Boutcha, deux ans après

Guerre
2 avril 2024, 10:15

Aujourd’hui c’est le deuxième anniversaire de la libération de Boutcha de l’occupant russe.

Visites des personnalités officielles, événements commémoratifs. Concert-requiem dans l’église Saint-André (celle-là même près de laquelle une fosse commune avait été aménagée pendant l’occupation), qui apporte un peu de lumière. Des habitants viennent pour se souvenir des victimes et des événements de février-mars 2022, pour écouter la musique interprétée par l’ensemble Liatochynskyi, pour prier. D’autres évitent ce genre d’événements. Une auditrice discute avec son amie après le concert :
« Valka est restée à la maison. Elle a été là pendant toute la durée de l’occupation, son fils a été tué, alors qu’est-ce qu’elle pourrait bien écouter » ?

Photo: Oleg Kotsarev

Enfin, de nombreuses personnes sont sceptiques ou irritées par toute commémoration officielle en raison des accusations portées contre les autorités, tant nationales que locales, qui n’ont pas prévenu les habitants de Boutcha du danger, ne les ont pas protégées, n’ont pas préparé de défense et n’ont pas évacué la ville avant une longue période. L’opinion la plus répandue est que la ville a été livrée à elle-même.

Les gens apportent des fleurs à l’installation monumentale – un mur de plaques portant les noms de ceux qui sont tombés – et aux stands dans le centre de la ville, qui présentent des portraits, des noms et de courtes biographies de ceux qui sont morts en défendant Boutcha et des habitants de la ville qui sont tombés sur d’autres fronts de la guerre russo-ukrainienne.

Photo: Oleg Kotsarev

Les jours comme celui-ci, de nombreuses conversations tournent autour de l’année 22. Souvent pour se disputer sur des détails, des dates et des lieux d’événements. Les versions sont de plus en plus nombreuses au fil du temps et les historiens auront du mal à faire le tri.

Les regards se fixent sur des lieux symboliques. Une mère a dû enterrer sa fille assassinée dans cette cour. Et voici la maison qu’un activiste et vétéran de la « première guerre » (2014 – février 2022) n’a pas eu le temps de terminer. En février, il s’est joint à l’autodéfense, a participé à la célèbre bataille de Boutcha le 27 février, s’est battu à Irpin et près de l’aéroport de Gostomel, a participé à des opérations de reconnaissance et, en mars, les envahisseurs l’ont fait prisonnier et l’ont exécuté…

Photo/ Oleg Kotsarev

Mais en deux ans, Boutcha est devenue non seulement un symbole des crimes de guerre russes, non seulement un symbole de tragédie, mais aussi un symbole de renaissance. Avec la mémoire du passé et l’angoisse du lendemain, la ville a réussi à reprendre vie. De nombreux habitants sont rentrés chez eux. La ville n’a pas subi de dégâts importants (par rapport à Irpin ou Borodianka, par exemple), et une grande partie a déjà été restaurée. Dans des paysages familiers, le psychisme s’adapte à de nouvelles réalités. C’est pourquoi les souvenirs ne se limitent pas à des horreurs.

Je me souviens de la première fois que je suis entré dans mon appartement après la libération. Pendant l’occupation, des militaires russes y ont vécu durant un certain temps. Pour se réchauffer dans le froid de mars 2022, ils ont apporté chez moi des couvertures de nos voisins, ainsi que de la vaisselle, des vêtements et d’autres choses. Finalement, certains occupants ont dormi sous une couverture… aux couleurs du drapeau américain.

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Il y avait également une couronne de fleurs en plastique dans le lit, ce qui laisse beaucoup de place aux fantasmes sur les formes possibles de divertissement des envahisseurs. D’autres « libérateurs » ont laissé des objets plus banals dans le lit : une saucisse à moitié mangée et une « serviette désinfectante ». Un petit rang d’oignons a été cultivé dans le lavabo en guise de souvenir. J’ai dû nettoyer le « nouvel ordre russe » des choses avec l’aide de mes amis pendant plusieurs jours. Tout le monde n’a pas eu cette chance. Les meubles de certaines personnes ont été brisés, des explosifs et même des cadavres ont été laissés sur place.

Photo: Oleg Kotsarev

Au printemps 2022, des inscriptions sont apparues sur les murs et les clôtures de Boutcha libérée. « C’est déminé, bisou », un petit bonjour de nos sapeurs. « Enfants », « Civils » – une tentative des habitants de se protéger des occupants. On trouve aussi tout un palimpseste : les inscriptions ukrainiennes et russes se chevauchent. On peut deviner « Ukraine », « Russie en avant » et le surnom habituel de Poutine. Une note avec quelques coordonnées illisibles a été laissée sur le mur de l’appartement d’un ami. Aujourd’hui, il reste très peu de ces « témoignages écrits ». Récemment, quelqu’un a eu recours à un activisme inattendu : sur certaines clôtures du centre-ville sont apparues des inscriptions fraîches : « Des gens vivent ».

Des gens vivent. Des expériences ont montré que la vie continue même en temps de guerre. Des foules se promènent dans le luxueux parc Boutchansky, on entend des rires, des trottinettes tintent : les gens profitent du printemps. Le célèbre tronçon de la rue Vokzalna qui avait volé en éclats a été réparé. La reconstruction se poursuit, et les bâtiments inachevés abandonnés dans le 22e arrondissement sont peu à peu terminés. Les enfants se rendent dans les écoles et les jardins d’enfants, et s’amusent sur les terrains de jeux. Et sur le quai, en attendant le train, une femme s’indigne dans son téléphone : « Alors, il ne veut pas bosser à cause de la guerre ? Mais la guerre est finie depuis deux ans » !

Photo: Oleg Kotsarev

Et en même temps, un taxi arrive à la gare, avec des dizaines d’impacts de balles, on peut imaginer ce que cette voiture a dû subir. Après l’alerte aérienne, les gens sortent leurs smartphones et regardent si quelque chose vole dans leur direction. Parce que les bombardement ne sont pas rares. Et la guerre continue, bien qu’il soit si tentant de rêver qu’elle n’est plus là.