Festival ukrainien Arsenal du livre mélange les genres

Culture
29 juin 2023, 15:59

L’Arsenal du livre est l’un des plus grands festivals de l’édition et de la culture en Ukraine. Il achève actuellement ses activités à Kyiv. Maryna Kumeda, politologue et écrivaine franco-ukrainienne, partage ces impressions avec Tyzhden.fr dans son reportage.

Partie de Paris sur le vol de 13h30, j’arrive à Kyiv en bus depuis Varsovie à 12h45 le lendemain. Ce trajet mettait jadis 3h et 48 minutes. Avant que la Russie ne commence l’invasion à grande échelle. La guerre se passe sur tous les fronts, et les tranchées sont aussi faites de sens et de mots. Ainsi, le principal festival littéraire qui se tint du 22 au 25 juin 2023 porte bien son nom – « Arsenal du livre ». L’événement culturel majeur du pays mélange les genres – littéraire, théâtrale, visuel, cinématographique, – et pose les questions de société d’actualité. La 11ème édition, après celle annulée en 2022, a accueilli familles, visiteurs étrangers, et beaucoup de jeunes. Je me remémore la foule de la Foire du livre à Paris, en avril 2023, plutôt âgée, à l’exception du coin manga. Ici, j’ai tout vu : les adolescents aux oreilles d’elfe et maquillage en paillettes, des familles de Kyiv et de banlieue, des habitués et des novices, en baskets plus souvent qu’en chaussure de ville, beaucoup d’enfants accueillis dans une aile dédiée de la littérature jeunesse, des toboggans et des animations.

Dès l’ouverture, le thème « Chaque chose compte » prends tout son sens au sein de la société qui est en train de redéfinir ses valeurs. Après avoir signé la loi « difficile » 2309-IX interdisant l’importation et la vente de livres russes, Volodymyr Zelensky a trouvé un créneau dans son agenda chargé et est venu faire un tour du festival que Porochenko n’a visité que le lendemain. Le nom de Zelensky figure d’ailleurs sur le panneau « Lingvo-cide » créé par l’association Valence. Ré-examen , puisqu’au temps de sa présidence en 2020 des livres en ukrainiens étaient encore soumis aux destructions. Il figure également dans le stand-up qui clôture le salon : « C’est long… C’est comme les efforts de Zelensky pour amener son 73 % d’électeurs à la lucidité. Lentement, lentement, allez, encore un peu. Venez, je vais vous montrer le chemin ».

Le ministre de la Culture Oleksandr Tkatchenko, hué face aux panneaux exigeant sa démission, expliquait la politique du livre de l’État. Le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kuleba est venu parler, sous les ovations des visiteurs, de son livre La guerre pour la réalité qui décrypte le travail de communication, la guerre d’information et l’esprit critique, sorti en 2019 et raflé en quelques heures des stands du festival pour la séance de signature. Philarète, chef de l’Église orthodoxe d’Ukraine du Patriarcat de Kyiv, et le ministre de la Défense y ont fait également leur apparition.

Le festival s’ouvre par la présentation du livre Je me transforme de Volodymyr Vakoulenko, écrivain pour enfants, assassiné par les militaires russes lors de l’occupation de la région de Kharkiv au printemps 2022. Le livre présente ses poèmes et son journal intime que l’écrivain a eu le temps d’enterrer dans le jardin juste avant de se faire enlever. La dernière inscription y était « Je crois en notre victoire ».

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Plus de 100 événements ponctuent les quatre jours du festival avec des projections, des expositions, des lectures, des tables rondes, des performances, des concerts et un stand-up. 77 éditeurs ont présenté 1300 nouveautés parues courant l’année précédente. Pour la première fois, l’organisation des stands a été confiée aux libraires et non pas aux éditeurs qui sont restés frustrés par cette innovation.

La guerre est omniprésente. Après les zones « fiction », « art », « littérature pour enfant », « BD », et avant la « non-fiction » – « Livres sur la guerre russo-ukrainienne ». Le programme propose des séances de témoignage des femmes qui ont été prisonnières de guerre, des écrivains, poètes et réalisateurs devenus soldats, et des militaires qui se sont mis à écrire. On parle aussi de l’écriture du journal en temps de guerre. Le témoignage du vécu de l’indicible qui a besoin d’être mis en paroles empreigne les journées. L’un des débats se clôt par la question « Aura-t-on notre Remarque ? », et il semble que l’écrivain-soldat Saigon ou la poétesse Yaryna Tchornogouz sont en lisse.

Mais la place à part est réservée à la la littérature jeunesse, traduite, sous forme de livres-jeux ou encore d’auteurs ukrainiens pour notamment permettre d’aborder la guerre avec son enfant. La joie, la musique et la poésie sont aussi au rendez-vous. Les rencontres littéraires, lectures de poèmes laissent la place aux projections de documentaires. Les soirs sont ponctués par les concerts : de l’Orchestre philharmonique de Marioupol, des chanteurs ukrainiens « Pyrig i batig ».

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La poésie du jour laisse la place à une nuit de sirènes du vendredi. La Russie a envoyé plus de 20 missiles balistiques sur Kyiv. Je me déplace dans la garde-robe sans fenêtres et dors matelas par terre. L’explosion au dessus de la tête. L’un des vingt missiles est abattu à proximité. Le matin nous déplorons la mort de cinq civils dans un immeuble où des débris ont détruit plusieurs appartements. Mais on retourne aux livres.

Le festival est hébergé à l’Arsenal d’art qui donne son nom au festival, un bâtiment de style classiciste construit en tant qu’atelier de fabrication et de stockage de munitions en 1784 sur ordre de la tsarine Elizabeth 1re et transformé en musée en 2006.

Lors de cette édition, aucun livre n’est vendu en russe. L’édition ukrainienne est en ébullition. De nombreux livres ont été traduits en ukrainien. Le public s’affole aux stands non-fiction et achètent les livres pour comprendre l’histoire de l’Ukraine (de l’ukrainien Yaroslav Hrytsak, de l’incontournable professeur de l’histoire de Yale Timothy Snyder « Le chemin de la non-liberté », ou encore de Serhii Plokhiy récemment traduit en français) et d’autres peuples qui ont vécu la guerre, le génocide, les régimes autoritaires. Les biographies, les reportages, les récits historiques partent à grande vitesse. Mais également les décryptages du fonctionnement des médias, des théories du complot, de l’opinion publique. Puis, les gastronomie et coutumes régionales. Le président et sa femme ont d’ailleurs acheté Les théories du complot. Comment (ne pas) devenir un théoricien du complot, Quand vais-je enfin dormir suffisamment ? et L’appel pour Job. Chroniques de l’invasion, entre autres titres.

T.Snyder est intervenu à distance avec un discours et a déclaré, « Sacrifier la liberté pour la sécurité est une erreur et une déclaration erronée. Après tout, liberté et sécurité vont de pair. Cela est clairement visible dans les territoires qui sont libérés par les forces armées : les territoires deviennent sûrs parce qu’ils deviennent libres, et vice versa ».

La littérature de fiction n’est pas en reste. Evgenia Kouznetsova, une jeune écrivaine en vogue, a sorti il y a quelques mois son roman L’échelle. Elle raconte avec beaucoup d’humour la cohabitation d’une famille ayant fuit la guerre jusqu’en Espagne chez un jeune informaticien qui lutte contre sa culpabilité de ne pas avoir pris les armes et contre sa famille qui envahit son intimité. L’autrice confie lors d’une table ronde ses craintes à sortir le livre au moment où les morts s’accumulent sur le front et susciter une indignation. Mais il semble que le rire soulage et le roman a eu du succès.

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Olga Karri vient pour une séance de signature pour son essai sur les règles, leur perception et préjugés de l’époque soviétique à nos jours, La croix, ou le livre le plus sanglant. Bogdan Logvynenko livre le dernier jour du festival son recueil de reportages Dé-occupation. Histoires de la résistance des Ukrainiens sorti tout juste de la presse d’une imprimerie dans la région de Kharkiv qui vit sous les missiles. L’historien, originaire de Zaporijjia, Edouard Andriutshchenko livre des histoires tirées des archives du KGB : des artistes y croisent des espions, des tueurs et des agents de l’État.

Mais le plus grand succès, et ma dernière révélation littéraire, est Il y a la terre derrière la tranchée, où Anastasia Levkova raconte la Crimée, son histoire tumultueuse, le destin des Tatars de Crimée, l’imbrication des cultures et des identités, et la relation qui lie la penincule au continent.

La table ronde qui a réunit l’écrivaine vivant à Paris Irena Karpa, l’universitaire Tatiana Ogarkova, co-autrice d’un podcast « L’Ukraine face à la guerre », et reporteur et écrivain Oliver Truc s’est attardé sur un sujet en plein mouvement Comment parler de l’Ukraine en France . Ce dernier a partagé son ressenti : « Je veux vous dire bravo, de pouvoir organiser l’événement dans ce contexte et attirer tous ces jeunes. Sachez que votre courage est admiré. Vous êtes porteurs des valeurs européens qui feront l’Europe de demain. Beaucoup de gens vous regardent ! ».

Iryna Slavinska, modératrice et responsable du programme littéraire du festival constate l’absence de la compréhension des conditions matérielles de la guerre auprès des journalistes occidentaux. En plein début de l’invasion, en mars 2022, un journaliste lui demande les coordonnées d’un confrère ukrainien à Marioupol, raconte-t-elle atterré. Elle lui répond, « Savez-vous ce que c’est la vie à Marioupol en ce moment ? Il n’y a pas d’électricité, pas de réseau, pas d’eau, pas de nourriture. Même avec le numéro, vous aurez très peu de chance de joindre le collègue ». Le journaliste dit, « Auriez-vous le numéro de votre collègue dans le Donbass alors ? ».

Irena Karpa partage ses défis à affronter les généraux et amis de la Russie sur les plateaux TV français, qui a fait du chemin en ce qui concerne la connaissance de l’Ukraine. « La guerre est une leçon de géographie », enchaîne Olivier Truc.

J’étais bénévole sur le stand de non-fiction tenu par la librairie Sens qui a attiré plus d’une trentaine de bénévoles pour l’aider à accueillir et conseiller les visiteurs. Créée tout juste en janvier 2022, elle est l’une des plus connue à Kyiv un an plus tard et suscite des demandes d’ouverture de franchises dans plusieurs villes en Ukraine. « Votre librairie russophobe » comme elle se positionne dans sa communication, se concentre, sans être exclusive sur la littérature de non-fiction, sur l’urbanisme, l’histoire, la société. Le panier moyen d’un visiteur au salon que j’observais était de 12-15 euros, certains livres de designs graphique – à 20-30 euros. Le salaire minimal en Ukraine est de 167 euros.

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D’ailleurs, les conditions matérielles du festival suivent l’éclectisme du programme littéraire. Quelques camionnettes proposent « tcheboureks » de la cuisine tatare de Crimée, quiches et fromage grillé, burritos mexicains, cidre et bière. « Ils auraient pu installer un foodtruck de pizza », grogne une visiteuse assise à côté de moi alors que je termine ce délicieux chausson de pâte a viande frit de nos voisins de Crimée. Depuis que j’ai quitté l’Ukraine en 2006, le pays s’est ouvert au monde. Les avocats sont sur les étals de chaque supermarché, la plante à huître servie dans un café sur la place de Bessarabie. La nourriture est politique. Witold Szablowski dans ses livres explorent le pouvoir d’asservissement de la nourriture au service des dictateurs et présente au festival après les succès de son œuvre Comment nourrir un dictateur récemment acheté par Netflix, La cuisine de la terreur.

L’engouement des ukrainiens pour la littérature, révèle-t-il encore une facette de la bataille des sens ? En tout cas, le livre devenu une « arme » comme l’a souligné Zelensky lors de sa visite, est plus que jamais entre les mains des Ukrainiens.