Publier de la littérature ukrainienne en France : les défis et les obstacles

Culture
23 juillet 2024, 10:28

Avant la guerre totale, la littérature ukrainienne traduite pesait moins de 0,5 % du marché des traductions en France, l’anglais restant la langue la plus largement traduite. En 2018, il n’y avait que quelques dizaines de nouveaux titres dans les librairies physiques et virtuelles. Leur quantité a-t-elle significativement augmenté depuis le 24 février 2024 ? Non, et cela pour plusieurs raisons.

La plupart des ouvrages traduits de l’ukrainien sont diffusés en France par seulement quelques maisons d’édition comme les éditions Noir sur Blanc (société suisse) dont le catalogue, à lui tout seul, compte Yuri et Sofia Andrukhovych et Serhiy Jadan. Une autre maison d’édition est L’Harmattan avec la collection « Présence ukrainienne » qui compte une dizaine de titres de la littérature ukrainienne classique et contemporaine. D’autres éditeurs publient des auteurs ukrainiens sporadiquement.

Grâce à ces maisons, leurs éditeurs et les traducteurs de la littérature ukrainienne parsèment le marché français de joyaux de la littérature contemporaine tels que Felix Austria de Sofia Andrukhovych, Journal d’un fou ukrainien de Lina Kostenko, L’Internat de Serhiy Jadan et d’autres. Les classiques du XXème siècle (Explorations sur le terrain du sexe ukrainien d’Oksana Zaboujko, Daroussia la Douce de Maria Matios) sont également traduits. De la littérature du XIXème siècle, il n’existe que des traductions de deux ouvrages de Taras Chevtchenko, un d’Ivan Franko, trois de Marco Vovtchok et un de Mykhaïlo Kotsubynsky. Il n’existe pas de traductions de romans classiques de la première moitié du XXème siècle : les traductions des romans Les Cavaliers d’Yuri Yanovsky (1957) et Le Prince jaune de Vassyl Barka (1968) sont indisponibles)…

La prédominance de la littérature russe, considérée comme la seule héritière du patrimoine littéraire de l’Union soviétique (et de la Russie impériale) empêche depuis des années l’ouverture plus large du marché français vers la littérature ukrainienne qui, comme d’autres littératures d’Europe centrale et orientale, se trouve coincée dans un segment de niche dans les librairies françaises. Sur le marché, dominé par l’anglais, le japonais, l’allemand, l’italien et l’espagnol (85 % du marché), il ne reste que très peu de place en librairie pour des ouvrages d’autres littératures. Étant rares, ces ouvrages ont également un coût de production plus élevé car un feuillet en ukrainien revient plus cher à traduire qu’un feuillet anglais (qui peut descendre au-dessous de 20 euros).

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De plus, seuls deux noms sont inscrits dans le répertoire des traducteurs de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF). Les exigences de plusieurs éditeurs français vis-à-vis des traducteurs sont aussi sévères. Ils souhaitent travailler avec des traducteurs dont le français est la langue maternelle. Il est difficile de satisfaire cette demande car la plupart des traducteurs actifs sont d’origine ukrainienne.

Le choc provoqué par le début de la guerre a plongé les éditeurs français dans la nécessité de répondre à une demande urgente, à laquelle ils n’avaient pas été préparés car beaucoup n’avaient pas ouvert leur catalogue aux écrivains ukrainiens. À part les éditions Noir sur Blanc, Bleu et Jaune (qui ont publié Loin d’ici, près de nulle part d’Artem Chapey) et les éditions Liana Levy, avec leur auteur ukrainien d’expression russe Andreï Kourkov, peu d’éditeurs était capable de répondre aux demandes des lecteurs.

L’une des premières réactions des éditeurs a été l’exploitation de leur fonds et la réédition des titres déjà traduits. Ainsi, les éditions Bleu et Jaune mettent en avant leur traduction du Kobzar – un recueil de poèmes du poète Taras Chevtchenko par Darya Clarinard, Justine Horetska, Enguerran Massis, Sophie Maillot et Tatiana Sirotchouk, paru pour la première fois en 2015. Les éditions Seghers rééditent un recueil de poèmes choisis du poète, traduits par Guillevic en 1964, le 5 mai 2022. L’éditeur accompagne cette nouvelle édition d’une préface d’André Markowicz – traducteur du… russe. Cette dernière parution illustre parfaitement les automatismes selon lequel le marché du livre en France est articulé depuis la chute du l’Union soviétique.

Souvent la langue ukrainienne est associée à la langue russe et la littérature ukrainienne n’est pas considérée comme une littérature à part. Dans l’article « Y a-t-il une culture ukrainienne ? » de la Revue Études, aux questions des journalistes « Y a-t-il vraiment une culture ukrainienne qui serait différente de la culture russe ? Et quelle est la part des Ukrainiens dans la grande culture russe classique ? », en juin 2022, André Markowicz répondait : « Il y a évidemment une littérature ukrainienne différente de la littérature russe, et puis des écrivains ukrainiens au XIXe et au XXe siècle qui écrivent naturellement en russe. Par exemple, le grand traducteur de l’Iliade en russe, Nikolaï Gnéditch, est ukrainien. L’ukrainien est sa langue maternelle, mais il écrit naturellement en russe. L’Ukraine n’a été un État que depuis 1991 ».

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Des questions et des réponses aux accents bien marqués : « y a-t-il vraiment une culture ukrainienne ? » (pourquoi avoir des doutes sur l’existence d’une culture d’un pays ?), les écrivains ukrainiens qui écrivent « naturellement » en russe. Pour parler de la culture ukrainienne, certains médias s’adressent donc aux représentants de la culture russe. Par facilité ? Par manque de curiosité ? Par manque de courage ?

Sans mettre en doute les bonnes intentions des éditeurs, dès le début de la guerre, certains d’entre eux donne la parole aux citoyens russes : le livre-témoignage Zov de Pavel Filatiev et le roman De l’inconvénient d’être russe de Diana Filippova sont publiés par Albin Michel (en novembre 2022 et août 2023 respectivement). Ces publications sont des preuves que les éditeurs français, comme beaucoup de Français au début de la guerre, cherchaient des réponses en Russie. S’agit-il d’une « fascination russe » telle que celle décrite par Elsa Vidal dans son ouvrage du même nom ? D’une réaction trop rapide ? D’un choix réfléchi ? D’un réflexe ?

Des témoignages de citoyens ukrainiens sont également publiés et certains éditeurs n’ont pas hésité un seul instant à se lancer dans les projets éditoriaux complexes. La première voix du peuple bombardé est entendue grâce à l’éditeur Christian Bourgois qui traduit le 7 mai 2022 une série de textes d’Evgenia Belorusets publiés en allemand dans Der Spiegel. C’est le traducteur de l’allemand Olivier Mannoni qui orchestre la traduction. Il est 15 h 30 et nous sommes toujours vivants sera le premier témoignage de cette guerre. Les éditions auto-distribuées Lingva traduisent (de l’ukrainien et du russe) les témoignages de cinq écrivains de l’imaginaire (Dmitri Gromov et Oleg Ladyjenski, alias Henry Lion Oldie, Yana Dubynianska, Volodymyr Arenev, Mykhaïlo Nazarenko et Sergii Paltsun) Nous sommes vivants !

En fiction, le temps de traduction des textes étant long, c’est la poésie qui réagit la première. Une anthologie de la poésie ukrainienne paraît aux éditions Bruno Doucey le 25 août 2022 : Ukraine, 24 poètes pour un pays. Les éditeurs français de prose se tournent également vers l’anthologie. Hommage à l’Ukraine paraît le 26 octobre 2022 aux éditions Stock. Dirigé par Emmanuel Ruben et traduit par Iryna Dmytrychyn, l’ouvrage rassemble des textes de Kateryna Babkina, Lyubko Deresh, Irena Karpa, Boris Khersonsky, Andreï Kourkov, Anastasia Levkova, Andriy Lubka, Oleksandr Mykhed, Taras Prokhasko, Volodymyr Rafeyenko, Artem Tchekh, Luba Yakymtchouk, Petro Yatsenko, Taïs Zolotkovska.

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Le segment des bandes dessinées et Jeunesse propose peu d’ouvrages sur la guerre. Les éditions Rue du monde rééditent l’album La guerre qui a changé Rondo, écrit par Andriy Lesiv et Romana Romanyshyn (première publication en 2015). La Martinière Jeunesse publie, en juin 2022, l’ouvrage L’Ukraine racontée aux enfants dans lequel l’alphabet russe est présenté à la place de l’alphabet ukrainien. L’erreur a été corrigée depuis. Les éditions Didier publient Comptines et berceuses d’Ukraine en septembre 2023.

En 2023, un an après le début de la guerre, seulement quatre ouvrages de la littérature ukrainienne ont été publiés en français : les recueils de poésie Au cœur de la maison d’Ella Evtouchenko (éditions Bruno Doucey), Les Abricots du Donbass de Luba Yakymtchouk (éditions Des Femmes) et deux romans : Ukraine, l’explosion du silence d’Iren Rozdobudko (éditions Ipagine) et Le Maître de Markiyan Kamysh (éditions Artaud).

En 2022, les éditeurs ukrainiens ont signé des contrats de cession pour 65 ouvrages. Parmi les éditeurs européens, ceux qui publient de la littérature ukrainienne sont des maisons d’éditions de pays ayant connu la dictature soviétique. Leur démarche est souvent militante et volontariste : ils ouvrent leur catalogue aux nouveaux auteurs car, à travers leur œuvre, ils souhaitent non seulement protéger et valoriser le patrimoine littéraire ukrainien mais aussi protéger les valeurs de leur propre pays. Les éditeurs de ces pays, par rapport aux éditeurs français, ont une vision géopolitique plus réaliste. Ils ont ce vécu que d’autres éditeurs européens n’ont pas.

La méconnaissance de l’histoire des pays affranchis de la mainmise de la Russie post-communiste a été (et reste) une autre difficulté pour l’édition de la littérature ukrainienne. La principale traductrice de l’ukrainien en France Iryna Dmytrychyn décrit cette constante : « Si l’éditeur français qui se considère comme un connaisseur de la littérature n’a jamais entendu parler d’auteurs ukrainiens, il est tout à fait naturellement arrivé à la conclusion : si je ne les connais pas, ils n’existent pas ». Le gommage par la Russie de la littérature ukrainienne a été efficace : elle n’était pas visible. Même en Ukraine l’avènement du marché du livre ukrainien a été un long combat décrit par la philosophe et écrivain ukrainienne Oksana Zaboujko déjà en 20215.

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Toutefois, il s’agit peut-être aussi d’un manque de curiosité de la part des éditeurs français ? En Ukraine, les éditeurs publient Guillaume Apollinaire, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras et autres figures emblématiques de la littérature française. Pourquoi, en France, ne publierions-nous pas Pavlo Tychyna, Ivan Bagriany, Pavlo Zargébelny, Tamara Douda ?

Malgré toutes ses difficultés la littérature ukrainienne est présente en France car la littérature, ce n’est pas seulement des textes littéraires mais aussi les paroles d’écrivains. Bien avant le début de la guerre, les voix d’écrivains ukrainiens parvenaient au public français via la presse écrite. Dès le 24 février 2022, les journaux et les revues sont devenus leur tribune. Ainsi Artem Chapeye publie dans La Croix, Markiyan Kamysh et Pavlo Matyusha dans Le Nouvel Observateur.

Un autre accès aux lecteurs français s’ouvre en 2023. Sous l’impulsion d’Iryna Dmytrychyn des écrivains ukrainiens écrivent des textes directement pour le public français. Cette démarche facilite l’accès à ces textes car, dès l’origine, ils ciblent un public précis. Ils arrivent vers eux plus rapidement car l’éditeur français n’attend pas la publication en langue originale pour lancer une traduction. Dans un contexte de guerre c’est une pratique très ingénieuse et productive car il permet de réduire le temps d’arrivée du livre sur le marché et de faire entendre les voix du pays en guerre. Ainsi les éditions Bayard publient Tout ce qui est humain de Sofia Andrukhovych et Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes d’Artem Chapeye (en 2023 et 2024).

Dans son interview déjà citée, Iryna Dmytrychyn, qui a été à l’origine de la publication de la littérature ukrainienne en France, note qu’avant de devenir un livre, les projets ukrainiens doivent passer par plusieurs filtres pour susciter l’intérêt d’un éditeur. La littérature ukrainienne a besoin de se faire son propre nom sur le long terme, en affirmant son histoire et son dynamisme : « Cela signifie que l’éditeur ne prendra en compte que les critères littéraires et artistiques. Nous arriverons sur le marché lorsque nos livres ne seront pas  « d’un jour », mais lorsque l’éditeur comprendra que cette voix doit être entendue et qu’elle représentera dignement la maison d’édition française ».

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Pour passer ces filtres (identitaire, financier) les acteurs du marché du livre en France qui souhaitent publier de la littérature ukrainienne (éditeurs, auteurs, traducteurs, agents littéraires, libraires, journalistes) ont lancé plusieurs pistes de réflexion : procéder à une sélection rigoureuse en termes de qualité, publier plus de titres pour repousser les limites de la niche, élargir le spectre des genres (romans contemporains, romans policiers, romans historiques, romans fantastiques, romans pour la jeunesse, poésie, etc.). En élargissant l’offre de livres, les éditeurs, agents et traducteurs ukrainiens, qui sont souvent les principaux contributeurs aux projets, pourront toucher un plus grand nombre d’éditeurs et faire connaître la littérature ukrainienne à un public beaucoup plus large.

Si nous pensons que les éditeurs français viendront chercher des textes à traduire nous nous trompons car, pour beaucoup, la littérature ukrainienne n’est pas une priorité dans un marché dominé par la littérature commerciale. « Que devons-nous faire ? » – pourront se demander les acteurs de la vie culturelle non indifférents à la promotion d’un patrimoine littéraire si riche et varié. Continuer d’écrire, de traduire, de proposer aux éditeurs des nouveaux projets, réfléchir aux synergies possibles entre les différents domaines (littérature, photographie, cinéma, art pictural), ne pas s’arrêter face aux difficultés, chercher des idées sans jamais perdre ni motivation, ni inspiration.

Auteur:
Ganna Fabre