Avant la guerre totale, l’Ukraine s’est forgée la réputation d’un paradis de l’industrie de la beauté, pour toute l’Europe centrale et orientale. Les Polonaises, les Tchèques, les Slovaques et même quelquefois des Françaises venaient pratiquer le tourisme esthétique, pour se faire belle à Kyiv ou Lviv. La cause est simple : un rapport qualité-prix très attractif. Notre correspondante a entrepris de vérifier si c’est toujours le cas, et si la guerre a affecté ce secteur économique ?
Selon « Diia.Business » pour l’année dernière, le nombre d’offres dans le secteur de la beauté en Ukraine avait diminué de 30% par rapport à 2020. Mais la demande, c’est-à-dire le nombre de réactions des consommateurs aux publicités, avait toutefois augmenté et, en 2023, était même près de sept fois supérieure à l’offre. « Les femmes veulent rester belles encore plus qu’avant l’invasion à grande échelle », observe Vladyslava, une coiffeuse de Kyiv. « La guerre nous accoutume à penser que la vie est courte et fragile. Les gens veulent vivre pleinement aujourd’hui, même sous les bombes, même en danger. Comme un geste de défi, en quelque sorte ».
Kyiv, Odessa, Kharkiv, Dnipro et Lviv figurent parmi les cinq premières villes en termes d’offres dans le secteur de la beauté. L’investissement initial pour le lancement d’une entreprise peut varier de 2 000 euros à 25 000 euros, les clientes sont essentiellement Ukrainiennes, et la proportion de clientes étrangères a beaucoup baissé.
C’est lors de la pandémie de coronavirus que cette industrie a fait face à de grands défis pour la première fois. Les salons de beauté, les salons de coiffure et les barbershops ont alors connu de lourdes pertes financières, mais les Ukrainiens ne seraient pas des Ukrainiens s’ils ne trouvaient pas de solution. C’est en 2020 et 2021 que les consultations beauté en ligne ont décollé massivement. Globalement, le secteur a survécu au confinement.
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Il est clair qu’en temps de guerre, les beauty-touristes sont moins nombreux et que beaucoup d’esthéticiennes ukrainiennes sont parties à l’étranger ou se sont installées dans les régions occidentales du pays, ce qui a réduit l’offre de services dans les grandes villes du centre, de l’est et du sud de l’Ukraine. Mais tout n’est pas noir. La grande partie des fabricants de cosmétiques et des professionnels de la beauté ukrainiens continuent de travailler dans leur pays d’origine. Nous nous sommes entretenus avec quelques-unes d’entre elles.
Inna Skarzhynska, cheffe d’entreprise, fondatrice de la marque VESNA et de l’unité de production Herbalpharm:
« Selon une étude de l’industrie des produits cosmétiques ukrainiens, actuellement nous avons 1 159 opérateurs sur le marché. Seul 1% des producteurs enregistrés ont cessé leurs activités en 2022.
L’invasion a modifié l’industrie de beauté. Quelques marques de cosmétiques ont fermé, mais pas mal de nouveaux acteurs du marché ont vu le jour. Nous avons constaté qu’il y a eu un déclin dans le segment premium du marché : les gens ont commencé à se concentrer sur le segment moyen. De plus, beaucoup d’habitants du pays sont partis, ce qui réduit la taille du marché. Autre facteur important : le développement des marques ukrainiennes a été fortement stimulé par la sortie des marques russes et biélorusses. Depuis le début de la guerre, la société réagit négativement aux marques internationales de cosmétiques qui sont pro-russes, et les gens s’intéressent davantage au pays de production.
En ce qui nous concerne, la guerre nous a rendus plus forts et plus flexibles. Nous travaillons, quelles que soient les conditions. Et nous sommes fiers de représenter une marque ukrainienne ! En effet, il existe encore des a priori négatifs concernant la qualité des produits cosmétiques ukrainiens. Donc, nous sommes particulièrement exigeants à ce sujet.
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Après la relocalisation, nous avons réduit notre gamme et nous n’avons laissé que les produits de qualité supérieure. Notre maison VESNA est une marque premium de cosmétiques de soins naturels à base de plantes. Elle a été fondée en 2015 par la mère Inna Skarzhynska et sa fille Victoria Maslova. Nous combinons les innovations et l’expérience de plusieurs pays, peuples et traditions. Nous utilisons les meilleurs ingrédients ukrainiens : calendula, lavande, rose, thym, bidens, ortie et autres.
A présent, la production se trouve à Lviv, la surface des locaux est passée à 400 mètres carrés. Nous avons commencé à fabriquer des produits non seulement pour notre marque, mais aussi pour 28 autres sociétés de cosmétiques en Ukraine et à l’étranger. Nous avons triplé notre capacité par rapport à la période précédant la guerre. Nous en sommes aux dernières étapes de la certification européenne et prévoyons de pénétrer de nouveaux marchés.
Nos boutiques se trouvent à Kyiv (centre commercial «Blockbuster»), Lviv, Boutcha, Moukachevo, Oujhorod. Le nombre de points de vente partenaires en Ukraine a dépassé la cinquantaine. Nos produits cosmétiques sont vendus en Lituanie et en Pologne ».
Olga Kyrychenko, Brovary, esthéticienne :
« Tout au début de l’invasion à grande échelle, il y a eu une certaine accalmie dans notre domaine. Ceci dit, mes clients, qui sont restés en Ukraine, ont continué à commander les soins auxquels ils étaient habitués. Grâce à nos défenseurs nous pouvons continuer à travailler dans notre pays. J’ai beaucoup de nouvelles clientes, il y a des filles et des femmes qui viennent de l’étranger tous les six mois pour les procédures nécessaires. Parfois, je travaille et j’entends des explosions, mais je continue. J’ai travaillé pendant des coupures d’électricité, lorsqu’il faisait noir plusieurs heures par jour, parfois plus d’une journée, et lorsqu’il faisait très froid dans le salon et qu’il fallait couvrir les clientes de plusieurs plaids à la fois. J’en ai conclu que nos femmes ukrainiennes ne se laissent impressionner ni par le covid ni par la guerre. Elles n’ont peur de rien, elles veulent rester belles et prendre soin d’elles. De plus, c’est pendant la guerre que plusieurs de mes clientes ont commencé à pratiquer les soins qu’elles n’avaient pas osé faire auparavant. Elles commandent des produits cosmétiques plus chers : on ne vit qu’une fois !
En ce qui concerne les producteurs, notamment ukrainiens, j’utilise cinq marques nationales de cosmétiques professionnels pour mes activités et mes soins à domicile. A mon avis, la qualité de nos marques n’est pas moins bonne que celle des marques étrangères. Les produits cosmétologiques ukrainiens sont d’un niveau très avancé, tous les produits sont certifiés et beaucoup de mes collègues ont opté pour les marques ukrainiennes.
Bien entendu, nous le faisons pour soutenir les producteurs nationaux, mais aussi parce que les produits de nos marques sont très efficaces. La troisième raison est le prix. Nos producteurs ukrainiens n’ont augmenté leurs prix que récemment, alors que nous sommes déjà à la troisième année de la guerre. Avant cela, ils ont maintenu les prix à des niveaux raisonnables pour les spécialistes. Et il en va de même aujourd’hui, en dépit d’une certaine augmentation des prix. Les produits importés sont livrés sans interruption. Tout vient sans retard d’Europe ou d’Amérique, malgré une logistique compliquée ».
Tetiana Serheieva, esthéticienne, originaire du sud de l’Ukraine. Elle vit temporairement et travaille à Verkhovyna, dans les Carpates :
« C’est encore très difficile pour moi. Il faut un effort quotidien pour aller de l’avant. Je veux rentrer chez moi. Je pense tout le temps à mes proches, aux animaux laissés, à notre maison. J’ai trouvé la force ici, à Verkhovyna. Je peux continuer à travailler. J’ai pu repartir à zéro, apprendre de nouvelles choses. Cela a pris un an. Je veux que mon exemple inspire d’autres femmes et jeunes filles qui ont tout perdu à cause de l’agression russe.
En raison de la guerre, nous avons quitté notre maison, nous avons été contraints d’aller dans la région des Carpates avec mon mari et ma fille adolescente. Je suis bien ici, dans mon pays. Nous ne pensions pas partir à l’étranger. Ici, dans les Carpates, les paysages et le climat sont différents de ce à quoi nous sommes habitués. Mais nous sommes parmi nos compatriotes, je peux les comprendre. Je ne peux pas dire qu’il existe une différence de mentalité entre le sud de l’Ukraine et l’ouest.
Je viens d’une région russophone où le russe est très répandu – dans les études, dans la communication officielle et quotidienne. C’est ici que j’ai commencé à parler ukrainien presque à partir de zéro. Je ne peux pas dire que c’est facile, au contraire, c’est difficile. Mais je fais de gros efforts pour m’intégrer.
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Nous avons été bien accueillis à Verkhovyna. Les gens étaient très gentils et amicaux, nous avons été bien traités et aidés. Malgré cela, je n’ai pas voulu sortir pendant six mois. J’étais très malade à l’époque. Le stress et l’inquiétude avaient fait leur œuvre. Après tout, nous avons quitté notre maison au moment le plus dangereux ».
Tetiana ne veut pas parler de ce qui se passe là où est sa maison et ses proches. C’est risqué, parce qu’ils sont en zone occupée par les Russes. Mais elle parle avec plaisir de son travail, qui l’inspire et lui donne de la force. Pendant un certain temps, elle a travaillé comme esthéticienne dans un salon. Mais elle a tenté d’obtenir des subventions (il y en a eu près d’une vingtaine au total). Elle a appris à rédiger des plans de développement et à remplir les divers formulaires. Elle a obtenu des financements et cela lui a permis de devenir entrepreneuse.
« J’ai choisi cette voie par désespoir, pourrait-on dire. Quand on a tout perdu, on se raccroche à la moindre lueur d’espoir. En effet, je ne m’attendais pas à grand-chose, et j’ai été très surprise de voir que le programme de soutien fonctionnait et me donnait la possibilité de travailler et de faire vivre ma famille », précise-t-elle.
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Même si les revenus des Ukrainiennes ont diminué depuis le début de l’invasion totale – elles n’ont pas cessé de prendre soin d’elles et d’acheter des produits cosmétiques de qualité, y compris, auprès des fabricants nationaux. Les touristes de la beauté sont moins nombreuses, mais l’industrie continue à se développer. Pendant la guerre, nous ne sommes peut-être plus un paradis pour l’industrie de la beauté, mais nous restons une source d’inspiration pour tant de monde. Certes, il n’y a pas de sécurité en Ukraine aujourd’hui, mais il existe une volonté de vivre et de se développer. Sur cette terre, on ressent avec plus d’intensité la valeur d’une vie fragile et parfois trop courte.