Le 8 juillet 2024, les Russes ont envoyé dans la matinée plus de 40 missiles sur Kyiv, Kryvyi Rih, Pokrovsk, Dnipro. 37 personnes ont été tuées et 170 blessées. A Kyiv, les missiles ont touché trois sous-stations de transformation électrique, un hôpital, une maternité, et Okhmatdyt, le plus grand hôpital pour enfants d’Ukraine, où sont traitées notamment les maladies rares.
« Les soldats tombent, les enfants grandissent », a écrit Artur Dron, poète et militaire de 23 ans en référence à Jean-Paul II, qui, en visite à Lviv en 2001, a chanté une chanson polonaise : « La pluie tombe, les enfants grandissent ».
Je marchais dans la rue quand les explosions ont retenti au-dessus du Podil [un quartier de Kyiv – ndlr] vers 10h30. « Ne vous inquiétez pas, c’est la défense anti-aérienne », m’ont rassuré deux hommes fumant une cigarette. Nous étions nombreux à patienter dans un abri, avant de ressortir puis d’y retourner à nouveau peu après 13h. Nouvelle alerte aérienne.
Je suis passée à proximité d’Okhmatdyt en bus vers 16h pour la première fois en allant à un rendez-vous médical. Une femme dans le bus, inquiète, demande comment elle peut y accéder. On lui répond que le bus est obligé de faire un détour parce que la route est bloquée par les secours. Une autre femme en face demande avec flegme ce qui s’est passé, encore. « Okhmatdyt a été frappé. Vous n’avez pas vu les nouvelles ? », rebondit la dame qui voulait y accéder. Une autre passagère s’est mise à la consoler: « Calmez-vous, pleurez doucement, vous y arriverez ». La femme en larmes répétait en regardant fixement son téléphone qu’elle avait eu envie d’y apporter de l’eau et de la nourriture dès qu’elle avait vu la nouvelle.
Le missile X-101 qui a frappé Okhamtdyt est un missile de croisière développé par le bureau d’études Arc-en-ciel. Long de 7,45 mètres, il porte une charge de 400 kg, utilise des technologies de réduction de la visibilité radar et peut parcourir jusqu’à 5 500 km, avec une déviation possible de seulement 7 à 10 mètres. Contrairement aux missiles de la génération précédente, il peut changer de cible lorsqu’il est déjà en vol. Frappe de précision donc.
Ma page Facebook se remplit de témoignages.
Anna, mère célibataire : « Grâce au service de pédiatrie d’Okhmatdyt, en particulier aux professeurs Sharikadze et Okhotnikova, mon enfant mène une vie normale ». Il y a peu, Anna m’a raconté que son deuxième garçon souffrait d’une dermatite atypique sévère, de forme érythémateux-squameuse, et qu’il était reconnu handicapé depuis ses 4 ans.
Janna écrit : « Il y a quelques semaines, nous étions ici pour une consultation avec ma fille. Le monde russe avec sa subtile culture est arrivé. Brûlez en enfer, « artisans de la paix » ».
Le philosophe Vakhtang Kebuladze, un intervenant régulier à la Sorbonne, partage ses souvenirs : « Ma mère est née à Okhmatdyt. Mes grands-parents ont dit à maman que l’accouchement avait été fait par le docteur Babuhadiya. Et elle se souvint que la première personne qui l’avait tenue dans ses bras dans ce monde était un Géorgien. C’est peut-être le signe qui lui a montré le chemin vers mon père, un Géorgien venu de Tbilissi pour étudier la médecine à Kyiv et avec qui elle a fait sa vie. Grâce à cette topographie mystique et interculturelle, je suis né.
Quand j’avais sept ans, je me suis cassé le bras droit. J’ai été amené à Okhmatdyt. L’os avait dû être remis en place. Je ne pouvais pas avoir d’anesthésie générale et l’anesthésie locale n’a pas atténué la douleur. Pendant que le chirurgien travaillait sur mon os, c’était très douloureux. Mais une jeune infirmière se tenait à proximité. Elle a pris mon visage entre ses mains. Je me souviens encore de la douce fraîcheur de ses mains qui m’a aidé à supporter la douleur. Pour elle, j’étais un petit garçon ayant besoin de protection et de soins, et pour moi, elle a été peut-être la première femme qui m’a révélé le pouvoir secret de la tendresse. L’amour et la douleur s’entrelacent, l’amour supprime la douleur.
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À l’âge de onze ans, je me suis cassé le bras gauche. Là, la fracture était plus difficile. Une opération était nécessaire. Et cette fois, Okhmatdyt m’a aussi aidé. Le professeur de mon père, Oleh Dolnytskyi, m’a opéré. Si l’opération n’avait pas réussi, je n’aurais plus pu plier le bras et serais resté infirme.
Mes mains ne sont pas seulement des appendices de mon esprit, mais aussi une extension des mains, de l’esprit et du savoir-faire des médecins d’Okhmatdyt. Je leur dois ce que je peux et sais faire de mes mains. Ce texte est également en partie une continuation de leur amour, de leur science de la guérison et de leur capacité à supprimer la douleur ».
Okhmatdyt est un endroit connu. Il fut ouvert en 1891, notamment grâce au mécénat de Nikolai Terechtchenko, un industriel de la région de Soumy. L’hôpital compte plus de 600 lits et accueille chaque année près de 20 000 enfants. Le bâtiment le plus endommagé par la frappe est celui où les enfants étaient dialysés, un processus de purification du sang pour les patients souffrant de lésions rénales. Les services de soins intensifs, de chirurgie et d’oncologie ont également subi des dégâts.
Plus je lisais les nouvelles, plus le désarroi, la colère, le sentiment d’impuissance enflaient en moi. Masi Nayyem, avocat et militaire, a appelé à venir aider à déblayer en apportant ses gants: « Il y a de l’eau, de la nourriture et des fruits pour tout le monde ».
Les Ukrainiens frappés dans ce qu’ils ont de plus cher, les enfants malades, convertissent leur colère en action et en don. Les Kieviens sont arrivés en foule en apportant de l’eau et de la nourriture. Les appels aux dons au bénéfice de la fondation d’Okhmatdyt et du fonds Tabletochki, dédié au traitement des maladies oncologiques et hématologiques des enfants, fleurissent.
L’entrepreneur Oleksandr Yakovenko partage l’histoire de son enfant et fait un don de 3 millions de hryvnias (68 000 euros) à l’hôpital, en appelant les autres à le rejoindre : « Mon enfant, Sofia, est née avec une grave malformation cardiaque. Quand elle avait 6 mois, les médecins ukrainiens ont accompli une tâche extrêmement difficile : 12 heures d’opération et un mois en soins intensifs, et ce, gratuitement. Actuellement, lorsqu’elle est examinée à l’étranger, on dit que les médecins ukrainiens ont fait un miracle.
Mais je ne crois pas aux miracles, je crois aux connaissances, à l’expérience et au travail acharné, et je peux dire avec certitude que les médecins d’Okhmatdyt en sont une incarnation. Aujourd’hui, ma journée est dans le brouillard, les larmes coulent de l’impuissance, parce que nous ne pouvons pas protéger nos enfants de ces monstres, mais nous pouvons les aider à se rétablir et à devenir encore meilleurs ».
United24, plateforme officielle du gouvernement, a collecté 102 millions de hryvnias (2,13 millions d’euros) en 2 heures 50, grâce à la participation d’entreprises et d’individus en Ukraine et à l’étranger.
Vers 20 heures, j’arrive à l’hôpital pour voir si de l’aide est encore nécessaire. Je suis plusieurs personnes, baskets au pied et gants de chantier en main, qui marchent d’un pas ferme vers l’hôpital. Mais les entrées sont déjà fermées, on dit qu’on ne laisse plus entrer les civils, que les secours spécialisés sont à l’œuvre à l’intérieur. « À moins que vous ne vouliez faire un créneau de nuit dans la cuisine », me dit un policier doucement, d’un ton hésitant. Sa collègue ajoute:« Ils n’en ont plus besoin. La dame a déjà trouvé. Elle est sortie il y a peu, a annoncé le besoin à la foule massée devant et a trouvé 20 volontaires en une seconde. Les besoins se précisent au jour le jour», me disent-ils avec empathie. « Là, les civils vont rentrer chez eux se reposer pour aller au boulot demain. Repassez demain si vous voulez ».
« J’ai besoin de ça », s’écrie une jeune femme, en passant un sac de bouteilles d’eau au bénévole suivant, « sinon je vais devenir folle ». Ces moments d’efforts collectifs en soutien après une frappe ou pour reconstruire une maison deviennent un passe-temps des soirées et des week-ends en Ukraine.
Entre-temps, les Russes justifient la frappe sur « un bâtiment près de l’hôpital pour enfants » par « une réunion de personnes importantes », puis « réunion de militaires ».
En même temps, le ministère de la Défense russe confirme que « les cibles visées ont été atteintes », avant de démentir l’origine russe de la frappe sur Okhmatdyt en indiquant que c’est un missile de la défense aérienne ukrainienne qui est tombé sur l’hôpital. Méthode pratiquée depuis la guerre dans le Donbass et notamment après la destruction de l’avion du vol 17 de la Malaysia Airlines.
Journaliste et présentatrice de télévision, Myroslava Bartchouk s’interroge sur l’impuissance des institutions internationales en la comparant à une histoire entendue un jour. Les voisins observaient, chacun derrière leur porte, le vol et le meurtre d’une femme dans leur entrée de l’immeuble: « L’attaque terroriste démonstrative a lieu juste avant le sommet de l’OTAN à Washington. Nous ne nous attendons plus à ce que l’Ukraine soit invitée à rejoindre l’Alliance lors du sommet, non. Nous savons qu’au lieu d’une invitation, l’OTAN a passé plusieurs semaines à se creuser la tête, à débattre et à se consulter sur la manière de formuler plus soigneusement le texte de la déclaration finale : un « pont » pour l’Ukraine vers une future adhésion ou une « voie irréversible » pour l’Ukraine vers une future adhésion. Telle était la question, les voici, les Scylla et les Charybde de nos jours ».
Mon ami de l’université, Arsen Joumadilov, qui a rejoint le ministère de la Défense pour réformer le système d’approvisionnement et qui n’a pas vu sa femme et ses deux filles de 9 et 5 ans depuis le début de l’invasion, a écrit: « Je n’ai jamais appris à réagir correctement face à de telles tragédies. Si c’est possible, en principe. J’ai mémorisé cette douleur. J’ai fait un don aux Forces armées. Je continue à travailler. Avec l’équipe, nous faisons tout ce qui dépend de nous pour que l’État survive ».
Aujourd’hui, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit en urgence à propos de l’Ukraine, en réponse à la demande du président Volodymyr Zelensky. Les Ukrainiens ont-ils encore l’espoir que cela serve à quelque chose ? Qu’un jour les F-16 arrivent et qu’on ait davantage de défense aérienne ? Que nos enfants continuent de grandir protégés des missiles ?