Jean-Dominique Giuliani est un spécialiste des questions européennes et président d’un laboratoire d’idées pro-européen : la Fondation Robert-Schuman. Dans une interview accordée à Tyzhden.fr, il parle de la dislocation éventuelle de la Russie et de la perspective d’adhésion dans l’OTAN pour l’Ukraine.
– Votre dernier article parle de la dislocation éventuelle de la Russie. Vous en dites qu’il ne faut pas la craindre. A votre avis, pourquoi tant d’hommes politiques et tant d’experts occidentaux ont peur que la Russie se décompose ?
– Vous savez, en matière de politique en général, mais surtout en matière de politique étrangère,
on n’aime pas les surprises et les imprévus. Et donc évidemment, l’idée de l’éclatement de la Russie inquiète beaucoup de stratèges et d’acteurs de la politique internationale qui redoutent beaucoup d’imprévus venant de Russie, qui est une puissance nucléaire. Ce statut nucléaire est plus contrôlable quand l’État est unitaire et bien tenu, et devient un facteur d’imprévu quand l’État explose. C’est valable pour la Russie, c’est valable pour tous les autres pays. Personnellement, je ne partage pas ce point de vue s’agissant de la Russie, puisque je pense que la Russie est un État colonial depuis l’époque tsariste, qu’à partir de 1991, on a assisté à une décolonisation, et que cette décolonisation n’est pas terminée. Et que donc, il y a, au sein de la fédération de Russie, une centaine de nationalités, 21 républiques autonomes, et plus toutes les villes indépendantes et autres, et que toutes ces entités qui ont pour les républiques des constitutions, des institutions, sont tout à fait capables de s’organiser. Si la Russie n’était pas unitaire, nous aurions plus de chances d’avoir la paix. D’avoir la paix en Ukraine et d’avoir la paix sur le continent, parce que cette course effrénée à l’expansionnisme russe, depuis la période de Catherine II, et même avant, c’est quelque chose qui a toujours déstabilisé le continent, que l’Ukraine paye très cher aujourd’hui. Je pense que l’Europe toute entière ne pourra réellement retrouver une paix durable qu’en faisant échec à cet expansionnisme et à ce nationalisme, c’est ce qui se joue en Ukraine actuellement.
– Et à quel point, à votre avis, cette décomposition de la Russie est-elle possible ? Est-ce que les conditions sont réunies ? Souvent, on entend qu’effectivement, c’est un empire très hétéroclite, mais en même temps, les élites ne sont, peut-être, pas encore prêtes à prendre toutes leur responsabilités. Qu’est-ce que vous en pensez ?
– L’objet de mon article était de dire, si cela advient, que ce n’est pas forcément quelque chose de négatif. Je ne sais pas si à l’intérieur les conditions sont remplies. Ce que je sais, c’est qu’à l’ouest, en Occident, il ne faut pas avoir peur de cette éventualité qui, bien sûr, sera déstabilisante, mais à laquelle on peut tout à fait s’adapter, en regardant aussi l’aspect positif et pas seulement l’aspect imprévisible et dangereux. Parce qu’effectivement la faillite d’un État, surtout d’un État voisin, et surtout d’un État aussi grand, c’est toujours quelque chose de dangereux. A mon avis, le retour de la paix et surtout la fin de la prise en otage de ce pays si grand qu’est la Russie, par une bande de criminels et de kleptocrates qui ont pris ce pays en otage, peuvent en bénéficier.
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– Justement, l’opposition russe, et par exemple des personnalités comme Khodorkovsky, entretiennent cette peur d’une dislocation de la Russie. Ils le disent souvent: surtout il ne faut pas que la Russie se décompose! Ils appellent les élites occidentales à veiller pour que la Russie continue d’exister dans ses frontières actuelles. Quel jugement portez-vous sur cette position assez courante de la part des hommes phares de l’opposition russe ?
– Ils sont Russes. Donc ils n’ont pas envie que leur pays soit diminué. C’est pareil pour les Ukrainiens, c’est pareil pour les Français, c’est pareil pour les Américains. Personne n’a envie que son pays ne souffre ou éclate. Donc il faut le comprendre. Mais moi, j’ai écrit aussi dans mon papier un mot un peu terrible, que la Russie, c’est le pays « trop grand ». Elle perd sa population – pratiquement un million d’habitants de moins par an.
Avec 17 millions de kilomètres carrés c’est le pays le plus grand du monde, mais pour le maintenir uni et ensemble en dehors de la dictature, cela a toujours été difficile. Voilà pourquoi personnellement je n’ai pas peur de son éventuel éclatement. Parce que c’est aussi vraisemblablement des opportunités de retrouver un peu de démocratie dans ce grand continent.
– Vous dites que cet empire est boulimique, mais ne sait pas faire grand chose d’autre qu’agrandir sans cesse son territoire. C’est une observation très juste. Maintenant, si on dit que les élites occidentales doivent être prêtes à cette décomposition possible du plus grand empire du globe, comment doivent-ils se préparer?
– C’est l’évolution intérieure de la Russie qui déterminera son destin. Pour notre part, nous devons faire échec à tout expansionnisme, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine. Je crois que l’Occident a été unanime pour réagir assez vite et pour faire échec à cet expansionnisme qui met en cause toute la stabilité du continent européen et peut-être au-delà. Ensuite il faut laisser les Russes choisir et donc ne pas s’opposer par des mesures un peu cyniques de « réal politique » dont souvent les Américains ou les Européens sont coutumiers, ne pas s’opposer à des évolutions intérieures qui pourraient aller vers de nouvelles indépendances, au Tatarstan ou ailleurs, et laisser les Russes choisir. Aujourd’hui cette dislocation est une hypothèse, et ce n’est pas à l’Occident de s’y opposer. S’y préparer : nous, Européens sommes « le petit cap du continent ». Dans le long terme nous avons intérêt à avoir des relations stables et de confiance avec l’ensemble du continent. Ce n’est pas possible avec Poutine et toute sa clique. Peut-être sera-ce possible avec d’autres. On le voit aujourd’hui en Asie centrale où les Européens arrivent à développer des relations avec des États anciennement membres de l’Union soviétique. Beaucoup des pays de cette région aspirent à se libérer du joug russe. Il faut être à leur écoute et développer nos relations avec eux.
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– Vous vous souvenez sûrement, comme moi, que les mêmes craintes existaient quand l’Union Soviétique a cessé d’exister? Le président Bush s’est déplacé même à Kyiv, en 1990, pour demander aux Ukrainiens de ne pas prendre leur indépendance. Mais finalement en 1991 tout s’est relativement bien passé. De nouveaux États sont apparus, et une partie d’eux a rejoint l’OTAN en 2004. Qu’est-ce que vous pensez aujourd’hui sur l’adhésion potentielle de l’Ukraine à l’OTAN?
– Je pense que si en 2008 nous avions accepté, France et Allemagne, que l’Ukraine et la Géorgie rentrent dans l’OTAN, il n’y aurait pas la guerre aujourd’hui. A l’époque, je ne pensais pas ça, pour être très franc. Comme la majorité des Français, des Allemands, même des Américains, je pensais qu’il ne fallait pas exciter la Russie. Aujourd’hui j’ai changé d’avis. Et je pense que l’adhésion à l’OTAN, c’est la garantie que Poutine aura peur d’agresser qui que ce soit qui est membre de l’OTAN. Donc pour le sommet de Vilnius, je ne sais pas si on peut, si les chefs d’États et des gouvernements peuvent tout de suite vous dire : entrez dans l’OTAN. Parce que ça veut dire qu’on rentre en guerre avec la Russie. Mais je crois qu’il faut être suffisamment clair cette fois-ci. Je crois que le président français a changé d’avis lui aussi : il faut dire que l’Ukraine sera dans l’OTAN quoi qu’il arrive.
– Et pour l’Union Européenne, est-ce que vous êtes partisan de l’adhésion de l’Ukraine ?
– Pour l’Union européenne, là, je dirais à mes amis ukrainiens dont vous êtes, qu’il faut savoir ce que veut dire l’adhésion à l’Union européenne : c’est un vrai défi économique, social et financier. Donc oui, il y a une perspective d’adhésion, mais l’adhésion tout de suite et maintenant, ce n’est pas possible, cela va ruiner l’Ukraine. Parce que nous avons des standards économiques, une compétition, des règles qui sont très élaborées et qui pourraient percuter l’économie ukrainienne et lui faire beaucoup de mal. Donc il faut organiser la transition, dans les deux sens d’ailleurs. Par exemple, l’Ukraine est une grande puissance agricole, donc pour rejoindre le marché commun agricole, ça s’organise. On voit bien aujourd’hui en Pologne ou en Hongrie que les paysans protestent parce que les produits ukrainiens sont meilleur marché. Donc tout cela s’organise. l’Union européenne c’est d’abord une union économique, et c’est par l’économie qu’on rapproche les peuples et les États. Donc il faut réussir ce rapprochement. Ça prendra du temps, il faut le comprendre, mais qu’on soit clair : la perspective d’adhésion ne me choque pas du tout, au contraire.