Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Kourakhove, près de la ligne de front : vivre dans le cauchemar tout les jours

Guerre
14 juin 2024, 15:43

La ville de Kourakhove, proche du front, a depuis longtemps oublié ce qu’est la paix. La guerre est ici un phénomène permanent depuis une décennie. Il n’y a que 35 kilomètres jusqu’à la frontière de Donetsk occupée, 15 kilomètres jusqu’à la ligne de front, et maintenant c’est encore moins, moins de 10 kilomètres. La ville a donc été bombardée à plusieurs reprises par les occupants.

Bien sûr, au début, les bombardements n’étaient pas aussi intenses qu’aujourd’hui, car la guerre n’était pas totale. Il était possible de franchir la ligne de contact en franchissant de nombreux points de contrôle. Les gens des territoires occupés se rendaient même à Kourakhove pour aller au marché, et de là à Donetsk pour se faire soigner dans les hôpitaux. De nombreux citoyens qui ne voulaient pas vivre sous occupation se sont installés ici, obtenant le statut de personne déplacée interne. Ils se rendaient occasionnellement chez eux pour voir si tout allait bien dans leur logement. La « connexion » avec Donetsk a pris fin avec l’apparition du COVID-19 et la quarantaine. Puis le passage vers les territoires occupés ont finalement été interdits.

Mais là où Kourakhove a le plus souffert, c’est au cours des deux dernières années de guerre à grande échelle. Les bombardements constants de tous les calibres possibles détruisent systématiquement cette ville pittoresque. Les gens la quittent petit à petit, les quartiers se désertifient. Pourtant, la ville ne baisse pas les bras. Elle trouve la force de tenir bon, de se battre et même de rêver à l’avenir. TheUkrainianWeek/Tizhden s’y est rendu et s’est entretenu avec Natalia Poujailo, la première adjointe au maire, sur la façon dont les habitants de Kourakhove vivent aujourd’hui, comment ils parviennent à survivre sous les bombardements incessants, ce que signifie passer l’hiver sans chauffage et comment les gens sont évacués des zones particulièrement dangereuses.

– Depuis 10 ans, Kourakhove est en première ligne. Après le début de la guerre à grande échelle, la situation s’est globalement aggravée. Comment parvenez-vous à survivre dans de telles conditions ?

– Nous sommes habitués. Nous étions les plus proches de tous ces événements. Les habitants de Donetsk, et des villages alentour aussi, venaient chez nous, de toutes les directions. Au début de l’année 2022, selon les statistiques officielles, nous comptions 16 500 personnes déplacées depuis 2014. Elles venaient à la fois des territoires occupés et de la ligne de front, Maryinka et Krasnohorivka. Notre ville comptait 41 000 habitants, plus ces 16 500 personnes.

On nous bombarde par tous les moyens : artillerie, roquettes, obus à fragmentation. Il y a des morts et des blessés. Aujourd’hui, notre commune ne compte plus que 14 500 habitants. 6 400 nouvelles personnes déplacées sont arrivées depuis février 2022. Certaines personnes fuient ce cauchemar, et celles qui ne veulent pas partir loin, viennent chez nous. Cependant, nous demandons à tout le monde, en particulier à ceux qui ont des enfants, de partir. Aujourd’hui, 920 enfants vivent encore dans notre commune. Une évacuation forcée a été annoncée dans le district d’Ouspenivka (quatre villages : Ouspenivka, Troudove, Hannivka et Veselyi Hai). Presque tous les enfants ont été emmenés par leurs parents, il n’en reste que deux. Mais ils vont être évacués aussi.

– Est-ce que vous incitez ceux qui ont des enfants à partir ou est-ce que vous les y contraignez ?

– Nous essayons de les persuader. Nous leur disons où ils peuvent aller, etc. Nous comprenons qu’il est difficile de quitter son pays, mais les enfants… Par exemple, une femme vivait avec ses enfants à Katerynivka, il y a eu une attaque, leur maison a été détruite, elle a déménagé dans la maison de sa mère à Ouspenivka, et maintenant elle doit repartir de nouveau. Sur les 28 localités de notre commune, une se trouve déjà dans la zone de combat. Il s’agit du village d’Hostre. Il y a encore 81 personnes, mais pas d’enfants. Ils ont été évacués à l’avance.

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– La ville a-t-elle beaucoup souffert pendant ces deux années de guerre à grande échelle ?

– Oui. Il n’y a pas une seule maison dont les fenêtres sont intactes. Il y a déjà des immeubles qui ont été complètement détruits. Certaines personnes sont mortes dans leur maison.

Nous avions un centre humanitaire dans notre école et nous distribuions de l’aide. En 2022, une roquette est passée par là. C’était la nuit, Dieu merci, et personne n’a été blessé. Puis l’école a de nouveau été touchée par des tirs de roquettes. L’aide humanitaire y est toujours stockée. Bien sûr, les journaux ont écrit que c’était un quartier général militaire qui avait été détruit. Mais les gens n’y allaient que pour l’aide humanitaire. Le café des jeunes a été détruit aussi. Il était fermé, personne n’y venait. Ils ont détruit des écoles, des jardins d’enfants, des hôpitaux…

– Ces bombardements font-ils beaucoup de victimes ?

– Quand le marché a été bombardé, il y a eu sept morts.

– Est-il possible, d’une manière ou d’une autre, de déterminer quand un bombardement commence afin d’avoir le temps de se cacher ?

– Non. Vous entendez un bruit d’échappement quelque part et tout le monde se met dans les couloirs. Ceux qui ont une entrée sécurisée vont dans les sous-sols, les autres vont dans un dortoir ou un couloir commun… Les fenêtres sont toutes fermées, les batteries sont chargées au cas où il n’y aurait pas d’électricité. Et quand c’est calme, le stress est là aussi, parce que les gens se préparent. Pouvez-vous imaginer sept fusées qui arrivent en une demi-heure en une seule nuit ? Personne n’était mentalement préparé à cela. Nous espérions que tout irait bien, que nous gagnerions, nous y croyions vraiment.

Les occupants avaient l’habitude de tirer la nuit, mais depuis quelque temps ils tirent en plein jour. Une roquette est tombée dans la rue principale, a touché une maison et l’a détruite. Il était à peu près 15h30, un dimanche. Vous imaginez ? Nous avons un couvre-feu de 21 heures à 5 heures du matin. En semaine, on ne voit presque plus personne dans les rues après 16 heures. Mais les jours de congé, les gens sortent quand même, pour faire leurs courses.

Il y a des abris anti-bombes dans toute la ville, en cas de bombardement pendant la journée. On tente de garder les entrées ouvertes. Dans certains immeubles, il ne reste plus personne, tout le monde est parti.

– Comment vous sentez-vous dans de telles conditions ?

– Mes enfants sont partis immédiatement. Pour être honnête, je les ai forcés à partir. Mais ma propre maison a déjà été touchée quatre fois. Deux fois, un obus d’artillerie s’est abattu sur le toit, puis sur l’école maternelle située à côté de chez nous. Cette école, Kazka, est très belle. Deux fusées l’ont frappée directement à 15 secondes d’intervalle. C’était à minuit. Toute la cuisine a été détruite. J’ai eu la chance d’être dans une autre pièce, dans un coin, pas là où je travaille d’habitude. Ensuite, nous sommes allés à Gostinny Dvir, un hôtel à proximité. Pas de toit, pas de fenêtres, pas de portes.

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– Vous n’avez donc pas de fenêtres dans votre maison ?

– Eh bien, nous les avons condamnées, et nous vivons comme cela. Il reste trois familles dans tout l’immeuble (sur 41 appartements). Trois autres familles viennent nous rendre visite, elles se sont installées à proximité.

Tant que les gens sont ici, tant qu’ils ont besoin de notre aide, comment peut-on partir ? Il reste beaucoup de personnes à mobilité réduite. Certaines ont des enfants qui ont quitté la maison depuis longtemps, ou dont un fils est mort, et la mère ne peut plus se lever depuis quatre ans… Nous nous occupons de ces gens, nous les transportons, nous les soignons…

Les envahisseurs ont « libéré » Maryinka. Et le peuple est « libéré » de tout: de logement, de travail, de la vie… Ils ne restent que des ruines.

– Comment la ville a-t-elle passé l’hiver ? Dépend-elle essentiellement de la centrale thermique, qui semble être hors service ?

– L’hiver dernier, nous avons gardé un peu de chauffage pour éviter que les batteries ne se fissurent. Nous avons encore beaucoup d’immeubles de grande hauteur. Et cet hiver, en décembre, après tous ces bombardements, l’eau a été coupée. Il n’y avait pas de chauffage du tout.

Les bénévoles ont aidé avec des chauffages d’appoint: les organisations caritatives distribuaient des poêles dans les entrées et les sous-sols, certaines personnes les installaient dans les appartements… Ils ont apporté du bois de chauffage, des palettes, du charbon. Nous avons également donné aux gens le bois que nous avions coupé. Ici, il faut être prêt à tout. D’ailleurs, des Сentres d’invincibilité fonctionnaient 24 heures sur 24. Les gens pouvaient s’y réchauffer et boire des boissons chaudes.

C’est bien qu’il y ait de l’eau à usage technique, elle est accessible par périodes. Dans un premier temps, nous avons pompé l’eau de la rivière, puis à l’initiative du chef de l’administration militaire nous avons restauré les puits de la prise d’eau d’Ouspenivka, qui n’avaient pas été utilisés depuis plusieurs décennies. Nous les avons nettoyés, nous avons posé des conduites d’eau et installé des filtres. Mais l’eau potable est plus difficile à obtenir. Avant même le début de l’invasion, l’ennemi avait interrompu le réseau d’approvisionnement. Nous avons de l’eau dans des conteneurs, apportés par des véhicules spéciaux. C’est ainsi que nous vivons.

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– D’après ce que je comprends, il n’y a pas beaucoup d’emplois dans la ville, la plupart des entreprises ne fonctionnent pas, de quoi vivent les gens ?

– Eh bien, les entreprises de service public fonctionnent, les magasins et les entrepreneurs individuels travaillent, le secteur des services aussi… Même si, en effet beaucoup ont fermé. La centrale thermique fonctionne encore un peu, elle répare des équipements, et les gens n’ont pas été licenciés. Il y a beaucoup d’enseignants ici. Ils travaillent à distance avec les enfants. Mais la majorité des résidents (60%) sont déjà des retraités.

– Les enfants qui restent en ville ou s’installent ici ont-ils la possibilité de fréquenter une école, une crèche ?

– Il reste encore près de 250 enfants à Kourakhovo même. Nous n’avons plus d’écoles. Les enfants apprennent à distance. Ils se rassemblent près des ordinateurs et suivent les cours ainsi. Il y a un grand désir de ne pas perdre les enfants.

– Quelle aide est la plus pertinente pour vous aujourd’hui, qu’est-ce qui manque ?

– Des matériaux de construction. Nous les recevons de fondations caritatives, mais il nous en faut beaucoup. J’ai déjà dit que ma maison avait été touchée quatre fois et que j’avais dû la réparer entièrement quatre fois. Nous avons besoin d’outils électriques. Ils ont tous leur propre durée de vie et s’usent à l’usage. Les équipements sont partagés…

– Est-il judicieux d’effectuer des réparations dans cette situation et de restaurer les maisons endommagées ?

– Cela dépend du genre de réparations. Nous ne voyons pas l’intérêt d’effectuer des réparations majeures maintenant. Nous reconstruirons la ville complètement après la guerre. D’ailleurs, il ne nous reste plus que deux quartiers à reconstruire entièrement, là où nous n’avons pas eu le temps de le faire. Tous les trottoirs ont été repavés, les routes ont été refaites, les maisons rénovées…. Aujourd’hui encore, la ville est constamment nettoyée, l’herbe est tondue, les plantes sont entretenues et les déchets sont collectés.

Après les bombardements, nous barricadons les fenêtres, recouvrons les toits de bâches pour éviter les inondations et, d’une manière ou d’une autre, assurons la sécurité des logements. Nous fermons tout ce que nous pouvons. Sur certaines maisons, les toits ont été recouverts 10 fois. La Croix-Rouge, Prolisok, les Anges du Salut nous aident beaucoup, ils travaillent avec des matériaux de construction, nous avons déjà établi de bonnes relations avec eux. Ils apportent aussi de la nourriture.

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– S’agit-il uniquement d’une aide bénévole ?

– Nous recevons de l’aide par l’intermédiaire de l’administration du district. Nous protégeons et aidons tout le monde. Toute la communauté. Nous avons aussi le programme « eRestoration » : les personnes dont les habitations ont été complètement détruites ont déjà reçu des certificats et acheté des maisons dans des régions plus sûres d’Ukraine.

– Comment se passe l’évacuation ? Aidez-vous d’une manière ou d’une autre les gens à s’installer, à trouver un logement ?

– Nous avons un bus d’évacuation pour Dnipro tous les jours sauf le dimanche, et nous avons commencé à évacuer les gens en mars 2022. Nous aidons ceux qui n’ont pas d’endroit où vivre. Tous les huit jours, il y a une évacuation vers les régions de Rivne et maintenant de Volyn par un train d’évacuation, avec des logements à la clé. Les personnes s’inscrivent à l’avance, nous les emmenons au train, où des bénévoles viennent les chercher, les accompagnent et les installent dans leur nouvelle commune. Celles qui doivent aller chez quelqu’un prennent le train quotidien d’évacuation vers Lviv. De nombreuses personnes trouvent elles-mêmes un logement dans les villages environnants, car elles ne veulent pas trop s’éloigner. S’il y a des personnes handicapées ou à mobilité réduite, des volontaires nous aident à les évacuer. Nous travaillons avec Save Ukraine, qui vient chercher les gens directement, la patrouille de l’aumônerie et Vostok SOS.

– Et qui ne veut pas aller loin peut compter sur une aide pour s’installer ici ?

– Auparavant, avant l’invasion à grande échelle, les personnes déplacées pouvaient s’installer dans une ancienne école maternelle, ils y avaient des sortes de chambres. Nous ne pouvons pas faire cela maintenant, car des obus tombent constamment ici. Nous incitons tout le monde à partir. Nous disposons aussi d’un centre de séjour temporaire pour les personnes déplacées, pour y passer une nuit ou deux. Et si les gens en ont assez de la peur et ne veulent pas aller plus loin, nous les prenons en charge et les emmenons en bus à Dnipro, ou nous les inscrivons à un train. Ou bien nous les emmenons à Pokrovsk. De là, il y a un train pour Lviv, avec un wagon d’évacuation.

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Il est intéressant de noter que lorsqu’il y a une accalmie, les gens reviennent parfois. Ils viennent, vont dans les jardins, travaillent dans les datchas et remettent de l’ordre dans la maison. Notre peuple est optimiste. Dès que les bombardements commencent, ils repartent. Parfois, nous envoyons deux bus par jour. Je comprends qu’ils viennent voir leurs maisons epour prendre quelques affaires. Après tout, tout le monde avait prévu de partir pour un mois ou deux et de revenir bientôt … Certains prennent des meubles et des biens.

– Avez-vous un plan d’actions que vous suivrez au cas où la situation se dégraderait sérieusement ?

– Je ne crois pas que cela viendra. Je comprends qu’il y aura des bombardements, mais je suis sûr que nos défenseurs ne les laisseront pas venir ici. Bien sûr, nous évacuerons, dans le pire des cas. Je parle moi-même aux vieilles dames. Je leur dis : « Vous comprenez que nous pouvons vous aider maintenant, mais il se peut qu’un jour plus aucun bénévole ne pourra venir jusqu’ici ». Nous savons que beaucoup d’autres personnes sont évacuées de Krasnohorivka et qu’il y a déjà des combats dans la ville. Et je demande : pourquoi quelqu’un devrait risquer sa vie pour vous ? Vous devez partir à temps. Je comprends toutes les vieilles dames qui disent : « Je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre, mais je ne pars nulle part ou je n’ai nulle part où aller ». Je les comprends. Mais nous devons absolument convaincre ceux qui ont des enfants.

– N’avez-vous pas de rancœur de devoir vivre tout cela, alors que d’autres vivent dans des conditions normales et ne pensent peut-être même pas à la guerre ?

– Je ne sais pas. Quand je vais à Kyiv ou à Dnipro, je me sens bizarre. C’est très effrayant d’être déjà habitués à vivre ainsi, dans ce cauchemar. Nous n’avons même pas d’éclairage public le soir. Nous l’avons immédiatement éteint. Les gens ont barricadé les fenêtres partout pour éviter la lumière. Et quand je vais dans les grandes villes vers l’Ouest, ce n’est pas la même vie : tout est éclairé, la vie bat son plein… Mais ici, je ne pense pas à la vie quelque part ailleurs. Ici, on se concentre sur d’autres choses…

Auteur:
Roman Malko