Jacques Hnizdovsky : « Ne pouvant pas approcher les gens, je me suis tourné vers les arbres et les animaux » 

Culture
12 janvier 2024, 14:10

Jacques Hnizdovsky fut l’un de ces milliers d’artistes qui rêvaient de conquérir New-York. Après maintes épreuves, il y est parvenu : ses œuvres font partie de prestigieuses collections publiques et privées, deux d’entre elles, offertes par Jacqueline Kennedy à son mari, ont même orné le célèbre cabinet ovale du président américain. L’artiste a su trouver son propre style, mais a-t-il pu trouver sa place dans le monde ? Un éternel vagabond aux origines galiciennes et au passeport américain, Jacques Hnizdovsky se disait « touriste qui voyage d’un pays à l’autre par la force des choses ». Ce n’est qu’après sa mort, qu’il a enfin pu retrouver sa patrie, l’Ukraine. 

Après avoir examiné ses dessins un juge le remet en liberté 

Jacques Hnizdovsky est né le 27 janvier 1915 dans le village de Pylyptché, dans la région de Ternopil, dans le Sud-ouest de l’Ukraine, à l’époque où cette commune appartenait encore à l’empire Austro-hongrois. Plus jeune enfant du diacre grecque-catholique du village, il reçoit une bonne éducation qui devait le préparer à marcher sur les pas de son père, mais le cœur du futur artiste est ailleurs : « Un jour, dans un train, j’observais la forêt s’approcher du train, puis courir le long du train dans une course exténuante. J’examinais l’ordre des arbres qui, sous l’effet de mouvement, changeaient de disposition et de forme d’une manière ordonnée. Je me disais que si l’on pouvait explorer cet ordre, on pourrait reproduire l’image du mouvement ».

L'arbre. 1965

Plus tard, en 1934, lorsque Jacques a 17 ans, sa passion pour le dessin lui évite la prison quand ses amis sont accusés d’avoir distribué des tracts nationalistes, d’avoir participé à des réunions illégales et d’avoir préparé une insurrection. Lors de l’audience, le juge relève que le jeune homme ne cesse de gribouiller dans son calepin. Après l’avoir inspecté, le juge découvre les portraits de tous ceux qui sont présents dans la salle. Convaincu qu’un artiste aussi talentueux ne peut pas s’intéresser à la politique, le juge ordonne sa mise en liberté.

« Les frontières ont toujours été une partie importante de mes œuvres » 

Un autre homme important a remarqué la passion et le talent du jeune homme, André Cheptytsky, l’archevêque de l’église grecque-catholique ukrainienne. Le chef de l’Église lui alloue une bourse d’études en insistant pour que Jacques poursuive ses études d’art à l’étranger. En 1938, Jacques Hnizdovsky est admis à l’Académie des arts de Varsovie. C’est ainsi que, sans le savoir, il quitte l’Ukraine pour toujours : l’invasion allemande de la Pologne de 1939 qui marque le début de la Deuxième Guerre mondiale l’oblige à quitter Varsovie et à s’installer à Zagreb. La fin de la guerre le trouve en Bavière, dans un camp pour personnes déplacées.

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Dans l’un de ces camps, à Munich, Jacques fait la connaissance d’un célèbre intellectuel ukrainien Yuri Sherekh-Sheveliov qui participe activement au Mouvement artistique ukrainien. Il s’agit d’une organisation d’émigrés ukrainiens, principalement des écrivains, retenus dans des camps pour personnes déplacées. Jacques rejoint, en tant que graphiste, l’équipe éditoriale du journal Arc que le Mouvement artistique ukrainien publie en Allemagne de 1947 à 1948.

Il conçoit la maquette de cette publication et en devient le prolifique critique d’art. Sa pensée critique prolonge le débat littéraire ukrainien des années mille-neuf-cent-vingt et explore les notions des frontières, de centre et de périphérie, qui l’obsèdent depuis le début de la guerre. « Les frontières ont toujours été une partie importante de mes œuvres, écrit-il plus tard ». Cette obsession naît de ses pérégrinations durant les années de guerre : Varsovie, Zagreb, puis Rome, Bucarest, et finalement Munich et Dresde. Le bombardement de Dresde le marque à tout jamais : « Quand les horreurs débordent, l’homme ne peut plus les percevoir. La tragédie n’atteint que les frontières de la conscience et les limites des capacités humaines, ce qui s’est passé cette nuit-là dépasse ces limites…»

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À l’été de 1949, comme des milliers d’Ukrainiens dans ces années d’après-guerre disséminés dans toute l’Europe et ne voulant pas rentrer en Ukraine soviétique, l’artiste part pour les États-Unis d’Amérique : « Cela m’est devenu égal où je vis. J’ai appris à ne plus avoir d’envies »

« La liberté n’a pas de contrat d’assurance »  

La vie américaine de Jacques Hnizdovsky est à la fois plus simple et plus dense que durant les années précédentes. Elle se résume à deux villes, à Saint-Paul dans le Minnesota, et à New-York. L’artiste ne vit à Saint-Paul qu’un an, mais c’est dans cette ville où se tiennent ses premières expositions et où il obtient ses premiers prix. C’est également là qu’il trouve son premier travail stable, dans une agence de publicité Brown and Bigelow. C’est aussi là que germe en lui le rêve de conquérir New-York et devenir un artiste indépendant ne vivant que de son art.

« La perspective de l’indépendance était si séduisante que je n’hésitais pas. Un jour, au boulot, j’ai dit que je partais. Mes collègues, principalement de jeunes artistes, avaient probablement les mêmes rêves que moi, mais pas assez de courage, ou peut-être étaient-ils mieux avisés…Ma décision leur a rappelé l’existence de la liberté, même aussi précaire que la mienne. Mais quelle liberté peut ne pas l’être ? La liberté n’a pas de contrat d’assurance ».

Ses maigres économies en poche, « avec une maitrise minimale de la langue, la méconnaissance totale des réalités de la vie, avec une seule envie, devenir l’artiste indépendant », Jacques Hnizdovsky arrive à New-York. Sur place, il doit tout recommencer à zéro, car « la gloire acquise dans un endroit, n’est pas automatique ailleurs ». Malgré les difficultés et le manque d’argent, l’artiste enchaîne de petits boulots, mais tient la promesse qu’il s’est faite de ne jamais signer un contrat de travail permanent et de rester indépendant. Son cap reste le même : se donner les moyens pour créer librement, selon ses propres règles.

Bien que Hnizdovsky soit un célèbre graphiste, il fait ses débuts d’abord dans la peinture. Il est l’auteur d’une série de tableaux mélancoliques, à l’instar Displaced Persons, l’une de ses peintures les plus connues. On y devine sans difficulté l’allégorie d’un point de rencontre, dans un lieu désolé, des personnes venues de tous horizons. Il s’intéresse également au modernisme, puis crée une série de peintures aux sujets extrêmement simples – un morceau de bois, une pierre, un champ. Ces dernières, méconnues aujourd’hui, ne sont pas sans rappeler la macrophotographie, avec l’amour de la matière et du détail, qui plus tard devient caractéristique des œuvres graphiques de l’artiste.

Brebis, Chat, Arbre et Zèbre 

Malgré la participation à des expositions et la vente occasionnelle de tableaux, Jacques Hnizdovsky manque d’argent. Il déménage dans une chambre dans le Bronx, un quartier très pauvre de New-York, peuplé d’immigrés comme lui. On n’y trouve que deux centres de loisirs majeurs, le zoo et le jardin botanique. C’est là où le graphiste trouve le cœur de son style. Jacques s’y rend quotidiennement, comme au travail. Il y observe les plantes et les animaux, fait des esquisses dans son carnet de dessins, s’inspire des rythmes de la nature. C’est là qu’il trouve l’inspiration des personnages principaux de ses gravures qui lui apporteront la gloire et le succès – Arbre, Cactus, Gingko, Chat, Zèbre, Tortue, Brebis.

« On me demande pourquoi l’humain est absent de mes gravures et pourquoi je donne autant d’importance à la nature. Mais comment voulez-vous que j’atteigne les humains pour leur expliquer que j’aimerais les dessiner alors que je n’avais ni argent pour les rémunérer, ni même maîtrise de la langue, pour leur demander de poser pour moi ».

Se tournant vers l’animalisme, Hnizdovsky revient vers sa technique de prédilection – la gravure sur bois – idéale pour rendre les petits détails qui créent le rythme du dessin. Les brebis naïves qui ressemblent à des ballons, les arbres chimériques et les chats rayés ont rendu Jacques Hnizdovsky célèbre. Quand une galerie britannique achète tout le tirage de sa gravure de la Brebis, Jacques et sa femme Stephanie, elle aussi d’origine ukrainienne, s’achètent une maison. S’ensuivent la participation à des expositions individuelles aux États-Unis et en Europe.

Ayant trouvé son style, l’artiste n’a plus jamais quitté cette voie et a réussi à réaliser son rêve le plus cher, devenir un artiste indépendant ne vivant que de son art. Il existe près de 250 gravures sur bois de Jacques Hnizdovsky. On peut trouver les tirages de ces planches à la Bibliothèque du Congrès américain, dans de nombreuses collections privées américaines, dans des musées et des universités à Boston, Philadelphie, Washington, Londres ou encore Paris. Mais aussi en Ukraine, depuis que le pays a retrouvé son indépendance en 1991.

La gloire ne fait pas oublier à Jacques Hnizdovsky l’Ukraine. Pour les Ukrainiens américains, l’artiste fait des illustrations pour des livres et même des décorations d’églises. L’artiste meurt en 1985, six ans avant l’indépendance de l’Ukraine, mais sa veuve lègue au jeune État ukrainien la collection de ses œuvres et fait inhumer son corps en Ukraine, à Lviv.