« Nous arpentions les rues en ruine de Fürth, de Stuttgart ou de Munich, et nous croyions en la renaissance, en la renaissance de l’Ukraine. Inspirés par les idées de Yuri Cherekh, nous croyions en l’avenir de la littérature ukrainienne ». C’est ainsi que le critique littéraire Hryhoriy Kostiuk décrit le Mouvement artistique ukrainien qui a brièvement vu le jour dans l’Allemagne de l’après-guerre.
Pour les réfugiés ukrainiens, l’Europe d’après-guerre n’est pas faite que de cathédrales gothiques, d’églises baroques ou de palais rococo. L’Autriche et l’Allemagne les accueillent avec des casernes en bois entourées de barbelés et de tours de guet. C’est dans ces sombres camps de personnes déplacées que naît le Mouvement artistique ukrainien (MAU, en ukrainien : МУР, мистецький Український Рух), l’organisation des écrivains ukrainiens émigrés.
Le MUR est fondé en septembre 1945 à Fürth, en Bavière. Yuri Cherekh-Chevelov, linguiste et critique littéraire originaire de Kharkiv, se donne pour mission de rassembler « les écrivains ukrainiens dispersés et orphelins en Allemagne et en Autriche ». Les écrivains émigrés de premier plan comme Ihor Kostetsky, Viktor Petrov, Leonid Poltava, Ivan Bagrianyi ou encore Yuri Kosatch s’unissent autour de ce projet commun. Comme un symbole de l’union des Ukrainiens venant de régions historiquement diverses, l’écrivain originaire de la Volhynie, Ulas Samtchouk, prend la tête du mouvement.
Au cours de ses trois années d’existence et malgré un contexte très difficile, le MAU parvient à organiser de nombreux événements culturels et soirées littéraires qui attirent un large public. Almanachs, magazines et livres en ukrainien sont publiés. C’est que, malgré la désolation qui les entoure, les écrivains du MAU ont un objectif ambitieux, celui de créer une nouvelle littérature ukrainienne : « Le temps assigne à l’art ukrainien une mission : servir son peuple et ainsi gagner une voix et une autorité dans l’art », peut-on lire dans leur programme.
Il est en effet difficile d’imaginer la littérature ukrainienne sans les textes écrits et publiés dans le cadre de ce mouvement : « Les chasseurs de tigres » d’Ivan Bahrianyi, « Les enfants de la Voie lactée » de Dokia Humenna, « Docteur Séficus » et « Sans sol » de Viktor Petrov (Domontovych), « Énée et la vie des autres » de Yuri Kosach, « La jeunesse de Vasyl Sheremeta » d’Ulas Samchuk, entre autres.
Malgré cette effervescence créative, les conflits entre les membres perturbent de plus en plus l’activité du mouvement. Selon Yuri Cherekh, son créateur, « le MAU est l’association de ceux qui cherchent l’art national ukrainien ». Cependant, chacun interprète cet art national à sa manière, et les divergences apparaissent rapidement, notamment sur la vision du rôle et de l’avenir de la littérature ukrainienne.
Photo: Yuri Cherekh-Chevelev à côté du graphique de Yakiv Hnizdovsky. Archives de Serhii Vakulenko. La photo pour la publication a été fournie par Oleksandr Savchuk.
Le chef nominal du mouvement, Ulas Samtchouk, souligne l’importance de la littérature dans la période d’après-guerre. Pour lui, il s’agit avant tout de la survie et de la préservation de la culture ukrainienne : « Frappons et brisons les restes de barbarie dans nos âmes. Créons une société de grand style, d’âmes fortes, de caractères égaux et robustes ». Son discours est dramatique et plein d’hyperboles, mais la formule reste plutôt indéchiffrable.
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Un autre membre notable du groupe, Ivan Bahrianyi, traite des missions de la littérature ukrainienne dans son article « Réflexions sur la littérature ». Il estime qu’elle a une vérité à partager avec le monde et qu’un projet culturel est indissociable d’un projet politique. Pour lui, la « grande littérature » et la culture en général sont inséparables de « la lutte pour l’affirmation de soi de tout le peuple ukrainien ». Quant à Yuriy Kosach, cet écrivain suggère d’ancrer la littérature ukrainienne dans la tradition européenne : « L’Europe, l’Europe seule est notre source de salut et de renouveau », écrit-il. Au fil des discussions, il devient clair que le but du groupe fait très peu consensus. Il semble que la « grande littérature » soit un idéal lointain et incertain plutôt qu’un objectif concret.
En plus de ces différends littéraires, les relations entre les membres du mouvement littéraire sont alourdies par une atmosphère de défiance propre à cette époque. Les écrivains vivent dans la peur, l’incertitude et l’insécurité. Chacun soupçonne l’autre d’espionnage ou de trahison : la paranoïa ambiante est telle que l’écrivain Ivan Bahrianyi garde toujours une capsule de cyanure sur lui, au cas où l’un de ses collègues le « dénoncerait » aux autorités soviétiques.
Les écrits des membres du MAU révèlent ces traumatismes, à commencer par la nouvelle de Yuri Kosatch « Énée et la vie des autres », qui ouvre le premier almanach publié par le mouvement. Écrite en 1946, cette nouvelle traite de la difficile question de la défaite et de la perte de l’État dans les années 1920. Elle exprime les préoccupations de sa génération concernant son utilité pour l’Ukraine : « Nous sommes condamnés à être déracinés – déracinés du sol, n’est-ce pas ? Un désir obstiné du destin, et nous ne contestons rien, nous nous soumettons – nous ne pouvons pas avoir de patrie et même si c’était le cas, nous y serions étrangers… ». De son côté, Ivan Bahrianyi décrit dans son roman « Les chasseurs de tigres » l’impossibilité de vivre en Ukraine, où il détaille la terreur stalinienne. Ses autres romans ultérieurs restent profondément marqués par les crimes contre le peuple ukrainien.
Photo: Ivan Bagrianyi
Le sort des écrivains ukrainiens en exil illustre la situation actuelle de la culture ukrainienne. Dans les territoires occupés, les artistes ne peuvent pas développer leur littérature en ukrainien. Ils sont tués, comme Volodymyr Vakulenko, emprisonnés, comme Stanislav Aseev. Pour rester en vie et continuer à créer, les auteurs ukrainiens sont obligés de quitter leur maison, comme Volodymyr Rafeenko. L’histoire de l’après-guerre nous rappelle que les méthodes de l’Empire russe à l’égard de la culture ukrainienne n’ont pas changé depuis des siècles. Le destin des grands auteurs ukrainiens de l’après-guerre est, en quelque sorte, un modèle qui se reproduit de génération en génération. Leur souvenir explique avec éloquence pourquoi les Ukrainiens défendent avec tant de zèle leur pays contre la nouvelle occupation russe.