« En étant dans l’ombre de mon mari, au moins je ne brûlerai pas au soleil », dit la vidéo de la Tate Modern au nom de l’artiste franco-ukrainienne Sonia Delaunay. Une rétrospective de toute son œuvre a eu lieu en 2015. Un demi-siècle plus tôt, l’artiste avait eu l’honneur d’être la première peintre à bénéficier d’une exposition personnelle au Louvre de son vivant. Cependant, jusqu’à ce jour, c’est son mari français, Robert Delaunay, qui reste la moitié la plus reconnue de leur duo créatif, dont la moitié féminine avait des racines à Poltava (Ukraine).
« J’aime les couleurs vives. Ce sont les couleurs de mon enfance, les couleurs de l’Ukraine »
Un an avant sa mort, Sonia Delaunay, 93 ans, a commencé à dicter le manuscrit de son autobiographie (« Nous marcherons vers le soleil »). Très peu d’espace est consacré à son enfance – apparemment, elle ne voulait pas évoquer les conditions de vie difficiles de sa famille, qui ont contraint ses parents à la confier au frère de sa mère à Saint-Pétersbourg pour qu’il l’élève. Cependant, des chercheurs ont prouvé que Sarah Stern, fille d’un artisan juif et d’une femme de menage, est née en 1885 à Odessa. Après avoir chassé de sa mémoire les moments désagréables, l’artiste a emporté avec elle l’un des souvenirs les plus importants pour son travail :
« J’aime les couleurs vives. Ce sont les couleurs de mon enfance, les couleurs de l’Ukraine. Je me souviens des mariages paysans de mon pays, où les robes rouges et vertes décorées de rubans volaient dans la danse. Je me souviens des pastèques et des melons qui poussent, des tomates qui entourent les maisons rouges. Et de grands tournesols, jaunes avec un cœur noir, brillant dans la lumière, très haut, du ciel bleu ».
L’artiste dans les dernières années de sa vie
On retrouve d’ailleurs des impressions très similaires dans l’autobiographie de son contemporain, l’Ukrainien d’origine polonaise, Kazimir Malevitch (« Je regardais avec beaucoup d’excitation les paysannes faire des peintures et je les aidais à étaler de l’argile sur le sol de leurs maisons et à faire des motifs sur les poêles. Les paysannes représentaient joliment des oiseaux, des chevaux et des fleurs. Toutes les peintures étaient fabriquées sur place à partir de différentes argiles et de bleu »).
L’avant-garde, et donc la majorité de l’art contemporain, sera-t-elle devenue ce que nous connaissons sans les impressions d’enfance de certains artistes issus de la culture populaire ukrainienne ? En effet, l’historien de l’art français Jean-Claude Marcadet identifie les couleurs pures, vives et dominantes comme un trait unique et caractéristique de la variété ukrainienne des mouvements d’avant-garde mondiaux.
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Mais revenons à la petite fille qui attendait le train pour la capitale (Saint-Pétersbourg) pour aller dans la famille sans enfants d’un riche oncle. Au cours des années suivantes, il s’efforcera d’offrir à sa nièce la meilleure éducation possible, elle voyagera souvent à l’étranger et parlera couramment quatre langues. Dans sa nouvelle famille, Sarah devient Sonia, et par gratitude envers son oncle, elle prend également son nom de famille, Turk (officieusement, car sa mère ne lui a jamais donné l’autorisation officielle). C’est ainsi qu’elle est venue en Europe – sous le nom de Sonia Turk – pour étudier à l’Académie des beaux-arts de Karlsruhe (Allemagne). Après avoir obtenu son diplôme en 1907, elle s’installe à Paris, qui devient à jamais « sa ville ».
Par conséquent, la question de la nationalité de cette femme exceptionnelle ne peut avoir de réponse univoque. Était-elle française ? Sans aucun doute. Elle ne pouvait s’imaginer hors de la capitale de l’art et de la mode de l’époque. En même temps, son séjour dans la capitale russe ne semble pas l’avoir marquée (celle-ci n’étant que le lieu de l’argent et d’opportunités). La trace ukrainienne, elle, a été de courte durée, mais tout à fait distincte, du moins dans son œuvre. Il est également à noter que Sonia Delaunay a utilisé le mot « ukrainien » partout quand elle faisait en référence aux sources d’inspiration de son travail, par exemple.
« La couleur est la peau du monde »
Sonia s’est mariée assez rapidement, mais le mariage était plutôt arrangé car son premier mari voulait surtout détourner l’attention des rumeurs sur son homosexualité. Quant à Sonia, elle eut accès au monde des galeries et la possibilité de rester en Europe. Un an plus tard, elle a soudainement divorcé et s’est mariée une seconde fois avec le jeune peintre au style abstrait Robert Delaunay. Ils sont devenus inséparables et ils ont même créé ensemble.
Deux ans après le mariage, ils eurent un fils, Charles, qui deviendra plus tard un célèbre connaisseur du jazz.
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C’est à cette époque, comme le rappelle Sonia Delaunay dans ses mémoires, qu’elle a eu l’idée qui leur a apporté la célébrité et le succès.
« Quelque part en 1911, j’ai décidé de fabriquer une couverture pour le nouveau-né Charles à partir de chutes de tissu – quelque chose de similaire à ce que j’avais vu dans les maisons de paysans. Le résultat, tel qu’il m’est apparu, par l’agencement des morceaux de tissu, ressemblait aux principes du cubisme, et nous avons essayé d’appliquer la même technique à d’autres objets et peintures ».
Cette courtepointe, inspirée des motifs de la région de Poltava, est aujourd’hui conservée au Centre Pompidou. La combinaison de pièces de tissu de couleurs vives et de formes différentes, où la couleur et la texture semblent se fondre l’une dans l’autre, créant un rythme musical, a donné naissance au simultanisme, ainsi que le couple l’a lui-même désigné. Grâce à Guillaume Apollinaire, leur travail est également qualifié d’orphisme, d’après le personnage d’Orphée, musicien de l’antiquité grecque.
La base théorique du simultanisme était un phénomène décrit par le chimiste Michel-Eugène Chevreul : des éléments placés les uns à côté des autres peuvent créer un effet d’interpénétration ou d’illusion d’optique. La même chose s’applique aux couleurs. Par exemple, une couleur grise peut paraître plus claire ou plus foncée selon la couleur du fond sur lequel elle sera appliquée.
Expérimentant avec les couleurs, le couple d’artistes a essayé de transmettre du mouvement, du rythme et de la dynamique sur les toiles. Ils croyaient sincèrement que la couleur était vivante, qu’elle avait son propre caractère et sa propre nature. Les œuvres de Sonia de la série « Rhythme » et les nombreuses œuvres de Robert sont devenues des exemples classiques de ce style.
Cependant, très vite, l’artiste commença à dépasser le cadre du tableau, laissant la peinture simultanée à Robert. « Il m’a donné la forme, je lui ai donné la couleur », c’est ainsi que Sonia résumait son tandem créatif avec Robert.
Sonia et Robert Delaunay. Source: UAHistory
« J’ai toujours changé l’espace qui m’entourait… J’ai vécu ma vie à travers l’art »
Ayant presque arrêté de peindre, Sonia Delaunay s’oriente vers l’espace illimité du design. Il semble qu’après avoir découvert la couleur, l’artiste ait commencé à transformer tous les objets environnants « à la manière de Delaunay ».
Au début, son attention s’est portée sur les vêtements et la mode. Elle conçoit robes, foulards, chapeaux, chaussures, maillots de bain. Cependant, sa carte de visite est devenue « simultanée » : robes cousues à partir de morceaux de tissu de formes étranges, qui différaient par leur couleur et leur taille. Au début, elle portait elle-même ses propres modèles. Il était difficile de ne pas remarquer cette femme aux vêtements vifs et colorés, dont la plasticité changeait à chaque mouvement.
Puis elle a commencé à coudre sur commande et à réaliser des modèles de tissus pour ses vêtements.
Les célèbres maisons de couture de l’époque ont coopéré avec elle et en 1918, elle a ouvert sa première boutique de mode « Casa Sonia » à Madrid, et deux ans plus tard, « Delaunay » à Paris. Comme disait Robert à propos des créations de sa femme, « les objets qu’elle créait étaient conçus pour être portés par des personnes vivantes, c’est-à-dire selon les formes naturelles des femmes », ce qui était assez inhabituel à l’époque, car les vêtements répondaient encore souvent aux normes sociales et aux attentes d’une femme, plutôt que de servir son confort et ses autres besoins.
L’influence de Delaunay sur la mode fut si importante qu’en 1926 son illustration apparut sur la couverture de « Vogue », et l’année suivante elle fut invitée à la Sorbonne, où elle donna une conférence sur « L’influence de la peinture sur l’art du vêtement », introduisant l’idée révolutionnaire du prêt-à-porter. Sonia Delaunay s’est aussi essayée à la création de costumes de films (« Vertige », « Petit Parigo » – tous deux sortis en 1926 -, « Parce que je t’aime » (1929)), ainsi qu’à des représentations théâtrales et à la conception du pavillon d’exposition à l’emblématique exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925.
Une image du film « Vertige », dont les costumes ont été conçus par Sonia Delaunay
Suivant ses convictions artistiques, elle a créé la Boutique simultanée, qui a connu un succès incroyable.
Sonia Delaunay est également l’auteur de plusieurs dessins appliqués remarquables : elle a conçu le mobilier de l’appartement qu’elle partageait avec Robert – du papier peint à la gouache aux abat-jour fabriqués à partir de morceaux de tissu de différentes formes qui créaient divers effets de lumière – elle a même repeint sa Citroën B12 et a réalisé d’autres modèles de voitures.
Il semblait qu’il n’existât aucun domaine où l’influence de l’infatigable Delaunay ne se ferait sentir. De plus, Sonia était une figure mondaine reconnue – la maison Delaunay était ouverte aux artistes, aux écrivains et aux musiciens (éminents et encore méconnus). Elle organisait des soirées tous les jeudis au cœur de Paris. Les écrivains et poètes Tristan Tzara, Philippe Soupault, André Breton, Louis Aragon et René Crevel étaient des hôtes fréquents de cette maison.
Cependant, pendant assez longtemps, sa contribution à l’art n’a pas été suffisamment appréciée des critiques axées sur le « grand art ». Alors que ses motifs parcourent l’Europe et trouvent encore de nombreux échos aujourd’hui dans les collections de Valentino, Comme des Garçons, Kenzo, Peter Pilotto, Fendi, Dsquared2, etc., sa méthode créative unique n’a pas été retenue sérieusement en raison de sa concentration dans les arts appliqués.
Voiture et robes conçues par Sonia Delaunay
C’était tout différent pour Robert, qui a développé le simultanisme en peinture ! Et peu de gens considéraient que le revenu principal pendant les périodes difficiles de la Première guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres de la jeune famille d’artistes provenait précisément des créations de voitures, robes, tapis, tissus, cartes à jouer de Sonia, tandis que Robert refusait même de vendre ses propres œuvres, en méprisant le commerce. Cependant, Sonia ne se souciait pas de la reconnaissance des universitaires de haut rang – elle voyait l’art dans la vie de tous les jours, dans chaque petite chose.
« Pour moi, il n’y avait aucune différence entre la peinture et ce qu’on appelle « l’art décoratif », j’ai toujours changé l’espace qui m’entourait… J’ai peint nos murs en blanc pour que nos tableaux paraissent plus réussis. J’ai conçu nos meubles. J’ai tout fait. Je vivais de mon art », écrit-elle dans ses mémoires.
En même temps, Sonia Delaunay incarnait des projets assez expérimentaux. Par exemple, sa « poésie en mouvement » – des robes avec les poèmes de ses amis de l’avant-garde (Tristan Tzara, Vicente Huidobro et Joseph Delteil) imprimés sur les manches, la taille et d’autres plis. Ou son « livre simultané » illustré intitulé « Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France », dont le texte est écrit par le poète Blaise Cendrars. Ce dernier écrit un poème dans la technique du vers libre, décrivant ses impressions d’un voyage le long du Transsibérien de l’Empire russe à la France, et Sonia Delaunay arrange le texte sous la forme d’un livre accordéon de deux mètres avec 22 panneaux, ajoutant en parallèle ses dessins, qui sont plutôt une « traduction » visuelle du texte qu’une illustration. Cette édition était innovante même pour les avant-gardes de l’époque. Actuellement, des exemplaires du livre en tant qu’œuvre d’art sont conservés dans les musées et bibliothèques les plus célèbres du monde : le Victoria and Albert Museum et la galerie Tate Modern de Londres, le Museum of Modern Art de New York, la Bibliothèque nationale suisse, le Musée d’art moderne à Paris.
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Sonia Delaunay en tant qu’artiste indépendante
En 1941, son mari, Robert Delaunay, décède d’un cancer. Sonia arrête de peindre pendant 10 ans, se consacrant uniquement à l’héritage et aux biens de Robert. Par la suite, elle revient principalement à la peinture, même si elle continue à collaborer avec des maisons de couture. Et depuis, elle ne cessera de peindre jusqu’à sa mort à l’âge de 94 ans à Paris. Parmi ses dernières œuvres figurent des peintures et des gravures qui, tant en termes de technique que de style, font référence aux premières années de sa carrière, mais il ne s’agit pas d’une répétition – Sonia Delaunay est restée moderne jusqu’au bout. À cette époque, elle est devenue un trésor national en France : le président Pompidou offre son tableau Colour Rhythm No. 1633 au président Nixon lors d’une visite officielle.
Petit à petit, le monde de l’art a « redécouvert » Sonia Delaunay, non pas à travers le prisme de son mari, mais en tant qu’artiste et designeuse originale, les deux aspects ayant la même valeur à ses yeux. Ses expositions personnelles au Louvre (1964) et à la Tate Modern (2015) ont été des étapes importantes dans ce processus.
Maillots de bain de Sonia Delaunay
Comme le note dans le catalogue de cette dernière la chercheuse Griselda Pollock, « la culture moderniste permettait aux femmes ambitieuses et créatives de jouir de nouvelles libertés, et Paris était leur centre. Cependant, ces modernistes n’ont pas écrit leur propre histoire. L’histoire du modernisme a été écrite dans les années 1950, une décennie difficile pour les femmes, et elle a été écrite par des apologistes masculinistes. Les contributions des femmes ont été ignorées, en particulier là où leur travail est passé en douceur de l’art au design. Ainsi, Sonia Delaunay a longtemps été considérée comme l’assistante ou l’épouse du plus célèbre Robert. C’est la première exposition qui l’évalue en tant qu’artiste indépendante ».
De nos jours, il est rare qu’une grande exposition, notamment d’artistes féminines, se passe des œuvres de Sonia Delaunay – citons par exemple la 59e Biennale de Venise « Le lait des rêves » en 2022. On pourrait même dire que les époux Delaunay doivent leur célébrité à l’appropriation de l’œuvre de Sonia par la culture de masse contemporaine. Le point culminant de la reconnaissance du travail et des réalisations de Sonia Delaunay a été l’attribution de la Légion d’honneur, la plus haute distinction française. Mais qui sait, peut-être que ce n’est pas fini ? Après tout, la couleur est la seule chose qui ne se démodera jamais.