Tous ceux qui s’attendaient à ce que Poutine fasse des déclarations importantes il y a quelques jours ont été déçus. Pendant près de deux heures, le petit bonhomme du Kremlin déblatérait, essayant de combiner les rôles de grand stratège, de faiseur de sensations et de manager puissant. Ce n’était pas très convaincant. Quand votre État termine l’année avec un déficit budgétaire de 3,3 trillions de roubles, il vaut mieux ne pas s’exprimer sur les sujets économiques.
Oui, Poutine est toujours capable de donner une conférence pseudo-historique selon laquelle l’Ukraine est l’erreur de Lénine, ou de citer son philosophe préféré Ilyin à l’occasion. Mais ensuite, la machine idéologique de la Fédération de Russie commence à fumer, à faire des étincelles et cracher des flots d’incantations sur les « laboratoires biologiques américains », les « armes ethniques », les « oiseaux infectés » et autres absurdités du même ordre.
Que peut-on apprendre du discours de Poutine sur l’avenir proche ? Rien. Ce que dit Poutine n’a aucune importance. Vous souvenez-vous qu’en septembre, il a pathétiquement annoncé que les territoires occupés de l’Ukraine sont désormais « pour toujours avec la Russie » ? Pourtant à cette époque, les troupes russes se retiraient déjà dans la région de Kharkiv et ont ensuite fui Kherson. Aujourd’hui comme hier, tout se décidera sur le champ de bataille, donc le décryptage du bavardage de Poutine est une perte de temps.
La seule chose que la rhétorique actuelle du Kremlin montre est l’idée de l’avenir de la Russie que ses dirigeants veulent construire. Et il ne s’agit pas du tout de la renaissance de l’Union soviétique, comme le prétendent parfois les politologues. Moscou n’est tout simplement pas capable de mettre en œuvre un projet géopolitique aussi ambitieux. Et la Russie, elle non plus, ne peut saper « l’hégémonie des États-Unis » en remodelant l’ordre mondial tout entier – elle n’est pas du bon calibre. En réalité, Poutine et ses acolytes parlent du modèle nord-coréen, ou du moins d’une interprétation de celui-ci.
Quel est l’objectif principal de tout régime mafieux (comme en Russie) ? Se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. Il ne s’agit plus d’accroître la richesse : dès qu’un groupe mafieux parvient à s’approprier l’appareil d’État, il dispose de toutes les ressources du pays. En règle générale, non seulement ces régimes s’approprient la richesse, mais commencent aussi à commettre diverses abominations, pour lesquelles ils sont punis de sanctions. Par conséquent, vous pouvez oublier le développement du pays. Mais il y a toujours assez d’argent pour que l’élite dirigeante construise des palais, ainsi que pour acheter des produits de luxe par des moyens détournés. Si vous pensez que Kim Jong-un mène une vie d’ascète, vous vous trompez lourdement.
Après s’être créé un microcosme confortable, le régime mafieux doit résoudre deux autres problèmes fondamentaux. Le premier est la protection contre les interférences externes. La Russie avec son arsenal nucléaire n’est pas particulièrement menacée par un tel scénario. Le deuxième problème est la réalisation d’un certain consensus entre le sommet et le reste de la société. Existant dans des conditions d’isolement et de pression dus aux sanctions, un tel État ne peut offrir à ses citoyens bien-être et prospérité (au cas où cette idée « inattendue » venait à l’esprit de la mafia suprême). La seule issue est de tendre en permanence vers un régime militaire ou semi-militaire. Cela vous permet de vous débarrasser rapidement des restes des libertés civiles, et surtout, de créer une réponse universelle à toutes les questions existentielles du peuple : « Pourquoi sommes-nous pauvres ? – Parce que nous sommes en guerre! »
Après avoir annoncé la mobilisation pour la guerre contre l’Ukraine, Poutine a finalement détruit le consensus instauré au début de son règne. Désormais, le Kremlin n’a d’autre choix que d’inventer un nouveau contrat social. Le babillage schizoïde sur « l’hégémonie américaine, » « l’OTAN aux frontières » et « les nazis ukrainiens » sont les composants d’un nouveau consensus. De plus, il est très important pour le régime de passer du paradigme « opération spéciale » à l’idée d’une guerre existentielle éternelle menée contre la Russie. D’où les références au « satanisme », « Dieu neutre », « la catastrophe spirituelle de l’Occident » et autres absurdités. La guerre contre l’Ukraine peut être gagnée ou perdue, mais la bataille contre le mal mondial peut durer toujours – ce dont le Kremlin a en fait besoin.
Oui, le Kremlin a vraiment besoin que les Russes aient l’impression de participer à une guerre sans fin. Évidemment, c’est dans ce but que déjà cette année, les étudiants russes commenceront à étudier (!) les « objectifs de l’opération spéciale » dans le cadre d’un cours d’histoire actualisé. Je ne serais pas surpris si les Russes commencent à enseigner la « conspiration anglo-saxonne » et le « stratagème d’Iblis » dès la maternelle. En même temps, peu importe ce qui se passera au front à ce moment-là. Par exemple, la guerre de Corée dure officiellement depuis 70 ans – à l’été 1953, les parties n’ont convenu que d’un armistice. Il va sans dire que cette situation est inconfortable et pesante pour la Corée du Sud, car elle oblige ce pays à vivre dans une crainte constante d’agression. Mais pour les mafiosi de Pyongyang, c’est une garantie de stabilité de leur régime. Tant que 26 millions de Nord-Coréens pensent que le monde qui les entoure représente une plus grande menace que les descendants de Kim Il-sung, tout restera en place. Vladimir Poutine semble rêver de quelque chose de similaire. Mais, bien sûr, il ne le dira jamais à haute voix.
Cependant, peu importe ce que veut Poutine. Ce qui compte vraiment, c’est ce que nous et nous alliés lui permettrons de faire.