La dissidente Alla Horska, l’incarnation de la résistance ukrainienne

Culture
26 mars 2024, 18:38

Alla Horska appartenait à la génération des artistes des années 1960. Leur travail se distinguait manifestement du réalisme socialiste dominant, combinant de manière créative des motifs folkloriques avec des éléments du modernisme ukrainien des années 1920. Cette période correspond au dégel de l’époque Khrouchtchev. Son potentiel montre à quel point la culture ukrainienne aurait pu être puissante sans l’oppression russe, les interdictions soviétiques et la mise à mort physique des artistes.

Pendant environ 40 ans, la mosaïque monumentale d’Alla Horska de Marioupol a été recouverte par un mur et considérée comme perdue. On a pu ensuite l’admirer et l’explorer pendant une courte période, mais dès le printemps 2022, elle a été partiellement détruite lors du bombardement russe de la ville. Le sort de cette mosaïque et de sa créatrice, l’artiste Alla Horska, brutalement assassinée par le KGB, incarne le scénario que la Russie réserve à la culture ukrainienne.

Alla Horska a grandi dans une famille soviétique prospère de la nomenclature russophone, son père était directeur d’un studio de cinéma. À l’âge adulte, elle a découvert son identité ukrainienne et décidé d’écrire son journal intime en ukrainien. Son talent et son charisme ont fait d’elle l’âme de la génération des années 60 en Ukraine soviétique, avec des motifs folkloriques combinés à des éléments du modernisme ukrainien des années 1920.

En Europe et aux Etats-Unis, les jeunes des années 1960 ont lancé des slogans anti-autoritaires et anticoloniaux, luttant pour les droits civiques. Le même mouvement est apparu en Ukraine. Les dissidents ukrainiens des années 60 se sont engagés dans des activités en faveur des droits de l’Homme, ont lutté pour la liberté d’expression culturelle et se sont opposés à la russification. Après la mort de Staline, une libéralisation temporaire est intervenue en URSS, le culte de personnalité du dictateur a été publiquement condamné. Mais il s’est avéré que ce n’étaient que des slogans qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la réalité.

Photo. Alla Horska. Portraits du dissident Ivan Svitlychny, arrêté en 1965, et du poète Vasyl Symonenko, tué en 1963

En 1962, les artistes militants Alla Horska, Les Tanyuk, metteur en scène et Vasyl Symonenko, poète, ont découvert à Bykivna, près de Kyiv, les fosses communes secrètes où gisaient des milliers de victimes des répressions staliniennes. Tous âgés de 24 à 32 ans, ces militants faisaient partie du « Club de la jeunesse créative » de Kyiv, embryon d’une société civile composé de passionnés prônant l’entraide et le soutien mutuels.

Ces jeunes gens n’étaient coupables que d’avoir cru à la rhétorique des autorités sur la condamnation de la Grande Terreur. Mais même les nombreuses connaissances de son père ne l’ont pas aidée : après 1962, Alla Horska, 32 ans, s’est vu interdire d’organiser des expositions personnelles et de réaliser des décors pour des représentations théâtrales. Elle a été expulsée à deux reprises de l’Union des artistes. En URSS, cela signifiait une renonciation complète à la profession, y compris l’impossibilité d’acheter des pinceaux et des peintures.

Photo : Alla Horska. Autoportrait avec son fils

Il faut beaucoup de courage pour s’opposer à un système totalitaire. Alla Horska et une équipe d’artistes créent le vitrail « Chevtchenko. Mère » à l’Université de Kyiv. Leur Taras Chevtchenko, grand poète ukrainien, est si expressif, colérique et ressemblant qu’en le voyant, les censeurs du Parti communiste et le recteur de l’université ont brisé le vitrail en morceaux.

Photo : Vitrail « Chevcthenko. Mère », reconstruit au Musée des années 60.

Après le Printemps de Prague, les autorités soviétiques ont senti que le système totalitaire vacillait et ont commencé à réprimer toute velléité de libéralisation. Un autre acte naïf de résistance a eu lieu en 1968, lorsque Alla Horska et 138 autres artistes ont préparé une lettre de protestation contre les arrestations d’intellectuels ukrainiens et l’ont apportée à Moscou, signant ainsi leur propre arrêt de mort. Ils espéraient qu’il serait possible de parvenir à un accord avec l’État, que les limites de la normalité n’auraient pas encore été franchies et que le gouvernement ne pourrait pas faire la guerre à ses citoyens.

La conclusion fut sanglante : en 1970, Alla Horska et son beau-père furent retrouvés sauvagement assassinés, tous les indices pointant vers le KGB.

Photo. Vasyl Stous aux funérailles d’Alla Horska

Les funérailles d’Alla Horska furent le point culminant d’une tragédie pour toute une génération. Le grand poète ukrainien et dissident, lui aussi, Vassyl Stous, a dédié un poème à sa mémoire :

Réjouis-toi, mon âme. Réjouis-toi, ne pleure pas.
Le soleil de l’Ukraine est dans le froid blanc.
Et tu cherches l’ombre rouge de la viorne
sur les eaux noires – cherche son ombre,
là où nous sommes peu nombreux. Un petit sanctuaire
seulement pour les prières et les espoirs.
Nous étions tous destinés à mourir prématurément,
parce que le sang de la viorne est fort,
c’est aussi l’amour qui est dans nos veines.
Dans le tourbillon des lamentations,
ces grappes de douleur qui tomberont dans les profondeurs,
sont figées d’une misère immortelle.

Interdiction d’exposer, démontage d’œuvres, exclusion de l’Union des artistes, meurtre brutal sans droit à la mémoire : tel fut le sort de cette artiste talentueuse et solitaire dans sa résistance courageuse.

Aujourd’hui, la première exposition rétrospective d’Alla Horska, « Boriviter », se tient à la Maison de l’Ukraine à Kyiv. La créativité et les circonstances de sa vie résonnent d’une manière particulière dans le contexte d’une guerre à grande échelle. La génération des années 1960 avait tenté de préserver un mince filet de mémoire sur les années fastes de la culture ukrainienne des années 1920. La découverte de Bykivnia a irrémédiablement changé la vision du monde de cette génération. Aujourd’hui, les Ukrainiens portent un regard neuf sur les années 1960 et leur « rébellion contre l’empire ».

File d’attente pour l’exposition d’Alla Horska, 24.03.24, photo d’Ilya Levchenko