Paul Cruz : « L’invasion russe a accéléré la perte d’influence des oligarques en Ukraine » 

Économie
15 décembre 2023, 09:11

Chercheur au centre Émile Durkheim, Paul Cruz travaille sur l’évolution du système politique ukrainien depuis 2014. Intervenant régulièrement à Sciences Po Bordeaux et auprès de divers médias, il s’intéresse tout particulièrement au processus de désoligarchisation en Ukraine. Dans l’entretien accordé à Tyzhden, il partage ses observations sur les acquis et les perspectives de la lutte contre la corruption en Ukraine. 

— Vous êtes l’un des rares chercheurs qui étudie la lutte contre la corruption en Ukraine, quelle est votre perception de l’évolution depuis ces dernières années ?

Depuis 2014, il y a eu un énorme progrès d’un point de vue réglementaire pour mieux juguler tout ce qui relève de pratiques corruptives dans la vie politique et le monde des affaires. Volodymyr Zelensky ainsi que son prédécesseur, Petro Porochenko, et leurs gouvernements respectifs, ont mis en œuvre un certain nombre de réformes extrêmement intéressantes et même impressionnantes pour certaines d’entre elles.

L’une de ces réformes, que j’évoque beaucoup en France, est la réforme des marchés publics et la création de la plateforme Prozorro en 2016.  Une autre réforme importante est la déclaration en ligne des revenus des fonctionnaires, qui a eu lieu la même année. C’était un pas en avant incroyable, et pas seulement pour l’Ukraine. Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de pays européens où n’importe qui peut vérifier sur Internet combien gagne le juge auquel on sera confronté au tribunal. À cet égard, on peut aussi se rappeler que l’Ukraine a créé un registre des bénéficiaires ultimes des sociétés bien avant de nombreux autres pays d’Europe occidentale. Alors que cela fait très longtemps que tous les Ukrainiens ont la possibilité de consulter le registre du commerce ukrainien, de taper le numéro d’enregistrement d’une société et de voir qui en sont les bénéficiaires ultimes. En France, nous n’avons eu accès à ces données de façon publique qu’en 2021.

— À quoi est due cette dynamique positive, selon vous ?  

J’ai déjà mentionné la volonté politique dont ont fait preuve le président ukrainien et son prédécesseur, mais il existe un autre facteur très important pour la lutte contre la corruption : la presse d’investigation ukrainienne, extrêmement active et développée. Elle utilise les informations publiques obtenues grâce aux réformes de manière positive. Cela crée une alliance de fait entre la classe politique, qui s’engage dans des réformes anti-corruption, et la société civile, qui pousse constamment les politiques dans cette direction. Le journalisme d’investigation joue un rôle important à cet égard.  Si l’on ajoute à cette équation l’Union européenne et les bailleurs de fonds internationaux, qui encouragent aussi activement ces réformes, nous obtenons une dynamique assez forte et positive.

Lire aussi: Cinq mois après l’effondrement de la centrale hydroélectrique de Kakhovka : à quoi ressemble aujourd’hui le fleuve Dnipro ?   

— L’année 2022 a-t-elle marqué un tournant dans ce processus ? 

L’invasion à grande échelle de 2022 a sans aucun doute été un catalyseur d’une séparation plus nette entre la sphère des affaires et la sphère politique. Par le passé, il y a eu une forte imbrication entre ces deux sphères, ce qui favorisait les pratiques clientélistes et la corruption. Ce système oligarchique est très plastique et sait s’adapter aux nouvelles conditions. Il est donc trop tôt pour parler de la fin des pratiques oligarchiques et clientélistes, mais l’invasion russe a définitivement accéléré la perte d’influence des oligarques en Ukraine.

D’une part, l’État s’est affermi. Volodymyr Zelensky, en tant que président, et les institutions de l’État en général, ont gagné en force. Au début de la guerre, en 2014, nous avons vu l’État ukrainien affaibli, et les oligarques, non sans une demande de la part de la société ukrainienne, ont parfois assumé son rôle : ils ont financé des bataillons de combat, certains d’entre eux ont été nommés à des postes-clés au niveau régional, avec pour mission de protéger certaines parties du pays de la déstabilisation et de l’occupation, d’autres ont joué le rôle de négociateurs et de médiateurs. En d’autres termes, ils se sont substitués à l’État, qui n’était pas en mesure de remplir pleinement toutes ses missions. La différence avec l’invasion de 2022 est tout simplement frappante.

D’autre part, l’une de raisons de leur perte d’influence vient du fait qu’ils sont soupçonnés de ne pas être assez patriotes. Les oligarques sont suspectés de mettre en avant leurs intérêts économiques avant les intérêts de la nation et cela nourrit un certain discours qui demande qu’ils arrêtent d’avoir un rôle. Prenons comme exemple le scandale du « Bataillon de Monaco ». Quand on a appris que des oligarques et des députés se trouvaient sur la Côte d’Azur au lieu d’être en Ukraine pour aider à l’effort de guerre, il y a immédiatement eu une demande, des propositions de loi, pour leur retirer leur mandat parlementaire.

— Qu’en est-il des autres facteurs de la corruption ? La Russie, par exemple ?

Pendant des décennies, le Kremlin s’est servi de la corruption à grande échelle pour faire avancer ses intérêts diplomatiques et de politique internationale, et a réussi à gagner la loyauté de nombreuses personnalités politiques européennes. Avant d’être de la corruption, c’est du clientélisme : on offre une rémunération, un poste symbolique, un titre à une personne en échange de sa loyauté et du fait qu’elle va avancer nos intérêts. C’est une pratique qui a été généralisée aussi bien en Europe qu’en Ukraine. C’est le même schéma, on appelle cela un système néo-patrimonial, que Vladimir Poutine a construit en Russie, sa « verticale du pouvoir » : au sommet de la pyramide se trouve une personne qui a accès aux ressources politiques, économiques et administratives et les distribue en échange de sa loyauté.

Lire aussi:   Les importants gisements de minéraux en Ukraine sont estimés à 11,5 billions de dollars -FT  

En Ukraine, le meilleur exemple est Viktor Medvedtchuk, étroitement lié au président russe, qui est aussi le parrain de sa fille. Lui-même était extrêmement fier de cette quasi-parenté et l’a exploitée pour jouer un rôle politique, même si ce n’est qu’en marge russophile du champ politique ukrainien, et pour le polariser artificiellement. Nous savons que Viktor Medvedtchuk a également tiré des avantages économiques très importants de sa proximité avec le Kremlin, mais avant même d’être une rétribution économique, c’est surtout une rétribution symbolique. Et il était loin d’être le seul politique – tant en Europe qu’en Ukraine – à recevoir ces rétributions symboliques de la part du Kremlin et à tenter de les utiliser à son avantage.

Ainsi aujourd’hui se pose la question de ces agents d’influence qui, tant en Ukraine qu’en Europe, ont fait fortune et développé leur carrière politique grâce à la bonne volonté d’un acteur extérieur, en l’occurrence le Kremlin.

— Et pourtant depuis des années l’image de la corruption colle surtout à l’Ukraine, pas à la Russie, pourquoi ? 

Il y a beaucoup de biais et de présupposés culturels sur les pratiques d’affaires en Ukraine, mais dans une certaine mesure cela s’applique également à d’autres pays d’Europe de l’Est. Un imaginaire très fort sur l’ampleur de la corruption dans cet espace s’appuie sur des éléments réels, mais il y a aussi un effet auto-réalisateur. Lorsque, par exemple, des acteurs étrangers viennent dans ces pays avec la conviction qu’ils ne réussiront que par la corruption, ils peuvent involontairement alimenter ce phénomène.

Pour revenir spécifiquement à l’Ukraine, certains préjugés sont dus à une banale méconnaissance de ce pays. Pendant longtemps, l’Ukraine a été très peu connue en France et en Europe, et il y avait peu de chercheurs qui travaillaient sur l’Ukraine en France. Jusqu’en 2022, l’intérêt pour l’Ukraine était plutôt une passion de niche. Mais aujourd’hui, il y a une réelle volonté de la société française de comprendre l’Ukraine, cela se voit facilement même à travers la couverture médiatique. Je pense donc que l’amélioration de l’image n’est qu’une question de temps. Et, bien sûr, cela dépend de la poursuite effective des réformes. L’Ukraine a encore du travail à faire et il n’y a pas de temps à perdre.

— Qu’est-ce qui rend ces efforts si urgents en temps de guerre ? 

Premièrement, parce que le narratif sur la corruption en Ukraine est une véritable arme du Kremlin. L’Ukraine a réussi à résister à l’invasion grâce à trois facteurs. Le premier est le moral plus élevé des Ukrainiens, qui savent fermement pour quoi ils se battent. Le deuxième facteur est l’impréparation totale de l’armée russe, qui a cru en son propre récit selon lequel Kiev tomberait en deux jours. Mais le dernier facteur, non moins important que les deux précédents, est le soutien de l’Occident, à la fois financier et militaire. Par conséquent, le Kremlin n’a qu’un seul objectif : corriger ces trois paramètres qui aident l’Ukraine à résister.  Et comment stopper le soutien occidental et saper le moral ? Grâce au narratif que l’argent et l’équipement donnés de bonne foi, sont pervertis et détournés pour des intérêts économiques personnels, qu’ils viennent alimenter la corruption au lieu de servir à cette grande cause qui est la défense de l’Ukraine. Ce narratif a malheureusement des chances de fonctionner et c’est pour cela que le Kremlin l’utilise. C’est pour cela que l’Ukraine a un très grand rôle à jouer et qu’il faudra qu’elle continue de façon très sérieuse sur cette lancée des réformes contre la corruption.

Lire aussi:   « Un plan risqué ». L’Europe considère les installations de stockage de gaz ukrainiennes comme une réserve pour l’hiver prochain  

— Et deuxièmement ?

Un grand nombre d’aides sont conditionnées à la mise en place de réformes. Il en va de même pour accéder à l’Union européenne qui, avec la Commission de Venise du Conseil de l’Europe, a demandé à l’Ukraine de mettre en place un certain nombre de réformes portant sur la transparence de la justice et de la vie des affaires. Ces questions sont extrêmement importantes et c’est exactement le cas où l’Ukraine n’a pas le droit à l’erreur.

La Commission de Venise a émis un avis positif sur la réforme de la Cour suprême et du recrutement de ses juges, mais s’est montrée plutôt critique avec la loi anti-oligarques. La mise en place de la désoligarchisation du pays est une demande ferme de l’Union européenne. Le projet de loi de Volodymyr Zelensky a été adopté par la Verkhovna Rada [le Parlement ukrainien – ndlr] et signé par le président en novembre 2021, quelques mois avant l’invasion à grande échelle. La Commission de Venise a dit, et à juste titre à mon avis, que les autorités ukrainiennes devraient aller plus loin dans ce domaine. Elle estime que cette loi est trop punitive et pas assez systémique. Il est évident que les autorités avaient également leurs propres intérêts à adopter une telle loi, qui réduirait l’influence politique des concurrents. C’est une erreur que la Commission de Venise demande de corriger en adoptant une loi plus systémique.

Nous devons en tirer des conclusions. Je partage l’avis que l’Ukraine ne devrait pas se précipiter pour élaborer des lois aussi importantes, mais de les rendre aussi systémiques que possible.

Lire aussi: Tout en faisant la guerre, l’Ukraine investit dans les énergies renouvelables   

— Quelles autres priorités de la lutte contre la corruption en Ukraine voyez-vous ? 

Tout d’abord, continuer à soutenir la presse d’investigation et la société civile. On peut parfois reprocher à la presse d’investigation ukrainienne son manque de professionnalisme lorsqu’elle alimente trop rapidement un scandale, mais là encore, je pense que c’est un signe plutôt positif. C’est très sain qu’il y ait des personnes qui soient très vigilantes sur ces sujets et cela montre en fait à quel point le rejet de la corruption a augmenté en Ukraine. La société civile en Ukraine est très active et importante, c’est un rouage essentiel de cette lutte contre la corruption.

En ce qui concerne les réformes, l’un des problèmes qu’il reste, c’est qu’il y a encore une compétition au sein de l’administration, je parle ici du Service de renseignement de l’Ukraine (SBU), et le NABU [Bureau national anti-corruption – ndlr]. La création du NABU, organe indépendant compétent dans la lutte contre la corruption, a été une étape très positive, car il est d’une importance cruciale que la lutte contre la corruption soit transparente et ne devienne pas un facteur potentiel d’intrigues politiques. Le SBU est un service de renseignement qui, depuis longtemps, est compétent pour les crimes économiques et la lutte contre la corruption. Une telle concurrence entre le SBU et le NABU est inappropriée et même préjudiciable. Après tout, le SBU est un service spécial, il a donc des pratiques qui ne sont pas toujours publiques, ce qui créé un risque que la lutte contre la corruption soit instrumentalisée ou alors qu’elle ne soit pas transparente, alimentant la suspicion de la part de la société.