Andriy Golub Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Le sommet de l’OTAN révèle surtout les limites que les occidentaux se sont données

Politique
14 juillet 2023, 12:57

En février 2023, quatre personnes assises devant leur ordinateur et diffusant leur conversation sur YouTube discutaient du fossé générationnel aux États-Unis.

« Quand j’avais 15 ans, mon grand-père m’a dit : « Tous les jours à sept heures du matin, nous allons arroser les pelouses du jardin ». J’ai dit : « Oh mon Dieu, je dois me lever à sept heures du matin tous les jours » ? Il m’a répondu : « Je suis debout depuis quatre heures du matin ». Cette génération est très différente de celle de nos enfants », a déclaré l’un d’entre eux. « Non, je crois toujours que les Américains peuvent se lever à quatre heures s’ils le veulent », a répondu un autre.

Il est difficile de le comprendre sans connaître le contexte, mais cette conversation était directement liée à l’Ukraine. Devant les caméras se trouvaient l’historien britannique Niall Ferguson, le lieutenant général de l’armée américaine Herbert Raymond McMaster, le macroéconomiste John Cochrane et l’historien militaire américain Victor Davis Hanson.

La conversation a tourné autour des points suivants. La guerre à grande échelle entre la Russie et l’Ukraine était sur le point de franchir le cap d’une année, et même les plus grands optimistes avaient déjà compris qu’elle ne se terminerait pas de sitôt. Un nouveau problème était en train d’apparaître : l’épuisement des stock militaires en Europe et aux États-Unis. L’historien Davis Hanson a critiqué l’approche de nombreux dirigeants américains. Ils étaient en train de promettre « la victoire de l’Ukraine à tout moment », mais il n’y avait « pas de plaidoyer pour une mobilisation massive de la production militaire et de changements très radicaux dans nos activités et notre politique de dissuasion pour réaliser ce plan ambitieux [celui de la victoire complète de l’Ukraine – ndlr]. C’est frappant parce que c’est comme s’ils étaient somnambules. Comme si, d’accord, ce sera juste quelque chose comme le bombardement de Milosevic [en Yougoslavie en 1999 – ndlr] et ce sera fini, et que ce ne serait pas la plus grande guerre conventionnelle que nous ayons connue depuis le Vietnam et peut-être la Corée ».

Mais quel est le rapport avec l’heure à laquelle les Américains se réveillent ?

Il existe une différence fondamentale dans la perception de la guerre en Ukraine et aux États-Unis. Pour les Ukrainiens, chaque nouveau jour de guerre est synonyme de perte de vies humaines. Nous ne connaissons pas la plupart de ces histoires et, malheureusement, nous n’en apprendrons qu’une partie. Mais ce qui est certain, c’est qu’au moment même où j’écris ces lignes et où vous les lisez, un soldat est mort au front et, avec lui, les espoirs de sa famille de retrouver la normalité d’avant-guerre dont ils se souviennent encore.

Pour les États-Unis, compte tenu de leur isolement géographique par rapport à l’Eurasie, cet éternel champ de bataille, la perception de la guerre est différente. Tout d’abord, sur le plan économique. Il ne s’agit pas de dénigrer les soldats de l’armée américaine qui ont combattu en première ligne, par exemple, lors des deux guerres mondiales. Mais au cours des 150 dernières années, la guerre n’a jamais été totale pour les États-Unis, une guerre où la possibilité même d’exister est menacée.

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Au contraire, la guerre a touché tout le monde par le biais de changements dans leur travail. L’ampleur de la Seconde Guerre mondiale s’est traduite par le fait que les citoyens américains sont allés travailler plus tôt, sont rentrés plus tard et ont peut-être même changé de métier. En bref, la différence entre nous et eux est la suivante : pour un Ukrainien lambda, après le 24 février, la question s’est posée : être ou ne pas être ? Et pour un Américain lambda, la question est de savoir s’il fallait se réveiller à 6h30 au lieu de 7h00. Et si se réveiller une demi-heure plus tôt en valait la peine ?

Dans la conversation ci-dessus, l’économiste Cochrane rappelle qu’en 1941, Kaiser Shipyards a pu construire un port, un chantier naval et lancer le premier navire de classe Liberty en six mois. Il s’agit de ces navires que les États-Unis ont utilisé pour fournir une aide militaire aux Alliés. « Imaginez que l’on vous ait dit à l’époque que les navires seraient là, mais dans cinq ans », plaisante M. Cochrane.

Et tout cela est directement lié à la date de notre victoire et au montant de l’aide, et donc au nombre de morts du côté ukrainien. Les élites politiques des pays occidentaux sauront elles trouver les mots pour motiver leurs citoyens à changer, ne serait-ce qu’un peu, leur rythme de vie ? Ces questions sont cruciales.

Beaucoup de mots que tout le monde a déjà entendus

Six mois après cette discussion, la crainte de vider les stocks militaires occidentaux n’a pas disparu. La fourniture d’armes à sous-munitions à l’Ukraine est un signe que le problème persiste. Ces munitions sont déjà utilisées sur le champ de bataille tant par l’Ukraine que par la Russie, mais cette décision est politiquement sensible pour l’Occident, étant donné qu’il existe une convention internationale interdisant leur utilisation (qui n’a toutefois pas été signée par les plus grands producteurs et utilisateurs de ces armes).

L’industrie militaire occidentale est bel et bien en train de se reconstruire, comme le rapportent les journalistes et les analystes. Cependant, le modèle choisi rappelle à nouveau la blague de Cochrane sur les « navires dans cinq ans ». La montée en puissance de la production se fera progressivement, apparemment pour éviter les chocs économiques. Les types d’armes attribués à l’Ukraine présentent encore d’étranges limites, comme pour les missiles ATACMS.

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Il est clair que le modèle de réponse à l’agression russe choisi par les politiciens, en particulier à Washington, comporte un point clé et non négociable qui détermine le reste des décisions : le citoyen John Doe de Pennsylvanie ne doit pas rencontrer de difficultés. Son mode de vie ne doit pas changer. En d’autres termes, il doit dormir autant qu’il en a l’habitude.

Compte-tenu de cette vision des choses, l’issue du sommet de l’OTAN à Vilnius était prévisible. L’Ukraine voulait de la clarté. Une simple déclaration selon laquelle Kyiv serait acceptée dans l’Alliance sans réserve aurait suffi. Préciser un calendrier, même s’il était décalé de quelques années, aurait été formidable, car cela nous aurait donné des certitudes. Mais c’est précisément ce que les pays occidentaux ne sont pas prêts à faire, et c’est pourquoi ils ont tenu un discours alambiqué. En résumé, l’Ukraine rejoindra l’OTAN lorsque « les Alliés seront d’accord et que les conditions seront réunies », comme le dit le communiqué du sommet. Verbalement, après la fin de la guerre.

« Que signifie la fin de la guerre ? La guerre n’a-t-elle pas commencé avec l’annexion de la Crimée » ?, demande un journaliste à Amanda Sloat, conseillère principale de la Maison Blanche pour les affaires européennes, qui a été envoyée au briefing du premier jour à Vilnius le 12 juillet.
« Sur la question de la fin de la guerre, nous allons continuer à soutenir l’Ukraine jusqu’à ce qu’elle puisse s’asseoir à table de négociations avec les Russes. Et nous resterons en position de faire tout ce qui est possible pour les soutenir sur le champ de bataille afin que des négociations deviennent possibles. Nous sommes très cohérents avec l’Ukraine sur cette question », a déclaré Amanda Sloat.

« Et quelles sont les réformes spécifiques que Kyiv devrait mettre en œuvre » ? demande un autre journaliste. « Tous les Alliés doivent respecter les normes de l’OTAN. Nous avons défini, notamment dans le document que le président Biden a approuvé avec le président Zelensky lors de sa première visite à Washington avant la guerre, un certain nombre de réformes en matière de gouvernance et de sécurité sur lesquelles nous avons travaillé », explique Mme Sloat. Il s’agit du programme de réforme en vue d’un alignement sur l’OTAN.

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La veille du sommet, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, a semblé un peu plus direct en déclarant que les conditions n’étaient clairement pas réunies pour une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Un journaliste : « Comme vous venez de le dire, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN pourrait mettre l’OTAN en conflit direct avec la Russie. Mais quelle est votre condition pour une adhésion ? Qu’il n’y ait plus de troupes russes sur le sol ukrainien ? La Russie devrait-elle aussi se retirer de la Crimée et du Donbass ? Quelle est la limite à partir de laquelle vous parleriez d’une « fin de conflit » permettant à l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN » ?

Jack Sullivan : « Je ne pense pas que vous pouvez avoir une limite précise exprimée dans un communiqué de l’OTAN ou à cette tribune, ou à la Maison Blanche. De toute évidence, nous parlons d’une situation dynamique. Nous examinerons les conditions et les circonstances, leur évolution, puis nous consulterons nos alliés, puis l’Ukraine, et nous prendrons des décisions en fonction de ce qui est le mieux pour la sécurité européenne et de la manière dont nous pouvons soutenir au mieux l’Ukraine ».

Nous avons déjà entendu tout cela des dizaines de fois : « L’Ukraine définira ce que signifie la victoire », « la démocratie et l’État de droit », « la victoire sur la corruption », etc. Et oui, tout le monde doit faire semblant que la Turquie d’aujourd’hui (membre de l’OTAN) est un pays démocratique, et que le gouvernement de la Hongrie (membre de l’OTAN) n’est pas un cas d’école de corruption politique à haut niveau.

Mais il y a quelque chose de concret dans cette série de mots. Il s’agit d’une déclaration de M. Sullivan, et de M. Biden avant lui, selon laquelle l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN signifierait désormais une guerre avec la Russie. Est-ce vrai ? Nous n’en savons rien. Mais il n’en reste pas moins que l’Ukraine n’a pas demandé l’adhésion immédiate à l’OTAN. Kyiv comprend que ce n’est pas réaliste.

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Si nous examinons ces mots d’un point de vue différent, le sens devient plus clair. Ils ne s’adressent pas aux Ukrainiens, mais aux électeurs américains. Plus précisément, à John Doe de Pennsylvanie. Il n’apprécierait pas l’implication directe des États-Unis dans la guerre. Donc il ne doit rien arriver qui pourrait entraîner les États-Unis dans une telle participation. Une promesse claire pour l’Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN va à l’encontre de ce souhait.

Le nom du démon et notre cause

Peut-on reprocher à des hommes politiques qui ne sont pas citoyens de l’Ukraine de ne pas privilégier les intérêts ukrainiens au détriment de leurs propres intérêts ? C’est possible, mais cela ne sert pas à grand-chose. Par contre, il n’est pas inutile de souligner les faiblesses de leur position. Le paradoxe est tel que le résultat le plus décevant du sommet de l’OTAN à Vilnius pourrait ne pas être pour l’Ukraine, mais pour l’Occident lui-même.

Pour exorciser un démon, l’exorciste doit d’abord apprendre son vrai nom. Donner un nom à quelque chose, c’est acquérir un pouvoir sur elle. Pour l’Ukraine, le principal démon est la Russie. Il y a aussi ses soutiens, également des démons pour nous, l’Iran et la Chine. A leur tour, ils nous considèrent comme des démons, eux aussi.

Le monde est en fait entré dans une nouvelle guerre froide entre l’Occident et la Chine. Pékin suit de près l’évolution des événements en Europe. L’un des mystères est de savoir dans quelle mesure les pays occidentaux seront prêts à défendre Taïwan en cas d’invasion chinoise. Et il semble que le sommet de Vilnius réponde à la question de la limite d’une éventuelle intervention.

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La principale faiblesse du démon occidental est la peur panique de sa propre participation à la guerre. Ils sont prêts à tout : donner de l’argent, des armes, une bonne parole. Mais tout ce qui représente une menace, même fantomatique, d’une participation des « soldats de l’OTAN » à une vrai guerre est immédiatement tabou. C’est regrettable, mais c’est précisément à cause de cela que la probabilité d’une guerre augmente. La Russie l’a confirmé en Géorgie et en Ukraine. Ce même tabou incitera de plus en plus la Chine à tester les limites de ce qui est admissible.

Dans un monde idéal, un bon politicien ne se contente pas de suivre l’opinion publique, mais tente de la façonner et de la modifier. Dans le même temps, il risque sa propre carrière si personne ne l’écoute. Cependant, un tout autre type d’homme politique est massivement présent en Occident : celui qui n’est capable d’agir que lorsque que rien ne change.

La pire chose qui aurait pu arriver aux Ukrainiens s’est déjà produite : nous sommes contraints de mener une guerre pour notre existence. Est-ce que le sommet a ajouté quelque chose de vraiment nouveau ? Soyons honnêtes, nous avions deviné avant qu’il démarre que personne n’irait plus loin, à part nous aider avec de l’argent et des armes. Après le sommet, nous avons un peu plus d’argent et un peu plus d’armes. C’est tout. Et nous n’avons pas le choix. On va se battre.