Les Français en renfort à l’hôpital Metchnikov de Dnipro

Guerre
26 novembre 2024, 16:09

Maryna Kumeda est écrivaine et journaliste franco-ukrainienne qui a quitté Paris pour Kyiv en 2023. Dans ce texte elle raconte le quotidien de l’hôpital Metchnikov, à Dnipro, qui accueille entre 50 et 100 blessés par jour.

« En termes de volume de patients, c’est monstrueux », partage Vincent Bounes, chef de SAMU de l’Hôpital Purpan à Toulouse et spécialiste en médecine des catastrophes. Lui et son équipe d’urgentistes ont passé quelques jours dans le plus grand centre multidisciplinaire de la région pour explorer une possible collaboration entre l’Ukraine et la France. « Nous avons de la chance en France de ne pas être en guerre et de ne pas avoir ces conditions de travail. Il y a une inadéquation entre les moyens disponibles et les besoins des patients ».

En 1945, cet hôpital a reçu le nom d’un Ukrainien naturalisé Français, Ilya Metchnikov ou, Élie Metchnikoff, lauréat du prix Nobel en 1908, pour ses recherches sur l’immunité à l’Institut Pasteur à Paris. Aujourd’hui, cet hôpital reçoit les blessés les plus graves des zones proches de la ligne du front, situées à 100-150 km au sud et à l’est, notamment dans les régions de Zaporijjia et de Donetsk. Le flux de patients est incessant. Après une première prise en charge sur le front pendant ce qu’on appelle « l’heure dorée », les blessés sont stabilisés dans les hôpitaux de campagne ou transférés directement ici. « Nous accueillons entre 50 et 100 patients par jour, sans baisse des flux, contrairement à 2014 où 20 à 30 patients par jour nous semblaient déjà beaucoup », explique Oleksandr Toloubayev, chef adjoint des urgences. Visiblement épuisé, il ajoute « Aucun hôpital au monde n’a des unités de réanimation de 50 lits, et nous en avons deux ». Depuis le début de l’invasion, les 500 médecins de l’hôpital doivent travailler deux à trois fois plus intensément pour compenser le manque de personnel et de ressources.

L’équipe française a également prêté main-forte : Vincent Bounes a pratiqué des interventions en réanimation, un chirurgien a réalisé des opérations, et un urgentiste a accompagné une ambulance dans la ville. L’objectif à long terme est d’établir un partenariat basé sur l’enseignement et le partage d’expertise.

Une collaboration médicale renforcée

Plusieurs CHU en France ont déjà établi des projets avec des hôpitaux ukrainiens. Vincent Vial, représentant d’Expertise France, souligne que « la santé est le premier secteur d’intervention du groupe AFD ( Agence française de développement) ». Ce partenariat, initié par le ministère de la Santé ukrainien, vise à transférer des compétences en Ukraine grâce à des formations, des stages pour les médecins ukrainiens en France, et un soutien sur des thématiques spécifiques comme le traitement du cancer et la gestion de la douleur.

«  Nous avons réalisé 37 000 opérations, dont des milliers d’amputations représentant environ 10 % des blessés », a dit Serhiy Ryzhenko, médecin-chef de l’hôpital. Il décrit l’ampleur des défis, en sortant d’une conférence de presse avec les collègues français : « Nous sauvons les vies de nos héros – des blessés les plus graves qui viennent du front. Aujourd’hui, nous avons besoin de nouvelles technologies, que nos collègues français partagent généreusement, notamment en anesthésiologie, réanimation et gestion de la douleur ».

Une réalité façonnée par la guerre

Après un passage dans les points de stabilisation de campagne, les blessés arrivent à l’hôpital Metchnikov. Ici se déroulent un examen exhaustif de blessures et les opérations les plus urgentes dans l’esprit de sauver des vies avant tout.

Les blessures traitées à l’hôpital sont souvent causées par les explosions de mines, d’obus ou les drones FPV, et s’accompagnent de brûlures. Elles présentent également une menace constante de gangrène gazeuse suite à une infection microbienne transmise par la terre dans les plaies. Les médecins ont constaté les traces d’usage de phosphore dans les plaies qui continuent de fumer pendant une semaine dans la chair entièrement brûlée autour.

« Avec la ligne de front qui bouge, nous recevons plus de civils, qui croyaient que ça n’allait pas les toucher », déplore Oleksandr. La veille, trois enfants et leur mère ont été tués à Kryvyi Rih à 145 km, et un médecin de 30 ans venait de mourir dans une frappe à Nikopol, voisine (120 km). Oleksandr se souvient d’un missile ayant frappé un immeuble à Dnipro le 14 janvier 2023 : « Les familles entières ont été décimées. Nous avons reçu des blessés en état critique, dont trois sont décédés ici. Le souvenir qui restera avec moi : j’amenais les proches venus s’enquérir de leurs familles pour identifier les corps». Onze personnes, à l’épicentre de l’explosion, ont été portées disparues, leurs corps « s’étant évaporés ». Une médecin de l’hôpital y a perdu ses deux parents et son mari.

Une résilience singulière

« C’est une population durablement traumatisée, et pas que les patients. Certains yeux que j’ai vus ici sont les mêmes que ceux après un attentat en France ou à Barcelone : le regard perdu et triste. Et d’autres ne pensent qu’à une chose : repartir, alors qu’ils sont dans des états inimaginables », partage ses impressions Vincent Bounes. La grand-mère de ce Français était originaire de la région de Kyiv avant de rencontrer son futur mari dans un camp de travail en Pologne : « Ils se sont évadés avec ma grand-mère dans un sac sur le dos de mon grand-père». Lors de ce séjour, Vincent découvre la cuisine de sa grand-mère, les fondamentaux de l’ukrainien, « une envie de témoigner et une hargne d’aider les Ukrainiens ».

Confronté à des volumes extraordinaires, aux besoins de coordination entre experts de plusieurs domaines pour traiter les polytraumatismes liés à la guerre, c’est également un terrain d’observation et d’expérimentation. « Je connais bien la théorie, mais c’est la première fois que je la vois à une aussi grande échelle. C’est intéressant de voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Ce qu’on a du mal à anticiper en France et que les Ukrainiens sont forcés à faire ici, notamment la promiscuité », dit Vincent Bounes. Au-delà du contrôle des infections, le psychotraumatisme est aussi en jeu. Mais les Ukrainiens n’ont guère le choix et prennent  les décisions les plus pragmatiques.

Chaque mètre des couloirs de la neuro-réanimation, est occupé par les lits des patients. « La chambre des héros » dit le panneau dans ce bloc dédié aux blessés militaires. Les vitres de ces deux pièces, soufflées lors de la chute d’un missile le 25 octobre dernier, ont été remplacées par des panneaux d’aggloméré. Une coupole vitrée surmonte ces anciens blocs opératoires, dédiés à l’observation par les étudiants en médecine avant l’invasion à grande échelle.

L’équipe est en tension permanente : « J’ai le sentiment de faire un véritable sprint. J’ai inspiré il y a trois ans et je retiens mon souffle depuis. Le cerveau analyse en permanence l’état du patient, ce qui ne va pas et où l’envoyer ensuite », sourit Yulya, anesthésiste de 30 ans, après une garde de 32 heures, soulagée de pouvoir rentrer se reposer. Elle a quitté Kherson sous occupation fin avril 2022, parvenant au bout d’un périlleux trajet, à Dnipro où, après avoir rendu visite à ses parents, la première chose qu’elle a faite fut de se faire embaucher à l’hôpital Metchnikov.

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Au centre de réhabilitation de l’hôpital financé par le couple de milliardaires Olena et Viktor Pinchuk, avec douze autres centres RECOVERY dans tout le pays, François, un kinésithérapeute français, approche chaque patient en binôme avec la physiothérapeute du centre Ksenya Souchanska, pour montrer des exercices. Il fait une démonstration avec un militaire de cinquante ans souffrant d’asthme bronchique, venu pour son traitement biannuel.

François a commencé ses séjours ukrainiens en 2014, et, dès le début de l’invasion à grande échelle, il a pris sa voiture et fait le trajet depuis Dijon avec des médicaments et des vêtements avant d’y retourner avec une femme et deux enfants réfugiés. « Quand je suis venu la première fois en 2022, l’hôpital militaire à Lviv m’a refusé. L’État disait qu’il n’y avait pas besoin de kinés. Il y a 125 kinés pour 100 000 patients en France, contre seulement 7,9 en Ukraine », pointe François. Il est revenu cette fois avec le soutien de l’association Aide médicale et caritative France-Ukraine pour porter main-forte à ses collègues physiothérapeutes. François souligne les défis auxquels ses collègues ukrainiens font face et pointe les retards dans la prise en charge des patients par les physiothérapeutes : « Ce n’est pas encore entré dans les mœurs. J’ai vu un patient dans un autre établissement qui avait été opéré en juin 2022. La première fois qu’il a vu un kiné, c’était moi il y a quelques jours ».

Les pas sont mesurés et les regards posés dans cet hôpital qui vit au rythme des combats du front et des attaques sur les villes. « Ce qui est très frappant ici : les patients ne se plaignent pas. Ils sont à plusieurs par chambre, ils sont dans les couloirs, ils ont des blessures inimaginables, on n’imagine pas la douleur qu’ils ont, et ils ne se plaignent pas. C’est une très belle leçon humaine. Ce mélange de détermination et de peur que les Ukrainiens ont », dit Vincent Bounes, peut-être devenu encore plus ukrainien au termes de son séjour.