence visant des responsables publics fédéraux d’inscrire leur identité. Une autre loi, le Foreign Agents Registration Act (FARA), adoptée en 1938 en réponse à la propagande nazie, établit une obligation d’inscription au registre pour toute personne qui agit pour le compte d’un mandant étranger, principalement un gouvernement étranger, dans le but de mener des actions politiques aux Etats-Unis ou d’influencer le public américain.
Près de 1700 individus et organisations sont actuellement inscrits au registre dans le cadre de la loi FARA, mais on peut toutefois éviter cet enregistrement si le « bénéficiaire principal » du lobbying n’est pas un parti politique ou un gouvernement étranger. Ainsi, les deux sociétés qui défendaient les intérêts d’En+ Group, appartenant à l’oligarque russe Oleg Deripaska, sont inscrites selon les dispositions de lois différentes : DCI Group est inscrite au titre du LDA, alors que Mercury Public Affairs est inscrite au titre du FARA. Les sociétés exerçant du lobbying au profit de Gazprombank, Sberbank et Nord Stream 2 étaient elles aussi inscrites au titre du LDA.
L’ancien chef de la campagne électorale de Donald Trump Paul Manafort et son ancien conseiller Michael Flinn ont été accusés d’avoir violé le FARA, l’un pour ses liens avec l’administration de l’ancien président ukrainien Viktor Yanoukovytch, l’autre pour avoir reçu 50 000 dollars des sociétés russes.
La dernière affaire en date concerne Oleksandr Ionov qui est soupçonné d’avoir organisé les activités politiques dans les États de Floride, de Géorgie et de Californie. Un autre figurant de l’affaire est Oleksandr Babakov, le vice-président de la Douma, qui est accusé de complot visant à promouvoir illégalement les intérêts de la Russie aux États-Unis, y compris par le biais de contacts avec des membres du Congrès. Son objectif était d’affaiblir les partenariats des États-Unis avec leurs alliés européens, de saper les sanctions occidentales et de faciliter les actions de la Russie « visant à détruire » la souveraineté de l’Ukraine.
Plus tôt, Elena Branson, qui a la double nationalité américaine et russe, a violé les deux lois, en particulier en omettant de déclarer d’avoir reçu 170 000 dollars de fonds publics russes pour organiser la campagne « I Love Russia » (J’aime la Russie) pour la jeunesse américaine.
Le département du Trésor des États-Unis a sanctionné quatre entités russes accusées de soutenir l’influence malveillante du Kremlin et les opérations d’ingérence électorale, notamment aux États-Unis et en Ukraine : le Mouvement antimondialisation russe, Ionov Transkontinental, STOP-Imperialism et le Centre de soutien et de développement de l’Initiative publique pour une diplomatie créative.
Ce ne sont là que quelques exemples de la vie active du lobby pro-russe aux États-Unis, la partie émergée de l’iceberg. Nous reviendrons sur ce sujet dans les publications suivantes.
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