Le 2 avril est le jour où la région de Kyiv a été libérée des occupants. Au printemps 2022, je me souviens être allée pour la première fois dans l’appartement de ma mère à Irpine et avoir constaté qu’il sentait la viande avariée depuis longtemps. Le 26 février, c’était l’anniversaire de ma nièce, donc ma famille avait acheté de la nourriture pour célébrer l’événement, sans pouvoir l’utiliser. Les histoires de ce genre ne manquent pas. À Irpine aussi, les envahisseurs russes avaient laissé un bocal de poisson rouge après congélation au milieu de l’appartement d’un ami. Je ne vous décris pas l’odeur… Pourquoi un tel geste pervers ? Un autre mystère de l’âme russe.
Photo: Serhiy Demtchouk
Ma mère a quitté Irpine dans le dernier train d’évacuation, composé de deux wagons. Puis les rails ont explosé. Je me souviens des rations russes dans la cour voisine et des traces de chars menant à une sorte de garage au rez-de-chaussée d’un immeuble de grande hauteur. Je me souviens des maisons bombardées, du bâtiment et du dortoir de l’Académie des impôts, où ma sœur étudiait, et de la maison incendiée de cousins travaillant dans le secteur privé.
Ma sœur et ses enfants ne sont pas encore rentrés d’Allemagne à Irpine. Mon neveu y fait sa scolarité, il a commencé à jouer au football, et ma nièce a été scolarisée dans une école inclusive. Le 26 février, nous devions fêter son onzième anniversaire à Irpine … Ma sœur a peur de rentrer chez elle avec une “telle” enfant.
On peut dire que ma mère a eu de la chance. Une seule mine a touché le toit de sa maison, sans trop l’endommager. On ne peut pas en dire autant des maisons voisines.
L’appartement de mon ami Victor à Irpine a brûlé. Lui-même a perdu un bras et a eu d’importantes lésions aux yeux à la fin de l’année 2022 dans le Donbass. Aujourd’hui, il se trouve également en Allemagne pour y être soigné. Au cours de l’été 2023, il a recommencé à voir un peu d’un œil – des silhouettes. Mais il n’y a presque plus d’espoir d’améliorations. Son appartement a peut-être été restauré, car d’après ce que j’ai vu, presque toutes les maisons d’Irpine ont été reconstruites. Mais pour une raison ou une autre, Victor ne veut plus y vivre. C’est du moins ce qu’il a dit.
Un neveu de 22 ans, originaire d’Irpine, a également été blessé près de Bakhmout : une mine a touché son abri. Lui, il a perdu un bras et a subi de plus trois hémorragies cérébrales. En huit mois, il a retrouvé toutes ses fonctions physiologiques et, en ce qui concerne les prothèses, les médecins ont décidé de l’équiper d’un bras bionique. Pouvons-nous dire qu’il a eu de la chance ? Il le faut bien, parce qu’il a même recommencé à faire de la danse de salon.
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Mais curieusement, le souvenir le plus marquant que je garde d’Irpine au début du mois de mai 2022 est un souvenir gustatif. Dans la rue principale de la ville, presque déserte, au milieu des maisons bombardées, un barista offrait à tous ceux qui achetaient un café des noix avec du lait concentré. C’était une sorte de gâterie de la libération. Un petit plaisir sur fond d’énormes souffrances.