Marion Van Renterghem : « Poutine a réussi à séduire la classe politique européenne aussi bien par des promesses, que par la corruption » 

Politique
8 janvier 2024, 16:05

Marion Van Renterghem est grand reporter et lauréate de nombreux prix de journalisme, dont le prix Albert-Londres en 2003. Après une première carrière au quotidien Le Monde, elle écrit aujourd’hui pour la presse française et britannique, notamment pour l’Express, The New European et The Guardian. Fine spécialiste de l’Europe et de la politique allemande, elle est notamment l’auteur d’une biographie d’Angela Merkel (C’était Merkel, Les Arènes, 2023), Prix Simone Veil. Dans l’entretien qu’elle accorde à Tyzhden, Marion Van Renterghem explique les tenants et les aboutissants géopolitiques des gazoducs Nord Stream qui sont l’objet de son dernier livre Le piège Nord Stream (Les Arènes), publié au mois de septembre 2023.

– Votre livre s’intitule Le piège Nord Stream, quel est ce piège ?

– Ce piège diabolique c’est le gazoduc Nord Stream qui achemine le gaz directement de la Russie vers l’Allemagne pour se diviser ensuite en une multitude de gazoducs sur le continent européen. Ce projet de première importance pour l’État russe couvre vingt-deux ans du règne de Vladimir Poutine. Il démarre peu de temps après son arrivée au pouvoir et s’achève au moment de l’invasion de l’Ukraine, c’est le projet stratégique le plus ambitieux et le plus important de toute sa longue présidence. On voit facilement que ce tuyau n’est pas un simple symbole de la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie, c’est aussi un facteur déterminant du déclenchement de la guerre en Ukraine. Une importante clé d’explication de cette guerre.

– Comment la construction de Nord Stream explique-t-elle l’invasion de l’Ukraine ? 

– La caractéristique principale de ce gazoduc est de contourner l’Ukraine, jusqu’alors le principal pays de transit du gaz russe. D’une pierre deux coups : non seulement ce projet permet de priver l’Ukraine des redevances qu’elle perçoit pour le transit du gaz, mais aussi d’un levier stratégique qui était une forme de garantie de sécurité pour elle. C’est en cela où ce projet, à première vue, purement économique, a été un véritable piège tendu par le maître du Kremlin. Mes interlocuteurs ukrainiens, polonais et baltes me l’avaient bien dit avant l’invasion : « Quand Nord Stream 2 sera achevé, Poutine envahira l’Ukraine ». Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Il ne s’agit aucunement d’un concours de circonstances. Avant même de devenir président, Poutine avait signé une thèse de doctorat sur l’utilisation des matières premières pour construire une grande puissance stratégique. Il a très bien compris que contourner l’Ukraine, c’est une manière de la neutraliser, de la rendre inutile aux yeux de ses clients européens et ainsi de se donner les moyens d’en faire ce qu’il voulait. Évidemment, il est peu probable que quand tout a commencé, au début de son règne, il avait déjà une idée précise sur les moyens exacts pour récupérer l’Ukraine, par une guerre, une annexion ou une emprise politique. Le plus important était de créer les conditions pour pouvoir le faire sans nuire aux clients qu’il fournissait, et donc en de les neutraliser eux aussi.

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– Comment est-ce que la Russie a réussi à piéger la classe politique européenne ? 

– Quand il y a un piège, il y a un piégeur et il y a des piégés. Au vu de l’importance stratégique du projet, il n’est pas étonnant que Vladimir Poutine n’ait pas lésiné sur les moyens. Ce qui m’a surpris, en revanche, c’est la grande ingéniosité stratégique qu’il a employée pour atteindre son objectif. L’ancien agent du KGB, Poutine a très bien su manœuvrer, sur un temps long, en identifiant ses cibles et en repérant les vulnérabilités des uns des autres : l’aveuglement pour certains, la complaisance pour beaucoup d’entre eux, la corruption pour d’autres.

L’Allemagne était sa proie par excellence. C’était ce qu’il y avait de plus facile pour Vladimir Poutine. Quand celui-ci arrive au pouvoir, l’Allemagne est réunifiée depuis relativement peu de temps et le surnom qu’on lui donne est alors « l’Homme malade de l’Europe ». À cette époque, Gerhard Schröder est le chancelier, il est connu pour ses réformes et il a l’ambition de faire de l’Allemagne une grande puissance économique et industrielle. Cette même ambition sera portée plus tard par Angela Merkel. Mais ce beau projet a une faiblesse : l’arrêt du nucléaire qui commence sous Schröder. C’est à se demander dans quelle mesure la Russie ait pu influencer cette décision, car face à l’insuffisance des énergies propres et renouvelables, la solution s’impose. C’est le gaz russe.

Cette solution s’impose d’autant plus facilement que la Russie et l’Allemagne ont des liens très anciens. Pendant la guerre froide, le chancelier Willy Brand, ancien maire de Berlin, ville traumatisée par le mur qui la traverse, souhaite tendre la main à l’Union soviétique. Cette politique connue sous le nom d’Ostpolitik, mise en place par le parti social-démocrate allemand, a fini par l’imprégner complètement et la volonté de se rapprocher de la Russie est rentrée, si j’ose dire, dans son ADN politique. Plus tard, cette Ostpolitik a été portée par toute l’Allemagne réunifiée au nom d’une idée issue de la philosophie des Lumières qui veut que le commerce favorise la paix entre les nations. Les dirigeants allemands, obsédés par la prospérité de leur nation, et les industriels, évidemment, se sont emparés de cette idée philosophique tellement agréable. Cela leur permettait d’avoir une conviction à la fois sincère et servant les intérêts allemands. Cela a fait de l’Allemagne une proie très facile, la proie des proies.

– Quand on connaît la suite de la carrière de Schröder, il est difficile de croire que l’attrait n’était qu’idéologique …

– Schröder est un vrai trophée de Vladimir Poutine. Un personnage shakespearien, à la fois un grand chancelier réformateur et en même temps moralement prêt à se vendre. Il s’est vendu à Vladimir Poutine et c’est l’une des plus grosses réussites du président russe. À peine arrivé au pouvoir, il crée des liens d’amitiés très étroits avec Gerhard Schröder en jouant sur sa maîtrise de la langue allemande et de sur son image très positive à l’époque. Par ailleurs, suite au choc provoqué par les attentats du 11 septembre, Poutine sait imposer la Russie comme un allié contre le nouvel ennemi de l’Occident qui est le terrorisme islamiste.

En septembre 2001, Poutine prononce un discours en allemand au Bundestag et joue un numéro de séduction en soulignant la grande proximité historique, économique et culturelle entre la Russie et l’Allemagne. Comme beaucoup d’autres, Gerhard Schröder voit en lui un allié important dans la lutte contre le terrorisme et un partenaire fiable et ouvert, dont le gaz bon marché deviendra l’un des piliers de l’Allemagne nouvelle.

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Un ancien du KGB, Poutine est un fin psychologue qui sait très bien comment amadouer, il a l’empathie et la capacité de prédiction suffisantes pour ferrer des proies. Avec Schröder, il réussit à se trouver des points communs : passion pour le sport, absence de père, jeunesse malheureuse, très pauvre, qui le rend sensible au pouvoir et à l’argent. Au fond, Poutine voit en lui un arriviste, en tout point semblable à lui-même. Alors il met tout en œuvre pour le séduire, il lui fait même faire une balade dans un carrosse tiré par des chevaux blancs. Schröder ne résiste pas.

Avant de quitter la chancellerie Schröder noue un pacte avec Vladimir Poutine et signe un contrat pour rejoindre Nord Stream, une filiale de Gazprom.

– Qu’en est-il de la France ? Comment est-t-elle est tombée dans le piège russe ?  

– Dotée du nucléaire, donc ayant moins besoin de gaz et par ailleurs moins sensible aux arguments économiques, la France a été une proie plus difficile. Ici encore, Poutine réussit à trouver « son homme » en la personne de François Fillon, le représentant type d’une grande nébuleuse souverainiste, se réclamant du gaullisme et peu favorable aux États-Unis. Il est d’abord séduit par la Russie politiquement, et après, par son argent, comme nous l’avons vu par la suite.
On voit bien la stratégie globale et le talent de manipulateur de Vladimir Poutine qui a réussi à séduire la classe politique européenne aussi bien par des promesses purement politiques, idéologiques ou commerciales, que par la corruption.

– À quelle catégorie appartient Angela Merkel ? Vous qui la connaissez si bien … 

– Je m’interroge encore sur le cas d’Angela Merkel. Ce n’est pas une femme d’argent, elle ne se prête à aucune forme de corruption. Elle n’est ni complaisante, ni aveugle, bien au contraire. Intellectuellement elle est très solide. De tous les dirigeants européens, c’est la personne qui a vécu plus de la moitié de sa vie sous la dictature communiste et elle connaît très bien le système du KGB. Il est par ailleurs bien connu qu’elle n’aime pas du tout Poutine.

Elle connaît par cœur la manière de fonctionner de Vladimir Poutine et pourtant, c’est elle qui a lancé la construction de Nord Stream 2 après l’annexion de la Crimée, ce qui paraît totalement invraisemblable. Les ministres sociaux-démocrates dans ses gouvernements ont certainement été un facteur très important dans la prise de cette décision. Le deuxième étant le processus de Minsk et la priorité d’aboutir à un cessez-le-feu dans le Donbass. Elle et ses ministres voyaient ce gazoduc comme un levier.

On peut se dire que c’est un habillage un peu facile, car les Allemands avaient aussi envie de ce Nord Stream 2, mais c’était également l’argument de François Hollande. Le Président français qui participait aux négociations de Minsk, considérait qu’il serait difficile d’obtenir quoi que ce soit de la part de Vladimir Poutine en lui enlevant d’emblée le projet auquel il tenait le plus.

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– Mais les Ukrainiens ont essayé d’ouvrir les yeux aux Européens, ont-ils été entendus ?

– Non et cela pour plusieurs raisons. Premièrement parce que ça allait contre les intérêts des Européens. Deuxièmement, parce qu’il y avait déjà eu une série de mini-Munich successifs vis-à-vis de la Russie. Personne n’a voulu voir qu’à chaque fois qu’on cédait quelque chose à Poutine, un bout de Géorgie par-ci, la Crimée par-là, ce n’était jamais pour lui un motif de satisfaction, mais au contraire, une sorte de ressort pour aller plus loin.

Le dernier argument qu’utilisait Gazprom, un argument très audible, c’était les crises fréquentes entre la Russie et l’Ukraine au début des années 2000 qui entraînaient des coupures de gaz pour les pays européens en plein hiver. Ces crises ont créé une forme de panique et l’envie d’avoir un tuyau de secours au cas où la Russie et l’Ukraine continueraient leur querelle à laquelle les Européens ne voulaient rien comprendre.

Cela a créé une conjonction d’aveuglement et de surdité plus ou moins volontaire de la part des Européens de l’Ouest qui voulaient que le gaz coule à flot sans interruption.

– Les Européens ne voyaient-ils pas que ces crises étaient provoquées par la Russie elle-même ? 

– À ce stade, les Européens voyaient que les deux pays étaient corrompus, ce qui expliquait ces crises, mais comme personne n’avait envie d’accuser la Russie qui était le fournisseur du gaz, il était beaucoup plus facile d’accuser l’Ukraine. C’était d’autant plus facile que ce n’était pas faux : il y avait beaucoup de corruption en Ukraine. Ce qu’on ne voulait pas savoir c’est que cette corruption était elle-même un héritage soviétique, souvent encouragée par Vladimir Poutine qui a lui-même corrompu des oligarques ukrainiens comme Dmytro Firtash. C’est ainsi que le Kremlin installait la corruption en Ukraine pour pouvoir mieux la dénoncer à l’Occident. À cette époque-là, Gazprom orchestrait des campagnes d’information consacrées à l’Ukraine pour les médias étrangers.

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– Et c’est ainsi que le piège se renferme sur les dirigeants européens … 

– Le piège se renferme. Dans mon livre il y a une seule photo, celle du lancement symbolique du gazoduc Nord Stream 1, le 8 novembre 2011. Cette image est très parlante. On y voit Angela Merkel, François Fillon, Mark Rütte, Gerhard Schröder et autres personnages de mon livre, très enthousiastes de participer à ce lancement. Ils sont merveilleux, ils ont l’air de passer un très bon moment. C’est une photo de bonheur.

Sur cette photo, plusieurs choses extraordinaires font penser à une fête familiale ou à une colonie de vacances. Elle rassemble à peu près tous les personnages de de mon livre.  Tous sauf un, qui est le plus important et qui est bizarrement invisible. C’est Vladimir Poutine qui n’est pas sur la photo, parce que c’était la période où il avait très habilement échangé son poste avec Dmitri Medvedev. C’est un peu le fantôme tout puissant de cette photo.

À l’une extrémité de cette photo nous voyons Gerhard Schröder devenu l’homme de main de Poutine, un personnage fascinant d’un point de vue romanesque. À l’autre extrémité de la photo, il y Matthias Warnig, beaucoup moins connu, lui aussi digne d’un roman et dont je parle dans mon livre : c’est un ancien agent de la Stasi qui a rencontré Vladimir Poutine à Dresde quand Vladimir Poutine y servait en tant qu’officier du KGB. Les deux hommes sont liés par une longue amitié. C’est cet homme-là que Poutine a fini par nommer directeur de la société Nord Stream. Rien que ce fait en dit long sur la nature de ce contrat et de ce tuyau diabolique.

– Mais depuis il y a eu l’invasion de l’Ukraine. Est-ce que tout le monde, en Europe, a enfin vu cette nature « diabolique » ? Y a-t-il eu une remise en question ? 

– En ce qui concerne Angela Merkel, absolument pas — ce n’est pas dans son caractère de s’excuser. Mais y a eu un mea culpa public de la part de Frank-Walter Steinmeier, le président allemand, que Zelensky ne voulait pas qu’il se rende à Kyiv. Dans mon livre je raconte un autre mea culpa que m’a fait l’ancien ministre de l’Économie Sigmar Gabriel que j’ai trouvé extraordinaire, très inhabituel pour un homme politique. Il se livre à une rétrospective vraiment sans complaisance sur l’erreur lourde qui a été faite et sur la manière dont il en a été responsable.

Mais est-ce qu’on en a vraiment tiré toutes les conséquences ? Je ne suis pas du tout sûre, surtout quand on voit la dépendance que nous avons toujours vis-à-vis de la Chine. Mais en France, mon livre a été bien accueilli autant par les politiques que par les spécialistes de l’énergie, et ça donne un petit espoir.

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– À votre avis, peut-on toujours imaginer que ce gazoduc soit remis en fonctionnement ? 

– Poutine lui-même, dans un discours, a lourdement insisté sur le fait qu’un des quatre tuyaux était intact après l’explosion en mer Baltique. Il a laissé entendre que si les Allemands et les Européens le désiraient, il y avait toujours un tuyau disponible par lequel le gaz pouvait passer. Ce qu’on oublie de dire, c’est que malgré l’attentat, les trois autres tuyaux peuvent être réparés. Ce serait évidemment cher mais c’est faisable. Ce qui d’ailleurs n’est pas sans influence sur les hypothèses de ceux qui avaient intérêt à faire exploser le gazoduc, puisque Nord Stream est réparable. Il n’est pas définitivement détruit, c’est pour des raisons politiques et non pas pour des raisons techniques qu’il n’est pas remis en route. Et politiquement, je pense que dans l’état actuel des choses, c’est inenvisageable.

– Ce piège est donc temporairement hors service, en voyez-vous d’autres ?

– Un autre piège inattendu a surgi au Proche-Orient avec l’attaque du Hamas, et dont Poutine s’est servi très vite en ne condamnant pas la Hamas et en prenant le parti de cet axe de résistance, entre guillemets, comme ils s’appellent eux-mêmes : Iran, Syrie, Hezbollah, Hamas. Il a réussi finalement à devenir une sorte de porte-parole de ce camp anti occidental et à affaiblir l’Occident. Ce qui n’a pas réussi comme il l’espérait en Ukraine avec Nord Stream notamment, et avec son plan de départ de reconstituer la Grande Russie, l’ancienne URSS dans ses frontières préalables, il est en train d’y parvenir en devenant une forme de patron des opinions publiques anti occidentales à travers le front proche oriental, et pour moi, c’est ça le nouveau piège.