Tarass Lutyi  philosophe, écrivain, chroniqueur, musicien

Sommes-nous obligés de glorifier Pouchkine ?

Culture
21 novembre 2022, 13:18

Derrière la superposition d’images artistiques de Pouchkine ressort la rhétorique de la marche triomphale du conquérant.

Le chantre de la fin d’un empire ne ressemble presque jamais à un propagandiste ignorant. Cependant, derrière la superposition d’images artistiques, il rompt à plusieurs reprises avec la rhétorique de la marche triomphale du conquérant. La petite œuvre d’Alexandre Pouchkine « Voyage à Arzroum » est écrite dans le style d’un journal de voyage. Mais il mérite d’être étudié en tant qu’écrit d’un témoin oculaire de certains épisodes de la guerre russo-turque qui a débuté en 1828. L’auteur, disons-le, ne voulait pas faire de son texte un éloge pur et simple des conquêtes impériales dans le Caucase. Cependant, il se montre toujours très confiant dans le fait que la mission de son État est pleinement justifiée, voire noble. On ne peut pas l’accuser d’enregistrer passivement les événements, il les commente et les évalue. Bien qu’ils ne soient pas en faveur de l’armée d’occupation. Soulignons certains de ces points.

Ayant négligé un bon déjeuner à Koursk et ne montrant aucun intérêt pour l’université de Kharkiv, qui pour l’auteur « ne vaut même pas un restaurant de Koursk », le voyageur file tout droit vers la route de Tiflis (aujourd’hui Tbilissi – ndlr). Et ce n’est qu’au moment de passer de l’Europe à l’Asie qu’il commence à détailler ses observations. Si, sur le territoire de la partie européenne, il n’est gêné que par la boue des routes, dans la partie asiatique il enregistre de véritables bizarreries. Tout d’abord, les chevaux kalmouks lui paraissent « laids et hirsutes », puis, en regardant une femme kalmouke qui fume une pipe et propose au voyageur d’en tirer une bouffée, il veut fuir au plus vite. Sa cuisine est considérée comme quelque chose de dégoûtant :

Le chaudron faisait bouillir du thé avec de la graisse de mouton et du sel… Je ne pense pas qu’une autre cuisine populaire aurait pu produire quelque chose de plus répugnant.

Les explorations ultérieures de terres inconnues ne sont plus simplement surprenantes, elles deviennent vraiment irritantes. Les goûts et les habitudes des habitants accablent ce voyageur étranger :

…les nuits agitées, le grincement d’un chariot de Nogaï m’ont conduit à bout de patience. Les Tartares se vantent de ce grincement, disant qu’ils voyagent en honnêtes gens qui n’ont pas besoin de se cacher.

En observant des petits tertres, Pouchkine remarque des images d’armes gravées sur eux, et en conclut donc que les habitants de la région sont des prédateurs, dont les « petits-enfants prédateurs héritent la mémoire d’un ancêtre prédateur ». N’est-ce pas là la caractéristique d’une communauté qui mérite d’être soumise ? Et si l’on remplace « prédation » par « fascisme », cela ne rappellera-t-il pas quelque chose de notre présent ukrainien ? Pouchkine s’étonne que les peuples conquis résistent et haïssent le conquérant. En même temps, il avoue lui-même les crimes de l’armée russe :

Les Circassiens nous détestent. Nous les avons chassés de leurs pâturages libres ; leurs villages ont été ravagés, des tribus entières détruites. Ils s’enfoncent dans les montagnes heure par heure et de là, ils dirigent leurs raids. L’amitié des circassiens pacifiques n’est pas fiable : ils sont toujours prêts à aider leurs turbulents compagnons de tribus.

Pendant ce temps, le pèlerin impérial commence à réfléchir à la manière la plus appropriée d’apporter la civilisation à cette terre, et ne trouve rien de plus efficace que… un samovar. Et à côté de cette invention technique, il cherche des activités « éducatives », comme la prédication de l’Évangile. Il n’est pas difficile de deviner qu’il s’agit de christianisation forcée, sous couvert d’éducation :

Le Caucase attend des missionnaires chrétiens.

Pouchkine voit le mahométanisme comme fanatisme, « qui durant longtemps montait le Caucase contre la domination russe ». Tous ceux qui n’aiment pas la promotion de la civilisation russe sont supposés malfaiteurs :

… des voleurs ossètes… tirant sur les voyageurs à travers le Terek.

Bien sûr, seuls des « sauvages » peuvent consommer des boissons et des aliments absolument dégoûtants, comme « du vin kakhetien dans une outre puante ». Le voyageur remarque que « les auberges géorgiennes sont beaucoup plus pauvres et pas plus propres que les russes ». Cependant, il constate également une attitude respectueuse à son égard, et il en conclut donc :

Je ne jugerai pas un homme par son manteau en peau de mouton et ses ongles peints.

Sans aucun doute, Pouchkine est convaincu d’être le représentant d’un État guidé par les meilleurs exemples des Lumières. De temps en temps, il cite des vers de la poésie anglaise ou donne une phrase en français. Par conséquent, il évalue les peuples conquis en fonction de la manière d’améliorer leur niveau de civilisation :

Les Géorgiens sont un peuple guerrier… Leurs capacités mentales attendent plus d’éducation.

Le poète russe note qu’après la soumission de la Géorgie, les Russes qui y vivaient, en particulier les militaires, ne se considéraient pas comme des habitants locaux, car ils étaient en service. C’était une terre étrangère pour eux :

Des nuits chaudes ! Des étoiles, étrangers!

Il existe un autre détail qui nous parait si caractéristique. Pouchkine s’étonne que le propriétaire d’une petite maison, à qui un voyageur solitaire demande à boire de l’eau, ne connaisse pas du tout sa langue :

Une insouciance surprenante ! A 30 miles de Tiflis et sur la route de la Perse et de la Turquie, il ne connaissait pas un mot de russe ou de tatar.

Mais ce qui est surtout significatif, c’est la façon qu’a Pouchkine de décrire les femmes – des êtres presque impersonnels :

J’ai rencontré des Tatars qui voyageaient ; parmi eux, il y avait plusieurs femmes. Elles étaient assises à cheval, enveloppées de voiles ; seuls leurs yeux et leurs talons étaient visibles.

Pouchkine est particulièrement enthousiasmé par la nouvelle frontière de l’empire, car le poète lui-même « n’a encore jamais franchi les limites de l’immense Russie ». Les conquêtes ont permis de reconstituer l’armée impériale en incluant les peuples soumis, notamment ceux des latitudes transcaucasiennes, comme les Yazidis. C’est cette tribu qui invite le voyageur à la plus grande prudence et à la plus grande crainte, car ils étaient considérés comme des adorateurs du diable. Néanmoins, ils reconnaissent la suprématie du tsar russe, et c’est ce qui semble être le plus important.

L’attitude des soldats russes face à un ennemi blessé et leur « humanité » à son égard constituent une histoire à part :

Un Turc est sorti des bois, serrant un tissu ensanglanté sur sa blessure. Les soldats se sont approchés de lui avec l’intention de l’achever, peut-être par humanité.

Et si Pouchkine prend la défense du pauvre homme, il complète l’image déformée de l’ennemi par une illustration inattendue. Il explique une « déviation naturelle » qui se produit chez les nomades, et donc loin des peuples civilisés, comme suit :

…il y avait un hermaphrodite parmi les prisonniers… J’ai vu un homme grand et plutôt gros avec le visage d’une vieille femme au nez retroussé. Nous l’avons examiné en présence d’un médecin.

Pour tenter de résumer l’état culturel de la région orientale, Pouchkine recourt à la comparaison historique. Selon lui, si au Moyen Âge, la haute culture régnait encore ici, depuis, tout a radicalement changé :

Aujourd’hui, nous pouvons dire : la pauvreté asiatique, la porcherie asiatique et ainsi de suite, mais le luxe y est; et bien sûr, c’est un signe européen.

Dans le contexte du concept d' »orientalisme » d’Edward Said, ces notes de voyage peuvent briller de couleurs franchement impériales.