Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Dix ans de guerre à 28 ans

Guerre
26 mars 2024, 10:08

Un combattant de 28 ans raconte sa demi-vie à la guerre, ses projets, ses rêves et sa vision de la victoire.

Dix ans de guerre, c’est beaucoup. Trop, même. Surtout si entre le lycée et la guerre il n’y a rien qui, d’habitude, remplit la vie des jeunes : voyages, sorties, nouveaux amis…

Kozatchok (c’est un nom de guerre) s’est engagé à défendre l’Ukraine un mois avant son dix-huitième anniversaire. Il a décidé qu’il ne pouvait pas faire autrement, que l’on ne se passera pas de lui. Ses parents sont tombés des nues : leur fils avait été admis à la fac de Dnipro, comment pouvait-il abandonner tous ses projets et s’engager dans l’armée ? Au début, ils se sont même brouillés avec lui, mais quand ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas le retenir, ils l’ont soutenu.

Kozatchok n’est revenu à la fac que six ans plus tard et uniquement pour récupérer son dossier administratif. Ses études avortées au dernier moment, il les a peut-être regrettées un peu, surtout au début – pendant les moments les plus durs et dangereux – mais cela lui a vite passé. Aujourd’hui, il est l’un des combattants les plus expérimentés de son unité de forces spéciales. Il a, à son actif, d’innombrables combats contre l’ennemi. Il dit que s’il le veut, il pourra redevenir étudiant à tout moment. Il rêve surtout de voyager, « de voir le monde après la guerre ». Mais là, il a d’autres chats à fouetter : « Si on perd notre pays, ma vie d’étudiant, je ne la vois pas trop ».

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Quand on regarde ses photos, on se dit tout de suite que Kozatchok ne fait pas du tout ses 28 ans, et pourtant c’est un combattant aguerri. Il se souvient de sa première mission de combat : « C’était très chaud. L’adrénaline montait tellement que je ne savais pas où me mettre. Et puis j’avais très peur. Notre premier ordre a été de creuser des tranchées. C’est ce qu’on a fait. Mais la nuit est tombée et le combat a commencé. C’est à ce moment que j’ai compris ce qu’est la guerre. Ma première pensée c’était qu’est-ce que je fais là, à mon âge ? Si je survis, je reprends mes affaires et je rentre à la maison, parce que je ne veux pas mourir ».

Dix ans plus tard, il reconnaît que même aujourd’hui il lui arrive d’avoir peur : « Je ne le dis pas à voix haute, mais à chaque fois que nous partons pour une mission, je dis dans mon for intérieur « Seigneur, protège-nous ». Parce qu’après tout, ça fait quand même peur. On a tous envie de vivre. La guerre est très imprévisible, on ne peut jamais savoir si on aura de la chance ou non ».

Mais ce n’est pas ce premier combat qui a été le plus effrayant : « C’était en 2016 ou en 2017, je ne m’en souviens plus très bien, à Kruta Balka près d’Avdiivka. Les moscovites tiennent ce lieu maintenant. Mais à l’époque nous tirions sur leurs positions et nous avions atteint les positions où étaient leurs officiers. Dix minutes après, un char est arrivé et s’est mis à tirer sur nous. Nous étions dans un village de résidences secondaires, il était difficile de s’abriter. Le char tirait sur toutes les maisons. Nous nous sommes cachés dans la cave de l’une des maisons en priant pour que le char ne tire pas sur elle, et c’est ce qui s’est passé. Après on nous a sortis de là. C’était très chaud près d’Avdiivka à l’époque. Je n’ai même pas envie de m’en souvenir ».

Kozatchok est convaincu que chacun a sa propre motivation pour se battre. Pour certains, ce sont les enfants, pour d’autres, ce sont les parents, pour d’autres, c’est encore quelque chose d’autre. Sa motivation à lui, ce sont ses frères d’armes : « Ils sont tous uniques : l’un est musicien, l’autre dessinateur, le troisième coupe bien les cheveux. Ces gens m’inspirent et je suis tout simplement heureux d’être à leurs côtés. Je pense qu’il nous incombe simplement de faire ce que nous devons faire, que c’est notre destin. L’essentiel est que cela ne soit pas un mauvais destin ».

Kozatchok dit qu’au début, il était troublé quand il revenait du front et qu’il voyait autour de lui des gens détendus malgré la guerre, mais qu’il a ensuite cessé d’y prêter attention. Il admet même qu’il peut sympathiser avec eux, parce qu’il les croit dupés : « Quand des batailles féroces se déroulent ici au front et que nos gars meurent, mais qu’aux infos on dit que nous sommes en train de gagner, ce n’est pas bien. Il faut dire la vérité aux gens pour qu’ils aient peur, pour qu’ils soient en colère, pour qu’ils aient envie de s’engager afin de repousser ce mal le plus loin possible ».

D’une part, pour lui la guerre est une affaire bénévole, chacun doit décider par lui-même s’il veut y aller ou non, dit Kozachok : « Et en même temps, ce n’est pas très juste pour ceux qui sont dans les tranchées, quand certains hommes tout à fait aptes continuent d’aller dans des salles de gym et de profiter de la vie, de travailler. Qui sait, peut-être que moi aussi, j’aimerais vivre une vie civile normale ? »

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Quoi qu’il en soit, le soldat est convaincu qu’encore beaucoup d’hommes devront se battre dans cette guerre. Il conseille de s’y préparer et, tout d’abord, de faire attention à sa forme physique – ça augmentera les chances de survie. « Comme nous pouvons le voir, nos voisins sont venus pour nous tuer. Ils ne nous connaissent pas, mais ils nous haïssent déjà. Ils me haïssent, moi aussi, uniquement parce que je suis Ukrainien. C’est très difficile à comprendre. Je pense différemment et j’ai une autre vision des choses, ils n’aiment pas ça et veulent me tuer, c’est ça ? »

« Pour moi, nous vaincrons quand il n’y aura plus de morts, dit-il, que ce soient parmi les militaires ou parmi les civils, quand les enfants et les personnes âgés ne seront plus tués. Même si les lignes du front ne bougent plus. C’est ma vision personnelle de la victoire. Parce que la victoire, c’est aussi le fait que nous n’avons pas baissé les bras. J’espère que bientôt je pourrai voir cette victoire ».

Lorsqu’on lui demande si la guerre l’a changé, il répond par l’affirmative : « Je hais encore plus les Russes. Tant de sang a été versé que tout ce que je veux c’est de les buter hors l’Ukraine. On ne peut pas vivre en paix avec eux ».

Auteur:
Roman Malko