Quitter Gostomel : la Russie ou la mort

Guerre
16 mai 2024, 12:48

Gostomel était l’une des cibles-clés de l’armée russe lors de l’offensive sur Kyiv en février 2022. Son aérodrome, situé à 25 km de la capitale, devait devenir la base opérationnelle des Forces armées de la Fédération de Russie. Il était prévu qu’un groupe de parachutistes d’élite y prenne pied, après quoi des avion-cargo Il-76 transportant les principales forces d’occupation devaient arriver.

Outre la base logistique, l’aérodrome devait jouer un autre rôle dans le plan des Russes, celui de camp principal de prisonniers civils et militaires. The Ukrainian Week/ Tyzhden s’est entretenu avec des survivants et des proches de ceux qui sont morts en captivité en Russie et a tenté de découvrir quelles unités des forces d’occupation russes pourraient en être responsables.

Les Russes ont frappé l’aérodrome à 4 heures du matin le 24 février 2022. À cette époque, il n’y avait qu’une seule compagnie de la Garde nationale ukrainienne sur l’aérodrome, composée principalement de conscrits. Après 9 heures du matin, des combattants de la Direction principale du renseignement et un groupe de combattants des Forces d’opérations spéciales sont venus en renfort. Au même moment, les forces de la 72e brigade des forces armées de l`Ukraine avançaient de Bila Tserkva vers Gostomel.

Vers 11 heures du matin, les premiers hélicoptères russes sont apparus au-dessus de Gostomel : des cargos Mi-8 et des hélicoptères d’attaque Ka-52, qui devaient couvrir l’atterrissage. Les combattants d’élite de la 45e brigade aéroportée de la Fédération de Russie de Koubinka (près de Moscou) et les forces de la 31e brigade d’assaut aéroportée d’Oulianovsk étaieent impliqués. Cependant, grâce aux efforts de la Garde nationale, des renseignements et de la 72e brigade ukrainiens, les Russes n’ont pas réussi à prendre pied sur l’aérodrome le premier jour et la piste a été rendue inutilisable pour l’aviation par des tirs d’artillerie.

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Dans le même temps, c’est là que les envahisseurs ont fait leurs premiers prisonniers : une vingtaine de personnes, en l’occurrence des gardes-frontières et des membres de la Garde nationale.
Dans la nuit du 25 février, des unités avancées de l’armée d’occupation ont atteint Gostomel en passant par le Belarus et la zone d’exclusion de Tchernobyl. Outre les soldats, il y avait également des unités de la Garde russe. Comme il ressort des documents que l’armée ukrainienne a remis au journaliste de TheUkrainianWeek/Tyzhden, dans le groupe des troupes « Vostok » qui se dirigeaient vers Kyiv, il y avait des unités spéciales de réponse rapide, mieux connues sous le nom de SOBR, et des unités mobiles spéciales OMON.

Selon le plan général, comme le montrent les documents, ces forces de la police russe devaient être impliquées dans la lutte contre d’éventuelles manifestations civiles. De telles tactiques étaient courantes pour les Russes et utilisées sur toute la ligne de front : de Kyiv à Kherson. Selon les mêmes documents, des unités de police des régions d’Omsk, Novossibirsk, Kemerovo, Tomsk et Irkoutsk sont entrées dans la région de Kyiv. Il y avait aussi des forces des régions de l’Altaï et de Krasnoïarsk. Au moins une partie de ces unités ont progressé vers l’Ukraine depuis village de Joukovka (à environ 60 km de la frontière avec le Belarus) dans la région russe de Bryansk.

Dans la matinée du 25 février, des combattants de l’unité « Ratibor » (police anti-émeutes) de la Garde russe du territoire de Krasnoïarsk se sont établis à l’entrée de Gostomel, à l’intersection des routes menant à Boutcha, Irpine et Kyiv. Très probablement, leur tâche était de bloquer la route vers Gostomel. Cette unité a donc ouvert le feu sur des voitures militaires et civiles sur la route. Ainsi, les soldats de l’unité « Ratibor » ont tué 11 personnes et en ont blessé 15 autres, parmi lesquelles des militaires, des policiers et des civils. Parmi les victimes civiles, un citoyen allemand, Steve Milling, qui se dirigeait vers Kyiv pour évacuer sa femme et son fils, a été blessé. Il a eu de la chance : blessé, il a pu échapper aux Russes, s’est rendu dans un hôpital ukrainien, puis a quitté l’Ukraine avec sa famille. Dans une interview pour les médias allemands, il a déclaré qu’il était prêt à témoigner contre l’armée russe et à exiger des sanctions.

Cependant ce n’était qu’un début. En quelques jours, les Russes occupent Gostomel et, à partir du 2 mars 2022, le nord de la région de Kyiv, notamment Boutcha et une partie d’Irpine. Sur l’aérodrome de Gostomel, ils ont installé non seulement un quartier général, mais aussi un camp de prisonniers, où militaires et civils sont rassemblés et torturés.

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Les occupants ont gardé son existence secrète pendant tout le temps qu’ils étaient basés sur l’aérodrome : même les gens qui vivaient à proximité n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans ces bâtiments administratifs. Et les enquêteurs ne parviennent toujours pas à connaître le sort de certains prisonniers. Même si aujourd’hui, deux ans après la libération de la région, on peut le dire avec certitude : il y avait deux voies pour sortir de Gostomel pour la plupart des prisonniers, la captivité en Russie ou la mort.

La première voie. Vers la Russie à travers le Belarus

Nous rencontrons le chauffeur de tracteur Oleksandr Kovaltchouk près de sa maison dans le village de Mykoulytchi (10 km de l’aérodrome de Gostomel). Le vieux tracteur est garé à côté de la clôture en fer, son propriétaire se tient près du portail. Il me serre fermement la main de sa paume calleuse et m’invite immédiatement à la cuisine d’été pour prendre un café. Il ne veut pas que ses proches apprennent les détails de sa captivité.

« Les Russes ne sont pas venus à nous immédiatement, l’occupation a commencé le 2 mars. A cette époque, j’avais déjà préparé le sous-sol, j’y avais apporté des draps, de l’eau et de la nourriture. Et là, nous étions assis avec ma femme, mes deux fils, plusieurs voisins, un chien et un chat. Vers midi, des véhicules blindés russes sont apparus. Ils se sont arrêtés non loin de nous au carrefour et ont commencé à faire le tour des cours des maisons », se souvient Oleksandr.

Oleksandr Kovaltchouk. Photo: Stas Kozliuk

L’homme se souvient que ce matin-là, les troupes russes ont bombardé le village avec des véhicules blindés légers, endommagé plusieurs maisons et une école. Ils ont pénétré dans un magasin et ont volé de la nourriture et de la vodka. Et des groupes d’occupants sont allés presque immédiatement inspecter les maisons des habitants. Ils se sont aussi rendus chez lui. Au début, c’étaient deux simples soldats qui cherchaient des cigarettes. Mais plus tard, un officier est arrivé, intéressé par les participants à la Révolution de la Dignité de 2014.

« J’étais sur le point d’aller à la cave, mais j’ai vu un officier venir vers moi. Il m’a regardé et m’a dit : “ Eh bien, tu as soutenu Maidan” ? — et m’a frappé aux genoux avec la crosse de sa mitrailleuse. Je suis tombé », dit Oleksandr.

L’homme se souvient qu’après cela le Russe a pris son téléphone, il a lu sa correspondance dans les messages et a déclaré qu’il était « son client ». Il l’a relevé, lui a dit de regarder vers le sol et l’a emmené quelque part au centre du village. C’est là que les prisonniers étaient rassemblés. L’homme a laissé entendre qu’il aurait pu être « trahi » par un de ses voisins qui n’avait pas aimé les manifestations de 2004 et 2014, ainsi que les gens qui les ont soutenus. Quand Olexandr est revenu de captivité, il a appris que ce voisin s’était réfugié en Russie (à Moscou). Mais notre interlocuteur ne nomme pas cette personne, pour ne pas calomnier, faute de preuves. Il n’est pas tout à fait sûr de ses soupçons.

En fin de compte, Oleksandr et plusieurs autres soldats de la Défense territoriale capturés ont été conduits autour de la région de Kyiv pendant près de deux jours. Et tout le temps, les Russes promettaient de les remettre à des officiers des services spéciaux. Le 3 mars, ils ont été emmenés dans une bande forestière près de Vorzel. Il y avait des gens en uniforme noir et un en civil.
« Celui qui était en civil m’a demandé où se trouvaient les nazis et les « Banderistes » [nom donné aux partisans de Stepan Bandera, leader nationaliste ukrainien de l’entre-deux-guerres – ndlr]. J’ai essayé d’expliquer quelque chose, j’ai dit que j’étais un simple conducteur de tracteur. Ils ne m’ont pas écouté, ils m’ont frappé à la tête avec la crosse de la mitrailleuse. Et puis ils m’ont emmené à la fosse. Et le garde s’est penché vers moi et m’a dit : « Je vais tirer une balle entre tes jambes, tu tombes dans la fosse et tu ne bouges pas ». Je pensais qu’ils allaient me tuer », raconte-t-il avec émotion.

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Oleksandr a été le premier à être emmené pour interrogatoire, suivi par d’autres prisonniers (un civil et plusieurs combattants de la défense territoriale). Tous ont été sévèrement battus : l’homme pouvait l’entendre même du fond de sa « tombe ». Chacun a ensuite été « abattu » de la même manière. Les membres de la défense territoriale ont été particulièrement malmenés.

Les « interrogatoires » ont été enregistrés sur une petite caméra. Après cela, les prisonniers ont été emmenés dans des bâtiments de l’aérodrome de Gostomel. L’homme ne se souvient plus où exactement : il avait les yeux bandés.

« Si j’ai bien compris, les Russes avaient besoin d’une monnaie d’échange pour rapatrier leurs militaires. C’est pourquoi ils capturaient des civils dans les villes et les villages », explique le conducteur du tracteur avec assurance.

Pendant tout le temps que les prisonniers étaient transportés dans la région de Kyiv, ils n’avaient le droit ni de manger ni de boire. Ils n’avaient pas non plus le droit d’aller aux toilettes. Oleksandr se souvient qu’à Gostomel, il a réussi à voler une bouteille d’eau d’un demi-litre, qui a été partagée entre dix personnes. Le 4 mars, les militaires russes ont contraint tout le monde à entrer dans des chambres frigorifiques.

« Ils nous ont jetés à la rue et nous ont dit de courir. Pendant tout ce temps, les Russes nous ont battus avec tout ce qu’ils pouvaient. Si l’un des prisonniers tentait de relever la tête, il était frappé au visage d’un coup de crosse. Au final, nous nous sommes retrouvés dans les réfrigérateurs. C’étaient de petites pièces, avec à peine assez d’espace pour tout le monde. Ils ne nous ont laissé aller nulle part à partir de là. Sauf ceux qui étaient conduits à des interrogatoires au cours desquels ils étaient sévèrement battus. J’ai dû aller faire mes besoins à même le sol. Nous dormions littéralement dans notre propre urine et nos excréments », explique l’ancien prisonnier en haussant la voix.

Oleksandr ne donne pas de détails. Il dit seulement que certaines personnes ont été tellement torturées qu’elles ne pouvaient plus marcher ensuite. Et l’un des prisonniers a tout simplement perdu ses bras : il ne pouvait plus ni aller aux toilettes ni manger. Les autres prisonniers l’ont donc nourri pour qu’il ne meure pas de faim. Cependant, Oleksandr se souvient qu’il y avait peu de nourriture et qu’elle n’était pas apportée régulièrement. Le 8 mars, quatre jours plus tard tout le monde a été emmené à l’aéroport.

« Ils ont annoncé solennellement que c’était la Journée internationale de la femme. Il y avait près de 70 prisonniers. Ils leur ont brisé les mains et les ont attachées dans le dos. Quelques minutes plus tard, j’ai senti mes poignets « brûler ». C’était comme si on avait mis mes mains dans le feu. Nous criions tous de douleur. Et le Russe qui avait fait ça marchait devant nous en disant : Patience, bande d’animaux », se souvient-il.

Ensuite, Oleksandr et les autres ont été détachés. Deux camionnettes sont arrivées. Tous les prisonniers ne pouvaient pas y entrer. Les Russes discutaient entre eux de la nécessité d’abattre certaines personnes. Ils ont finalement sorti deux personnes d’un des véhicules : un homme détenu pour avoir possédé un calendrier portant les symboles du régiment Azov et l’un des membres de la défense territoriale. Oleksandr ne sait pas ce qui leur est arrivé ensuite, car il n’a pas assisté à une fusillade. Il espère seulement que ces deux personnes sont toujours en captivité et qu’elles rentreront un jour chez elles. D’autres prisonniers ont été emmenés par les Russes dans la ville bélarusse de Gomel.

« Nous avons traversé la zone de Tchernobyl. Ils ont essayé de nous déposer au centre de détention provisoire de Gomel, mais il n’y avait aucune place là-bas. Comme je l’ai découvert plus tard, tout était occupé par des Ukrainiens capturés. Nous avons donc passé la nuit dans une forêt près de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Et le matin du 9 mars, nous avons été amenés à l’aéroport de Gomel, chargés dans un Il-76 et transportés à Koursk, au centre de détention provisoire n° 1. Lorsqu’ils nous ont « reçus » là-bas, ils nous ont sévèrement battus, nous ont mis des sacs en plastique sur la tête, nous ont étranglés et nous ont filmés. Les gardes russes ont ri, ils sont montés sur nous et ont dit qu’ils montaient des cochons. J’y suis resté jusqu’en avril 2022. Ensuite, j’ai été échangé. Et je suis rentré chez moi ». A ces mots, deux énormes larmes coulent sur les joues d’Oleksandr.

La deuxième voie. La mort

Nous rencontrons Yulia Baish à Boutcha. Il y a 10 ans, son mari Vitaliy a commencé à construire une petite maison de rêve dans une rue calme et agréable. La famille a déménagé ici peu de temps avant le début de l’invasion à grande échelle. Aujourd’hui, dans les coins de la cour, sous les clôtures, il y a des restes de fenêtres brisées par les explosions. Un berger allemand, qui a miraculeusement survécu à l’occupation, regarde à l’extérieur de son enclos. Il y a un autre chien dans la maison, un labrador que Yulia a trouvé à Bakhmout. Vitaliy n’a pas eu le temps de finir de construire la maison : une guerre à grande échelle a commencé.

« Le 24 février, nous avons entendu plusieurs explosions. Au début, nous n’avons pas compris ce que c’était. A 6 heures du matin, les informations diffusées nous ont fait comprendre que c’était la guerre totale. Vers 11 heures, des hélicoptères russes sont arrivés à Gostomel. Ils ont fait demi-tour directement au-dessus de la ville et ont tiré à plusieurs reprises sur l’aérodrome », raconte la femme en traçant un cercle au-dessus de sa tête.

Yulia Baish. Photo: Stas Kozliuk

Avec son mari et ses deux enfants, elle a pensé attendre la fin des combats chez sa mère (au centre de Boutcha). Au début, la famille pensait que les Russes n’auraient pas assez de forces et que les combats prendraient fin en quelques jours. Sur le chemin de la maison de sa mère, ils ont fait des courses et sont allés s’installer dans le sous-sol de celle-ci. Pendant trois jours, les bombardements se sont intensifiés, à tel point que du plâtre a commencé à tomber du plafond de leur petit abri. Le 27 février, la femme a décidé de partir pour Ivano-Frankivsk avec ses enfants et sa mère. Vitaliy est resté avec son beau-père pour garder la maison.

« J’étais très nerveuse. Le matin, nous avons bu de la vodka avec ma mère. Et à 16 heures, nous avons quitté la ville en direction de l’autoroute de Jytomyr. Nos soldats étaient là. Mais j’avais tellement peur et j’étais tellement choquée que je n’arrêtais pas de pleurer et je ne comprenais pas qui ils étaient. Ils nous ont dit de rouler plus vite parce que les Russes étaient déjà quelque part dans les environs », se souvient Yulia.

Le seul gadget que Vitaliy pouvait utiliser pour communiquer était un vieux téléphone à bouton-poussoir. L’homme a écrit que les bombardements s’étaient intensifiés dans la ville et qu’il était heureux que sa femme et ses enfants aient pu partir. Et le 7 mars, le beau-père de Yulia a appelé : il a dit que Vitaliy et son voisin Volodymyr étaient allés nourrir les chiens dans leur maison à la périphérie de Boutcha et n’étaient pas revenus.

Les hommes ont disparu dans la zone de responsabilité des 76e et 98e divisions aéroportées russes, comme nous avons réussi à le découvrir à partir de documents russes récupérés. Tous deux étaient accusés d’avoir corrigé les tirs de l’artillerie ukrainienne. Ils ont été chargés dans des véhicules blindés de transport de troupes et emmenés dans une zone forestière près de la ville de Vorzel pour un interrogatoire dans la fosse où Alexandre Kovaltchouk avait été amené quelques jours plus tôt.
Le 9 mars, Vitaliy et son voisin Volodymyr ont été amenés dans des locaux frigorifiques vides sur l’aérodrome de Gostomel. Le groupe précédent de prisonniers (près de 70 personnes) a été transféré au même moment dans un avion de transport Il-76 dans la ville bélarusse de Gomel. Yulia a réussi à en savoir un peu plus sur son mari : les civils qui pouvaient encore marcher après les interrogatoires étaient utilisés comme main d’œuvre pour nettoyer les toilettes et la cuisine, ainsi que de pour récupérer les restes de corps sur l’aérodrome après les frappes d’artillerie et aériennes des forces ukrainiennes.

Les prisonniers étaient mal nourris : galettes, rations sèches de l’armée et quelques litres d’eau étaient distribués une fois par jour. Le 11 mars, très probablement, les Russes ont interrogé Vitaliy. Dans la nuit du 12 mars, son corps a été enterré non loin de la chambre de torture, dans une forêt de bouleaux, à quelques dizaines de mètres de l’entrée de la salle à manger de l’aérodrome. Les Russes ont dit aux autres prisonniers que Vitaliy était mort d’une « insuffisance cardiaque ».

« Je suis retourné à Boutcha immédiatement après la libération. Au début, je pensais que mon Vitalik était vivant, car son passeport avait été apporté au Belarus. Pendant l’occupation, son beau-père a essayé de le chercher, mais on lui a dit de se cacher à la maison et de ne pas sortir, car on lui tirerait dessus », se souvient Yulia.

Vitaliy Baish avec son fils. La photo est fournie par Yulia Baish

Nous sortons avec elle pour fumer. Des traces de bombardements sont encore visibles dans le jardin du voisin : plusieurs fosses qui se remplissent peu à peu de terre. La façade de la maison que Vitaliy construisait a été entièrement abîmée par des débris. Yulia tire quelques bouffées de sa cigarette.
« En avril, un militaire est sorti de captivité et a déclaré avoir vu Vitaliy dans le local frigorifique. Et il a dit qu’il avait été tué. Un autre gars, Boris, est revenu de captivité cet été. Nous avons commencé à chercher ces locaux ensemble. Nous avons parcouru une partie de la région de Kyiv et sommes finalement tombés sur l’aérodrome de Gostomel. Ensuite, nous avons cherché durant six mois une possibilité d’en inspecter l’intérieur, car c’est l’aérodrome appartient à l’Etat et il faut des laissez-passer spéciaux pour y accéder », explique Yulia.

En février 2023, le voisin Volodymyr, avec lequel Vitaliy avait été capturé, a été libéré de captivité. Il connaissait l’endroit où le mari de Yulia était enterré. Elle se rend donc à nouveau à l’aéroport. Cette fois, elle a persuadé les gardes de la laisser entrer officieusement sur le territoire afin de trouver la tombe de son mari. Il lui a fallu un mois de plus pour convaincre la police d’exhumer le corps. Et à la mi-mars 2023, elle s’est retrouvée avec le service de sécurité et les sauveteurs dans une forêt de bouleaux, non loin de la cantine de l’aérodrome de Gostomel.

« Il était profondément enterré. À près d’un mètre. Nous ne l’avons pas trouvé tout de suite parce que la croix qui marquait la tombe n’était pas visible. J’ai tout de suite reconnu mon Vitaliy : ses vêtements, ses cheveux. Il avait une corde autour du cou. Un an s’est écoulé depuis. Mais je ne sais toujours pas comment mon mari a été tué. Les enquêteurs ne m’ont pas informée », raconte Yulia avec tristesse.

Les six premiers mois ont été les plus difficiles pour elle. Maintenant, c’est plus facile. « Mes deux fils m’ont beaucoup aidée pour tenir. Et des programmes d’assistance psychologique, grâce auxquels les deux enfants ont été emmenés dans des camps de repos », dit-elle. Pour Yulia, le plus important était de retrouver son Vitaliy. Et de l’enterrer comme il se doit. Maintenant, elle veut terminer la construction de leur maison. Il y a encore beaucoup de travail : il faut réparer les murs brisés par des fragments d’obus, les décorer… Actuellement, la veuve travaille comme commerciale dans une entreprise de Lviv et gère son propre magasin de matériaux de construction.

Yulia Baish. Photo: Stas Kozliuk

« Aujourd’hui, chaque fois que je vois des Ukrainiens bombarder des infrastructures russes, que je lis que des Russes se plaignent de la peur qu’ils éprouvent, je me sens mieux. Ce n’est que justice. Si vous regardez en silence votre armée lancer une guerre à grande échelle, torturer et tuer, vous devenez aussi responsable. Vous n’avez rien fait pour l’empêcher », dit la femme à voix basse.

Le bourreau de la région de Krasnoïarsk et le fonds d’échange des Russes

À l’heure actuelle, il est difficile de savoir combien de personnes sont passées par les chambres de torture de Gostomel. Il n’existe pas de liste complète des personnes détenues par les Russes. De plus, les forces de l’ordre et les défenseurs des droits de l’homme apprennent souvent l’existence de nouveaux prisonniers par hasard, lorsque des militaires et des civils sont libérés de captivité dans le cadre d’échanges. Ils sont la source d’informations qui comblent les lacunes.

« Les Russes ont amené à Gostomel des habitants de la région occupée de Kyiv. On peut dire que c’était le point d’arrivée des civils et des soldats qui étaient emmenés immédiatement sur le territoire du Belarus, et de là en Russie. Nous savons que les Russes disposaient d’un vaste système de détention d’otages civils. L’exemple du journaliste Dmytro Khylyuk (correspondant de l’agence de presse UNIAN, capturé par les Russes en mars 2022, déporté vers la Russie et retenu captif – ndlr), montre comment cela s’est passé », explique Anastasia Panteleeva, analyste à l’organisation de défense des droits de l’homme Media Initiative for Human Rights (MIHR).

Selon les militants des droits de l’homme, Dmytro Khylyuk et son père ont d’abord été détenus dans le village de Kozarovychi, puis transférés dans un grand camp de prisonniers du village de Dymer. Là, le père a été libéré et le journaliste lui-même a été transporté à Gostomel. Personne ne laissait les prisonniers retenus à Gostomel rentrer chez eux. Le MIHR indique qu’en mars 2022, au moins 215 personnes ont été torturées dans la région de Kyiv, et que les informations concernant 34 d’entre elles sont encore en cours d’éclaircissement.

D’après les forces de l’ordre ukrainiennes, Sergueï Vekkolainen, citoyen russe de 48 ans, pourrait être impliqué dans l’organisation de tortures à l’aéroport de Gostomel. Selon le projet « Le livre des bourreaux », il a le grade de lieutenant-colonel et dans l’unité « Ratibor », où il occupait le poste de chef du département du travail politique. Le patron de Veikkolainen, Sergueï Kazeitchev (53 ans), colonel de la police russe et commandant de l’unité « Ratibor », pourrait aussi être impliqué dans ces actes de torture.

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En plus d’avoir torturé des civils sur l’aérodrome, ils sont tous les deux accusés des tirs déjà mentionnés contre des voitures à l’entrée de Gostomel, où 11 personnes ont été tuées et 15 autres blessées. Par ailleurs, les enquêteurs ukrainiens soupçonnent Veikkolainen d’avoir torturé des personnes dans le village de Zdvyjivka, non loin de Boutcha.

Selon les militants de la Cyber ​​​​Résistance (Кібер спротив), qui ont réussi à pirater les réseaux sociaux de la police anti-émeutes russe, « Ratibor » était censé poursuivre sa participation à une guerre à grande échelle début 2023. Par ailleurs, les opérateurs de drones, de systèmes antichars et antiaériens devaient être formés sur la base de cette unité russe. En avril 2024, les deux Russes ont clôturé leurs comptes sur les réseaux sociaux et supprimé les publications des profils que les militants avaient réussi à retrouver.

Les interlocuteurs de The Ukrainian Week/Tyzhden au sein des forces de l’ordre ajoutent que ce sont Veikkolainen et Kazeitchev qui auraient pu être les commandants de la chambre de torture de l’aérodrome de Gostomel. Et c’était leur unité, avec le SOBR de la ville de Novossibirsk, qui était basée à l’aéroport. Des informations préliminaires indiquent que des centaines de personnes sont passées par la chambre de torture russe dans ce seul aéroport. Mais ce chiffre n’est pas définitif. Certaines personnes sont toujours en captivité en Russie.