Littérature russe au service de l’empire

Culture
6 avril 2023, 16:55

Il existe trois façons d’être un écrivain russe : se vendre aux autorités, émigrer ou mourir. Parfois, leurs auteurs parviennent à combiner plusieurs options. Ne parlons pas des morts et des circonstances de leur mort : de Zamiatin, Yesenin, Mayakovsky, Mandelstam, Babel, Ilf et Petrov, Tsvetaeva, Kharms, Venechka Erofeev. Dans la plupart des cas, ils essayaient juste de créer de la vraie littérature, c’est pourquoi ils ont dû partir. Ne parlons pas des émigrés : pour certains d’entre eux, comme Brodsky ou Soljenitsyne, même la vie dans le monde libre et l’obtention d’un prix Nobel ne les ont pas aidés à se débarrasser de l’hystérie du chauvinisme des grandes puissances.  Regardons les autres, ceux qui ont fidèlement servi l’État avec leur plume, cultivant soigneusement la tumeur vénéneuse de l’aveuglement et de la suffisance dans l’esprit des « compatriotes ». Ainsi, les grands écrivains russes nourrissent des complexes autocratiques ou se plaignent de vivre dans un carcan d’esclaves dont ils ne peuvent s’échapper.

Comment la nouvelle littérature ukrainienne a-t-elle commencé à la fin du XVIIIe siècle ? Avec l’« Énéide », une œuvre colorée et éprise de liberté, qui a fait fureur à l’époque et qui reste populaire aujourd’hui encore. Et où commence la littérature russe au XVIIIe siècle ? (Les Russes n’ont de fait pas de littérature ancienne : ils essaient de s’approprier des œuvres de la littérature écrite à Kyiv du Xe siècle. L’appropriation est leur réflexe, auquel ils ne peuvent renoncer même sous la menace d’un effondrement complet). Les premiers écrivains russes (Lomonossov, Sumarokov, Trediakovsky, Kheraskov) ont TOUS commencé par de somptueuses odes à la gloire des « souverains » et des « souveraines ». 

Sumarokov a même réussi à écrire de tels textes de « loyauté » à quatre monarques qui se sont succédé sur le trône : Anna Ioannovna, Elizabeth, Catherine II et son fils Paul, et puis Potemkine. Si nous lisions aujourd’hui son « Ode à l’impératrice Catherine la Grande sur la prise de Khotyn et la soumission de la Moldavie », nous serions choqués à chaque ligne, car le poète rêve de cela :

« Les grandes terres du comté, 

Dont tout l’Est est luxuriant,

Les rivages de l’Égypte et la chaleur du Sud.

Et les ruisseaux de l’Euphrate

Seront écrasées par l’épée de la Russie,

Leurs villages seront dévastés.”

Je ne citerai pas plus loin : vous pouvez être sûrs que dans la littérature russe, des choses similaires résonnent ENCORE. Cette absurdité n’a pas été effacée de leurs pensées et de leurs rêves. Certes, tous les auteurs et, par conséquent, les « citoyens ordinaires » pensaient ou pensent encore de cette manière. Donnez-leur l’Egypte avec l’Euphrate !

« Le soleil de la poésie russe » Alexandre Pouchkine a durement souffert toute sa courte vie d’adulte, ayant vu passer la plupart de ses amis de jeunesse dans les travaux forcés, puisqu’ils ont décidé de se battre pour la liberté et sont devenus des « décembristes ». C’est peut-être ce fardeau qui l’a poussé à chercher sa propre mort dans de nombreux duels. Mais il réussit tout de même à écrire quelques textes extrêmement loyaux pour l’argent du tsar Nicolas Ier, qui envoya ses amis en Sibérie. Non, Pouchkine n’était pas un cynique : il croyait sincèrement que le tsar était bon et que l’avenir résidait dans un régime autoritaire ; il devint haut fonctionnaire au ministère et eut un bon salaire… Et pour ceux qui partageaient l’admiration de Nicolas Ier pour le tsar Pierre, voici le poème Poltava, dans lequel le hetman ukrainien Mazepa est, bien sûr, un traître, et le Tsar-Empereur est « magnifique ».  Et Pouchkine a vite oublié les péchés libéraux de sa jeunesse.

Nous ne dirons pas grand-chose sur Gogol : il a passé un mauvais moment là-bas dans le nord, il s’est précipité à Kyiv, a parcouru l’Europe pendant longtemps et a traîné à Rome, pour ne pas revenir avant longtemps. Comme s’il savait que la Russie le tuerait. D’une manière ou d’une autre, elle l’a tué. Tant qu’il écrivait sur des sujets  ukrainiens, les textes étaient joyeux et pétris du talent, mais avec des thèmes russes il s’enlise dans la tristesse et a atteint sa fin « Notes d’un fou ». Certes, le dédoublement tourmente et parfois tue. C’est un conflit permanent : l’empire vide les talents et ils meurent : Pouchkine, Gogol, Lermontov, Tchekhov… Les circonstances de leur mort sont différentes, mais la cause est la même : l’étouffement intellectuel et créatif.

Lermontov et Tolstoï étaient des soldats dans les forces d’occupation du Caucase et de Crimée (en fait, il y a beaucoup plus d’écrivains avec une telle « expérience », mais je parle des plus célèbres). N’en doutons pas : une analyse plus fine de leurs œuvres révélerait des kilos de rhétorique conquérante, camouflée en patriotisme. Oui, bien sûr, ils ajoutent une touche de tristesse à propos des peuples détruits : une sorte de sentiment impérial mélancolique. Cependant, le démon de la fatalité et de l’acceptation du « destin » plane sur tous leurs écrits : la lutte est condamnée, disent leurs nombreux héros. Tout de même, dans cette dernière croyance, la littérature russe a un champion encore plus grand de la résignation au destin, Dostoïevski. C’est lui qui, dans chaque roman, fait preuve d’une liberté sans choix… Et cela, comme nous le comprenons, n’est pas du tout une liberté.

Boulgakov, idéologue de la Garde blanche, a beaucoup fait pour discréditer le gouvernement soviétique, mais il avait clairement des idées de grande puissance. Son roman La Garde blanche est marqué par la croyance en la supériorité de la culture russe et les lamentations sur la disparition de l’empire. Plus tard, dans sa pièce La Course, ces motifs ne feront que s’intensifier. Cependant, le plus grand péché social de Boulgakov est son « blanchiment » de l’image du tsar Ivan le Terrible. Un maniaque absolu qui a régné sur la Russie pendant près de 40 ans au XVIe siècle, a mis en place un appareil répressif et tué beaucoup de gens, apparaît dans la pièce de Boulgakov, Ivan Vassilievitch, comme drôle et même sympathique. 

En bref, l’auteur a réussi à détruire complètement l’image négative du tsar russe et à la remplacer par une image plus attrayante. La raison en est simple : Staline admirait Ivan le Terrible, et Boulgakov a essayé de lui plaire. Cela n’a pas fonctionné (la pièce a été interdite), mais l’image « positive » du tsar avait déjà trouvé sa place. Le personnage est même devenue populaire dans les années 1970, grâce à l’adaptation presque mot pour mot de Boulgakov par le cinéaste soviétique Gaidai, dans un film « Ivan Vassilievitch change le métier ».

Le respect devant la « main forte » du pouvoir et le désespoir apathique dans la recherche de la liberté humaine ont affecté non seulement la littérature « sérieuse », mais aussi, disons, les genres de fiction. D’éminents écrivains de science-fiction soviétiques, les frères Strugatsky, ont dès le début regardé le monde de manière plus démocratique, mais progressivement le thème d’un puissant pouvoir omniscient dans leurs textes s’est répandu et l’expansionnisme atteint des planètes lointaines (si vous lisez des certaines réflexions sur le rétablissement de l’ordre à la Terre et à l’espace, par exemple, dans le roman Les prédateurs du siècle, on a l’impression d’écouter la propagande moderne de Poutine).

Pendant longtemps, Boris Strougatsky a dirigé un atelier littéraire, qui a donné le départ à de nombreux auteurs de fiction russes modernes. Ce sont les héritiers des Strougatsky qui écrivent aujourd’hui les textes affirmant que Londres doit être détruite, Notre Mars ou Guerre 2010. Front ukrainien. Je viens de vous citer les noms des romans modernes qui sont imprimés à des millions d’exemplaires en Russie. Bien sûr, tout cela n’est que le bruit de propagande et personne ne s’en souviendra dans quelques années. Cependant, la présence de telles idées chez des écrivains reconnus, tels que Strougatsky, témoigne d’une maladie profonde qui ronge le corps de cette littérature depuis des siècles.

Quoi qu’on en dise, la littérature en Russie remplit une fonction idéologique ordonnée depuis très longtemps, en fait, depuis le tout début de son existence. Même les plus célèbres de leurs écrivains n’ont pas échappé à cette « mission ». Ils glorifient le pouvoir, ils justifient l’invasion, ils approuvent leurs autorités et répètent « la liberté, c’est l’esclavage ». Ce n’est pas notre vision du monde. C’est l’approche obsolète.