Oleksandr Savtchouk, éditeur, fondateur de la maison d’édition éponyme à Kharkiv, a raconté à Tyzhden comment il parvient à travailler malgré les attaques constantes.
La ville de Kharkiv est bombardée systématiquement. Pour les Européens, il est difficile d’imaginer comment ses habitants continuent de vivre, de mener des activités et de créer de la culture, quand chaque jour ou chaque nuit quelqu’un meurt, des immeubles sont détruits, quand il faut passer des nuits et des nuits dans le métro. C’est difficile à imaginer tant qu’on se rend pas sur place.
A la fin du printemps, juste à la veille du plus grand festival ukrainien L’Arsenal du livre à Kyiv, des roquettes russes ont attaqué l’imprimerie Faktor-Drouk de Kharkiv. L’entreprise est l’une des plus grandes d’Europe et dispose d’un cycle complet de production d’imprimés. Presque toutes les maisons d’édition ukrainiennes faisaient imprimer leurs produits chez Faktor-Drouk. À la suite de l’attaque, 7 ouvriers ont été tués et 22 blessés, plus de 50 000 livres ont été détruits. Selon les seules estimations préliminaires, la production de livres en Ukraine pourrait diminuer de 30 à 40 %.
La ville forteresse
Au cours des six derniers mois, les Russes ont attaqué Kharkiv avec des missiles à 100 reprises (et ils continuent à le faire), et ont mené près de 2 000 attaques sur la région, dont 750 avec des bombes aériennes guidées. Cette information a été récemment rapportée par le chef de l’administration régionale de Kharkiv, Oleh Syniehubov.
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Que ressentirait une personne qui boit un café quelque part à Paris ou à Milan en entendant, voyant ou lisant cela ? Paradoxalement, la ville et ses habitants continuent de vivre. Ni la douleur, ni la perte, ni la peur, ni la colère ne disparaissent dans l’air. Elles restent, souvent comme un trou qui fait mal. Mais Kharkiv se bat.
L’éditeur Oleksandr Savtchouk participe activement aux événements culturels de la ville. Il publie souvent des livres sur des sujets oubliés ou censurés durant l’époque soviétique, sur la philosophie, la culture, l’histoire de Kharkiv et de sa région, ainsi que sur d’autres régions de l’Ukraine.
Comme il l’explique lui-même : « La mission de la maison d’édition est de faire sortir de l’oubli les noms qui ont fait l’âge d’or de la science, de la culture et de l’art ukrainiens ».
– Comment a été créée la maison « Editions Oleksandr Savtchouk » ?
– Tout a commencé en 2010. En tant qu’enseignant, je n’avais pas assez de livres pour mon propre usage. Il existe des travaux ethnographiques pour lesquels il faut se rendre à la bibliothèque. Et depuis 2005, je travaillais comme rédacteur pour certaines publications.
Je suis constructeur de chars de formation, polytechnicien. Cela peut sembler étrange, mais être éditeur ne signifie pas seulement être philologue et relire de nouveaux textes. C’est plutôt le travail d’un gestionnaire culturel. J’ai également eu la chance de ne pas me concentrer sur l’aspect commercial. L’essentiel pour moi était qu’un livre soit publié, et je me suis immédiatement impliqué dans le processus.
– Que pensez-vous des « livres non commerciaux » sur le marché ?
– Parfois, certains de mes projets sont financés par des sponsors. Mais en général, j’ai la chance que personne ne me dicte rien. Parfois je fais des erreurs, parfois je regrette de ne pas avoir fait quelque chose. Il s’agit donc de processus très dynamiques.
En fait, le marché ne nous dicte rien, mais nous comptons sur lui. Les livres ont besoin d’être promus, et je ne sais pas comment m’y prendre. Tous ces tik-toks, ces vidéos… Il est évident que je n’apprendrai jamais à m’en servir. Ce fut très difficile pour moi d’accéder à Instagram. Je pensais que personne n’en avait besoin, mais avec le temps cela donne des résultats. À vrai dire, nous n’avons même pas de responsable des relations publiques. Je fais tout cela moi-même.
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Petit à petit, nous avons atteint un nombre dit « critique » de lecteurs. Je l’appelle le « millier en or ». Si ce nombre est atteint, je sais qu’il existe un marché pour le livre. Aujourd’hui, je regarde en arrière et, pour être honnête, j’ai eu de la chance. Mes parents m’ont soutenu. Au moins, je savais que je ne souffrirais pas de la faim.
– Parlez-nous des nouvelles éditions.
– Une nouvelle génération est en train d’émerger. L’idée est venue de manière triviale, par des livres qui me manquaient. Vers 2015, j’ai vu qu’il y avait peu de lecture de littérature ukrainienne à Kharkiv, et que deux maisons d’édition étaient sur le point de fermer.
Puis j’ai réalisé que j’avais besoin de m’agrandir. Ce fut un beau pas en avant lorsque des livres sur les région de Houtsoul, de Kyiv, etc. furent publiés à Kharkiv. En fait, je répondais à mes propres questions sur l’intégrité. Vous souvenez-vous du slogan « Ukraine unie » en 2014 ? Les gens se sont mobilisés.
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Bien sûr, il y a toujours des défis et des incertitudes quant à la suite des événements. Aujourd’hui, plusieurs projets arrivent à leur terme et je dois réfléchir et planifier.
– Mais comment planifier quand les missiles volent ?
– Mais c’est ce qui nous sauve, en fait. La planification générale, la planification à long terme augmente généralement la durée de vie. Par exemple aujourd’hui, j’ai réalisé qu’il était très important d’avoir une équipe avec laquelle travailler. Parce que je me sens parfois épuisé, que je n’ai pas le temps de tout lire, de tout voir, de suivre tout ce qui se passe.
J’ai des gens qui font du travail technique, des correcteurs et des designers que j’embauche. Je fais moi-même la mise en page de la plupart des livres. Cela me permet de gagner beaucoup de temps. Nous n’avons pas de bureaux classique avec des employés. Cela facilite beaucoup notre travail.
Nous avons besoin d’idées nouvelles et de jeunes qui comprennent ce qui peut être intéressant aujourd’hui. Parfois je m’implique davantage, parfois je me contente de m’appuyer sur les éditions précédentes.
– Et comment cela se passe-t-il de travailler sous les bombes ?
– Les modes de travail changent radicalement pendant une guerre. Notre imprimerie et nos véhicules ont souvent essuyé des tirs et, à certains moments, nous avons réussi de justesse à éviter d’être touchés. Parfois, tous nos projets sont anéantis : on veut partir travailler et il y a un bombardement. On reste assis à la maison pendant une heure et on reprend ses esprits. C’est l’impact de la guerre.
Mais l’essentiel est qu’il y ait une communication. Du papier ou du tissu peuvent être importés d’Italie pour faire fonctionner l’imprimerie. Nous avons dû arrêter de travailler pendant les deux ou trois premiers mois après le début de l’invasion à grande échelle, puis nous avons recommencé à travailler en mai-juin. Au début, pour être honnête, nous hésitions à apporter du matériel à Kharkiv pour des raisons de sécurité. Il y a des livres sur lesquels nous avions commencé à travailler le 22 février, et ce n’est qu’en juin que nous avons pu les reprendre. Cela montre que l’on peut continuer à travailler malgré les difficultés.
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– Que pensez-vous des résidences artistiques à Kharkiv ?
– Depuis 2021, une résidence littéraire a été établie à Kharkiv dans l’appartement de l’éminent linguiste Youri Chevelov. Une autre a été ouverte dans La maison Slovo, une maison littéraire construite dans les années 1920. Les deux résidences sont gérées par l’équipe du musée littéraire de Kharkiv, l’écrivain Serhiy Jadan (actuellement dans les forces armées), notre masion d’édition et la famille Nabok, des hommes d’affaires de Kharkiv. La famille est devenue mécène de ces projets et a acheté les deux résidences.
– Que se passe-t-il là-bas maintenant ?
– De nouveaux résidents viennent. Le Musée littéraire de Kharkiv, co-fondateur, joue un rôle-clé dans cette initiative. Ce sont deux résidences qui occupent actuellement 99% du Musée littéraire de Kharkiv. Ils ont trouvé des subventions pour cela. Jadan et moi aidons là où nous le pouvons : juste une assistance technique, parfois des consultations. Nous devons rendre hommage au Musée littéraire, car ce sont des gens formidables. Tetyana Pylyptchouk, sa directrice, travaille de manière altruiste, je dirais même fanatique.
Tout fonctionne désormais et nous prouvons progressivement que Kharkiv n’est pas seulement une région qui fait quelque chose, mais qu’elle est culturellement prospère. Alors que Lviv et Kyiv organisent des événements culturels, Kharkiv se concentre principalement sur l’édition de livres.
– Beaucoup de gens disent que Kharkiv est même la capitale de l’édition de livres de l’Ukraine. Êtes-vous d’accord ?
– Sous condition, oui. Parce que, tout d’abord les maisons d’édition situées à Kharkiv ne sont pas uniquement basées à Kharkiv. Nous publions beaucoup de livres et les expédions dans tout le pays. Si vous prenez d’autres cas, par exemple Lviv, il y a beaucoup de petites maisons d’édition, mais elles se concentrent davantage sur Lviv et l’Ukraine occidentale. Kyiv est davantage un centre administratif avec de nombreuses grandes maisons d’édition.
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Kharkiv peut être considérée comme la capitale de l’édition, mais c’est juste l’un des nombreux secteurs importants de notre ville.
– Kharkiv est une ville où les évacuations se poursuivent, mais en même temps, des projets artistiques se développent activement. Vous êtes-vous déjà réveillé un jour en pensant que Kharkiv pourrait être détruite, qu’elle pourrait disparaître ?
– Non, de telles pensées ne me sont jamais venues à l’esprit. A certains moments, je pensais que nous étions vulnérables. Mais l’essentiel, c’est que j’aie le sentiment de pouvoir continuer à travailler.
Nous comprenons tous pourquoi nous sommes restés à Kharkiv. Bien que l’on puisse imaginer de plus grandes opportunités à Kyiv, notre présence ici a un sens profond. Je sais que nous faisons l’objet d’une attention minutieuse, non seulement pour notre maison d’édition, mais aussi pour la culture, l’éducation, les théâtres, etc. C’est le signe que Kharkiv ne s’est pas encore transformée en avant-poste militaire, mais qu’elle a conservé des éléments d’une ville classique.
Tant qu’il y a une composante culturelle, les hôpitaux et les autres institutions communales restent importants mais secondaires. Certes, on peut vivre sans théâtre. Mais pour moi, l’absence d’une philharmonie, d’un théâtre, d’un musée ou d’une librairie est ressentie comme une perte importante pour la structure de la ville.
– Parlons de la génération des années 1920 et 1930 des écrivains de la Renaissance ukrainienne liquidée par des Bolcheviks. Ressentez-vous un certain caractère cyclique de l’histoire ? Pouvez-vous imaginer une autre histoire pour ces personnes ? Il y avait alors deux options : soit vous coopérez avec le régime, soit vous disparaissez. La situation est-elle différente aujourd’hui, pour les territoires occupés ?
— Non, je n’observe pas un tel cycle, bien que certaines actions de la Russie fassent écho au passé. Mais mon point de vue à ce sujet est assez simple.
Je perçois cette période comme beaucoup plus difficile. À cette époque, le socialisme était largement accepté et de nombreuses personnes adhéraient ouvertement aux idéologies de gauche qu’elles considéraient comme viables. Pour beaucoup, l’appartenance aux républiques soviétiques était une forme d’identité ukrainienne officielle.
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En novembre, nous nous sommes entretenus avec Yaryna Tsymbal (chercheuse sur la génération des années 1920). Nous avons parlé de Teryentiy Masenko, poète, journaliste et auteur de mémoires sur la génération de la Renaissance liquidée. Il a survécu et écrit, il a publié plusieurs livres, notamment sur l’Ukraine. J’ai demandé à Yaryna comment il avait réussi à survivre. Elle m’a répondu qu’il écrivait simplement de bons poèmes et qu’il ne prêtait pas attention aux circonstances.
En temps de guerre, les gens se présentent souvent comme des patriotes, mais en réalité ce n’est pas le cas. Beaucoup dépend de la psycho-type d’une personne, de sa capacité à être soi-même et à se positionner. Je me souviens de l’époque où j’ai commencé à jouer de la kobza et où je suis allé voir un maître pour qu’il me fabrique un instrument. Il m’a dit que la guerre avec la Russie était inévitable et qu’il faudrait prendre des fusils d’assaut au lieu de jouer de la musique. Certaines personnes voyaient déjà clair. Mais encore une fois, la façon dont les gens se comportent dans de telles situations en dit long sur leur caractère et leur situation personnelle.
Par exemple, à un certain moment, j’ai cessé de critiquer ce qui se passait dans les années 1930 sans comprendre pleinement toutes les conditions et le contexte de l’époque. Il faut donc prendre du recul. Un aspect littéraire, philosophique, artistique, biographique, etc. Une personne est beaucoup plus complexe que deux couleurs : le noir et le blanc.