Alla Lazaréva Rédactrice en chef adjointe, correspondente à Paris du journal Tyzhden

Anthelme Vidaud : « La résistance de l’Ukraine passe par les arts autant que par les armes »

Culture
27 mai 2024, 13:26

Diplomate et écrivain, Anthelme Vidaud parle de son nouveau livre Cine-Ukraine, histoire(s) d’indépendance, de la contribution du cinéma ukrainien au développement du cinéma mondial et phénomène Serhiy Loznitsa, un réalisateur ukrainien

– Comment avez-vous découvert le cinéma ukrainien ?

– J’ai vécu et travaillé pendant neuf ans en Ukraine. D’abord, comme attaché audiovisuel à l’Institut français d’Ukraine, entre 2011 et 2013, où je m’occupais de coopération cinématographique entre la France et l’Ukraine, dans un contexte d’ouverture au marché européen. Puis, en 2014, j’ai rejoint le festival d’Odessa, où j’ai d’abord exercé comme programmateur avant de devenir directeur de programmation, jusqu’en 2020. Pendant ces neuf années, j’ai été témoin de la renaissance spectaculaire du cinéma ukrainien et de sa vitalité, dans tous les formats – court-métrage, documentaire, animation, fiction. J’ai pu voir un grand nombre de films de par ma fonction : au festival d’Odessa, nous recevions jusqu’à 200 films ukrainiens par an, longs-métrages et courts-métrages compris. La compétition dédiée au cinéma nationale a grandi d’année en année, en volume et en qualité et nous avons participé à la mise en lumière de cette nouvelle vague. Lorsque j’ai quitté l’Ukraine en octobre 2020, je me suis dit qu’il était important de garder une trace de cette expérience. J’ai commencé à enregistrer des entretiens avec différents cinéastes ukrainiens, à distance. La matière recueillie était passionnante, traçant un portrait vivant du cinéma ukrainien, de son rapport à l’art bien sûr, mais aussi à la société, à la politique, à la guerre… L’idée d’un livre s’est imposée assez naturellement.

– Combien de temps avez-vous travaillé sur ce livre ?

– Au total, deux années complètes. Le premier entretien a été réalisé en février 2021 et j’ai livré le manuscrit final en avril 2023. Au début, mon rythme d’écriture était assez irrégulier : j’écrivais avant tout pour moi, sans penser à une possible publication. Lorsque l’invasion à grande échelle à débuté, j’ai pensé qu’il était important de terminer ce livre et je me suis mis à chercher activement un éditeur. En septembre 2022, j’ai contacté une maison d’édition, WARM, implantée dans l’ouest de la France, une petite structure indépendante gérée par deux passionnés, Willy Durand et Armelle Pain. Leur réponse a été positive et ils m’ont demandé de leur livrer un manuscrit complet. Cela a accéléré le processus d’écriture en « m’obligeant » à finaliser le livre. Je les remercie infiniment pour leur confiance et leur accompagnement tout au long du projet.

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Vous dites que jusqu’en 2022, peu de gens en France connaissaient le cinéma ukrainien. Pourquoi pensez-vous qu’il en soit ainsi ?

– Tout d’abord, le cinéma ukrainien a connu une grande crise après la chute de l’URSS et a vu son niveau de production chuter radicalement. Il n’y avait presque plus de films. Lorsque l’industrie cinématographique ukrainienne a commencé à redécoller au début des années 2010, les films ukrainiens demeuraient peu visibles en France, à quelques exceptions près, comme les films de Sergueï Loznitsa, The Tribe, de Miroslav Slabochpytskiy (2014), En terre de Crimée, de Nariman Aliev (2019)… Mais globalement, l’Ukraine demeurait une terra incognita pour le public français, peu identifiée en tant que telle, trop souvent confondue avec la Russie. Le cinéma ukrainien produit à l’époque soviétique a donné d’immenses chefs-d’oeuvres, mais peu de gens en France savent qu’ils ont été produits par les studios ukrainiens de Kyiv et d’Odessa. Le même phénomène a lieu avec la littérature : encore aujourd’hui, Gogol est classé comme un auteur russe dans presque toutes les librairies françaises. A partir de 2022, un changement s’est produit et on s’est rendu compte qu’il existait une culture ukrainienne à part entière. Mais il reste encore du travail.

– Si l’on vous demandait de définir la plus grande contribution du cinéma ukrainien au développement du cinéma mondial, comment l’exprimeriez-vous ?

– L’Ukraine est une grande terre de cinéma. Certains films ukrainiens produits à l’époque soviétique comptent parmi les meilleurs films de l’histoire du 7e art : L’Homme à la Caméra, de Dzyga Vertov, La Terre, d’Olexandr Dovjenko, Les Chevaux de Feu, de Sergueï Paradjanov… D’autres cinéastes majeurs ont œuvré au sein des studios ukrainiens : Mark Donskoï, Youri Illienko, Kira Mouratova, Roman Balaïan… De manière intéressante, tous ces réalisateurs n’étaient pas nécessairement ukrainiens, mais ils ont tous trouvé en Ukraine un système de production solide (les studios de Kyiv et d’Odessa comptaient parmi les tout premiers d’URSS) et une liberté artistique plus importante qu’à Moscou, même si la censure était bien réelle. Tous ces films ont eu une influence mondiale. Chaplin considérait La Terre comme un de ses films préférés. Les expérimentations de Vertov ont influencé les plus grands cinéastes, de Jean-Luc Godard à Chris Marker. Paradjanov est une référence incontournable pour tout cinéphile.

– Comment expliquez-vous à vous-même et à vos lecteurs le phénomène Serhiy Loznitsa, un réalisateur ukrainien plutôt controversé ?

– Loznitsa est un cinéaste talentueux, qui s’est d’abord fait connaître par son œuvre documentaire, souvent basée sur des montages d’archives. Il y livre une réflexion sur la mémoire et le rôle des images dans la construction de cette mémoire. Il est de citoyenneté ukrainienne mais ne vit plus en Ukraine depuis plus de vingt ans. La plupart de ses films sont des coproductions européennes. Depuis une dizaine d’années, il a réalisé quelques films sur l’Ukraine : Maïdan, Donbass, Babi Yar : Contexte, entre autres. A l’international, c’est un cinéaste très respecté, régulièrement sélectionné à Cannes depuis son premier long-métrage de fiction en 2010, My Joy. En Ukraine, il était également apprécié et reconnu, au moins jusqu’en 2021. Donbass a par exemple été récompensé de plusieurs prix par l’Académie ukrainienne du cinéma. Mais plusieurs de ses prises de position ultérieures ont terni son image. Babi Yar : Contexte, sélectionné à Cannes en 2021, a été perçu comme un film trompeur sur la position des Ukrainiens au moment des massacres commis par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale : Loznitsa y laisse entendre que la population aurait soutenu sans nuances le Troisième Reich, un point de vue hautement contestable historiquement. Puis, au début de l’invasion de l’Ukraine en 2022, il a manifesté son opposition à toute remise en question de la culture russe et critiqué ses homologues ukrainiens qui œuvraient en ce sens, alors même que la guerre livrée par la Russie se joue aussi sur le terrain culturel. Cela lui a valu de nombreux reproches en Ukraine.

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– Dans votre livre, vous soulignez la différence politique entre les Ukrainiens et les Russes : leur attitude à l’égard des autorités. Alors comment décririez-vous les différences artistiques dans le style cinématographique, dans quelle mesure sont-elles évidentes et reconnaissables pour vous ?

– Je ne sais pas si on peut identifier immédiatement la nationalité d’un film au vu de son style, car chaque cinéaste a son univers propre. Je pense qu’il y a eu une rupture depuis la Révolution de la Dignité en 2013/2014. Jusqu’alors, le cinéma ukrainien post-indépendance restait fortement influencé par le cinéma soviétique et russe. Les films d’Andreï Tarkovski étaient une référence pour tout réalisateur en devenir, et les films des réalisateurs russes contemporains comme Andreï Zviaguintsev, Alexandre Sokourov ou encore Alexeï Guerman étaient très prisés. Les liens entre professionnels du cinéma ukrainiens et russes étaient encore intenses, et certains cinéastes ukrainiens se sont formés en Russie : Miroslav Slabochpytskiy, Kateryna Gornostaï par exemple. Mais, après Maïdan, on assiste à un basculement complet des références. En lieu et place du cinéma soviétique et russe, on regarde désormais plus volontiers vers les 7e arts européen, nord-américain mais aussi asiatique et latino-américain. Par exemple, un cinéaste comme Nariman Aliev, originaire de Crimée, pioche ses inspirations aussi bien du côté du réalisateur américain indépendant Gus Van Sant que des cinémas turc de Nuri Bilge Ceylan ou iranien de Asghar Farhadi. Si bien qu’aujourd’hui, lorsqu’on regarde un film ukrainien contemporain, on perçoit nettement moins l’esthétique post-URSS que dans un film russe.

Comment expliquez-vous le succès de Royaume de Naya sur les écrans français ? Manifestement, c’est le film ukrainien que les Français ont le plus vu ?

– Le cinéma d’animation est un genre populaire en France et Le Royaume de Naya a bénéficié d’une excellente stratégie de distribution. Comme c’est un film destiné aux enfants, il est sorti doublé en français, ce qui l’a rendu accessible à un public plus large que les films d’auteurs en version originale. Le public français semble avoir apprécié l’univers original inspiré de l’oeuvre de Lessia Oukraïnka Le Chant de la Forêt. Dans un marché dominé par les produits américains parfois standardisés, ce genre de films apporte un vent de fraîcheur. Outre la France, il faut noter que Le Royaume de Naya a également obtenu un succès considérable en Ukraine et dans le monde entier, c’est même le film ukrainien le plus rentable depuis l’indépendance.

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Dans quelle mesure la coopération cinématographique franco-ukrainienne est-elle productive et prometteuse ?

– Cette coopération existe à plusieurs niveaux. Au niveau institutionnel, un accord de coproduction cinématographique a été signé entre la France et l’Ukraine en 2011, facilitant le financement et le développement de projets en commun. De nombreux films ukrainiens ont été coproduits par la France, parmi lesquels Le Serment de Pamfir, de Dmytro Soukholytkyi-Sobtchouk (2022) ou encore We Will Not Fade Away, d’Alisa Kovalenko (2023). Au niveau académique, il y a aussi des échanges intenses entre les deux pays, des cinéastes ukrainiens venant par exemple se former dans les écoles de cinéma françaises ou bien en résidence artistique pour avancer sur leur scénario ou leur montage. Sur le plan de la distribution, en Ukraine, le cinéma français est très apprécié du public, ses films sont souvent distribués en salles. A Kyiv, il n’y a pas moins de deux festivals consacrés au cinéma français, particulièrement populaires. Et les festivals majeurs du pays, Molodist, Odessa et Docudays accordent une place de choix aux productions hexagonales. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, deux initiatives françaises se sont portées au soutien du cinéma ukrainien. Un fonds de solidarité européen, piloté par le CNC, participe au financement de projets ukrainiens en cours de développement. Et un programme porté par Arte, Génération Ukraine, produit des films documentaires témoignant de la guerre.

Quel est l’impact de la guerre sur le cinéma ? Est-il inévitable que les artistes se « politisent » lorsque leur pays fait l’objet d’une agression armée ?

– L’impact de la guerre est considérable. Le passage à une économie de guerre a eu comme conséquence un arrêt du financement par l’État de la production cinématographique. Des films documentaire continuent à être faits de manière indépendante, mais il est aujourd’hui très difficile de produire des films de fiction en Ukraine. En ce qui concerne les artistes, nombreux d’entre eux se sont engagés directement dans l’armée : des cinéastes (on peut citer les exemples d’Oleh Sentsov, d’Alisa Kovalenko, d’Helena Maxyom), mais aussi d’autres professionnels du cinéma, acteurs, producteurs, scénaristes, monteurs, chef-opérateurs… Beaucoup d’entre eux sont allés au front, certains ont été blessés, d’autres ont été faits prisonniers de guerre, d’autres encore ont perdu la vie. Comme toute la société, le cinéma ukrainien a payé un lourd tribut à l’invasion russe. Outre ceux qui combattent, il y a aussi ceux qui témoignent caméra à la main des crimes de guerre commis par la Russie. L’exemple le plus marquant est celui de « 20 jours à Marioupol », de Mstyslav Tchernov, qui montre l’horreur du siège de la ville par l’armée russe et qui s’est vu récompenser d’un Oscar du meilleur film documentaire. Le discours de Tchernov au moment de recevoir le prix dit beaucoup de l’état d’esprit du cinéma ukrainien : un tel film n’aurait pas dû exister (« j’aurais préféré ne pas avoir à faire ce film ») mais le cinéma est nécessaire pour ne jamais oublier ce qui s’est passé (« le cinéma forme les souvenirs, et les souvenirs forment l’histoire »).

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L’art peut-il rendre le monde meilleur ?

– C’est une vaste question. Dans le cas de l’Ukraine, il est certain que l’art est une composante essentielle de l’identité du pays. Que serait l’Ukraine sans Chevtchenko, sans Lessia Oukraïnka, sans Dovjenko ? La nature destructrice de la guerre menée par la Russie ne saurait se comprendre complètement sans cette volonté d’effacer toute trace de l’identité ukrainienne, et cette identité passe par la langue et par la culture. Il n’est pas innocent que la Russie frappe des imprimeries, comme celle qui a été détruite à Kharkiv, la plus grande du pays : la seule existence de livres en ukrainien lui est insupportable. Depuis le début de l’invasion totale, beaucoup d’artistes et notamment de cinéastes ukrainiens se posent des questions terribles : cela a-t-il encore un sens de créer dans un pays menacé de destruction ? Faut-il lâcher sa caméra pour une mitraillette ? L’art n’est-il pas futile face à un potentiel génocide ? Les réponses ne sont pas toutes les mêmes. Certains s’engagent au front, d’autres continuent à filmer. Personnellement, je pense que la résistance de l’Ukraine passe par les arts autant que par les armes. Je ne sais pas si l’art peut rendre le monde meilleur, mais en tout cas il permet à l’Ukraine de montrer au monde qu’elle continue à exister.