Penser impensable: la poésie est une arme secrète des Ukrainiens

Culture
12 mars 2024, 14:08

Les Ukrainiens sont devenus les meilleurs gestionnaires de crise au monde. Chaque jour ils font face à l’impensable et le gèrent. Ou pas.

« Nous n’avons pas de fenêtres, nous annulons l’événement ». Ce message que je lis dans le train qui m’amène à Kyiv me laisse perplexe. Je me rends dans la capitale pour participer à la soirée poétique qui s’appelle « Poésie lumineuse des temps sombres ». Affiches, annonces, invitations, tout a été fait, je suis prête pour l’évènement. Mal réveillée, j’envoie la réponse indignée : « Eh bien, s’il n’y a plus de fenêtre dans votre agenda, on peut peut-être décaler ? »

Et ce n’est qu’après que je comprends ce que l’absence de fenêtres signifie. L’endroit prévu pour l’évènement n’a plus de fenêtres, explicitement. Il y a eu une importante attaque aérienne cette nuit-là. La capitale ukrainienne s’est réveillée criblée de missiles. J’ai honte de ma réponse. Je réalise à quel point en temps de guerre, la poésie est un luxe.

« Ne vous inquiétez pas, on va trouver une solution », me répondent les organisateurs. Je leur fais confiance pour faire l’impossible : les Ukrainiens sont devenus les meilleurs gestionnaires de crise au monde. Chaque jour, nous prévoyons tous les scénarios possibles en cas de pépin ou de bâtons dans les roues. Seulement, les bâtons dans nos roues, ce sont des missiles dans le ciel. Nos ennemis vouent un culte à la mort, ils rejettent la vie et veulent forcer les autres à faire de même.

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Quand j’arrive sur place, dans la salle où devait avoir lieu la soirée, je ramasse un éclat de verre par terre. Je regarde à travers ce tesson comme si c’était une lentille ou un glaçon. Les fenêtres ne sont plus que des éclats de verre qu’on a rangés dans les cartons posés au sol. Parfois mon cœur est comme ces fenêtres — brisé en éclats qu’on a stockés dans une boite en carton ordinaire.

Je réalise que nous vivons au milieu de l’impensable. Mais ce qui est tout aussi impensable, c’est que la soirée de poésie a fini par avoir lieu malgré tout. À la fin de l’événement, les organisatrices qui avaient passé leur journée à nettoyer les vitres brisées, m’ont remerciée. Elles m’ont dit que la poésie leur a fait du bien, qu’elle les a guéries. Poésie lumineuse des temps sombres.

Mais si la poésie cherche la lumière, la prose documente les temps. Douloureux, sauvages, cruels. Mais qui lira tous les livres que nous écrivons sur cette guerre ? « Comment ça, qui les lira ? me répond Maryna Kumeda, qui a publié son journal de guerre en France. Les lecteurs dans les pays où auront lieu les prochaines guerres. Les Européens, par exemple ». C’est ce que nous faisons maintenant en relisant les auteurs des Balkans, en Ukraine.

Nous avons besoin de littérature là où l’avenir devient imprévisible. Pour nous aider à penser l’impensable. Mais avant cela, il faut quand même en faire une première expérience, passer une nuit sous les bombardements, par exemple. Voilà pourquoi les étrangers ne nous comprennent pas, quoi qu’ils lisent sur la guerre.

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Ça me rappelle une conversation entre deux maîtresses d’école originaires du Donbass que j’ai entendue en 2019. « J‘avais deux maisons, j’ai perdu les deux. Je n’en parle même plus, personne ne comprend », a dit l’une d’elles. C’est vrai que nous ne comprenions pas. Maintenant, si. Maintenant nous le ressentons dans notre chair.

Quelles sont les choses impensables qui sont devenues monnaie courante pour vous ? Voilà la question que j’ai posée à mes amis sur Facebook.

Dormir à même le sol. Dormir pendant les explosions. S’endormir immédiatement après les explosions.

S’endormir une demi-heure avant que les drones iraniens lancés par les Russes n’atteignent la ville.

Rester endormi, tout en faisant la distinction entre les différents types de missiles et évaluer le niveau de danger.

Vivre avec le couvre-feu. Vivre sans rêves et sans avenir.

Rencontrer ses amis le plus souvent pour des enterrements.

Enseigner dans un abri.

Jouer de la musique pendant une attaque aérienne.

Entendre quelqu’un écouter de la musique russe dans une ville criblée par les missiles russes.

Dessiner la guerre.

Faire l’amour pendant les raids aériens.

Rénover un appartement dans une ville qui est bombardée chaque semaine.

Entendre la perceuse des voisins même pendant un bombardement.

Acheter des fenêtres en stock, au cas où, parce qu’après « elles seront plus chères ».

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Dire, le lendemain d’un bombardement : « Oh, de toute façon, nous allions changer les fenêtres, elles étaient vieilles ».

« Enquêter sur le génocide de son propre peuple pendant que ce génocide a lieu, tout en buvant un bon café et en structurant sa journée de travail », a répondu l’écrivaine et militante des droits de l’homme Larysa Denysenko.

Souhaiter la mort.

Comprendre que tu es toi-même prêt à tuer.

Cette prise de conscience m’est venue après avoir regardé plusieurs films de guerre, quelques jours avant l’invasion à grande échelle. Avant, j’évitais de regarder les films sur notre guerre qui dure depuis 2014, je craignais de ne pas pouvoir les supporter émotionnellement. Mais le pressentiment d’une grande guerre flottait dans l’air et nous allions au cinéma. A la sortie, nous discutions de la question de savoir si nous aurions pu tuer. Il est devenu clair que oui. Mes amies qui venaient de terminer une formation sur la survie en ville dans un contexte de guerre, m’ont dit une chose encore impensable : « Les corps morts doivent être rangés à la verticale pour qu’ils prennent moins de place. » Cela semblait impensable. Un mois plus tard cette réalité aura assiégé la capitale ukrainienne.

Regarder les photos d’ennemis tués est également impensable. Depuis le front, ces garçons qui jadis nous tiraient sur les nattes, nous envoient maintenant des photos d’ennemis à moitié décomposés. Comme un chat qui ramène à sa maîtresse une proie qu’il a chassée. À chaque fois, je ne sais pas quoi répondre.

Voir les cheveux gris chez les jeunes.

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On ne ressent plus l’âge comme avant. Je ne sais même pas s’il reste quelqu’un de jeune en Ukraine. Vivre au milieu de l’impensable est une expérience de vie, vivre deux ans de guerre à grande échelle c’est comme vivre vingt ans supplémentaires. Cela vous fait apprécier des choses simples, par exemple lorsque vous êtes avec ceux que vous aimez.

Un jour, l’écrivaine Oksana Zaboujko a dit à mon amie : « Ah, toi, avant trente ans, tu es immortelle. » Elle a expliqué que jusqu’à un certain âge, une personne ne se rend pas encore compte de sa mortalité, de la fragilité de son corps. Mon amie n’a toujours pas atteint l’âge de trente ans, mais elle a déjà écrit son testament. L’impensable.

Pendant la guerre, nous sommes tous comme les personnages d’une tragédie grecque – nous côtoyons notre mort tous les jours. Nous prenons un café avec elle. Comme des amants, nous nous réveillons et nous nous endormons en pensant à elle.

Je ne regarde plus de films : pour quoi faire ? Peuvent-ils montrer quelque chose de plus extraordinaire que la vie que nous vivons en ce moment ? C’est ainsi que nous nous souviendrons de ces temps.

Les choses impensables ont disparu.
Il est peu probable que nous soyons compris par ceux qui n’ont pas eu cette expérience. Tout est possible, et pas que le pire. L’essentiel est de continuer à ramasser les cœurs brisés par toutes ces ondes de choc. De les remplacer. Vivre, parce que c’est ce que l’ennemi veut nous enlever — la vie. Se rencontrer pour lire de la poésie. Poésie lumineuse des temps sombres.