Yaryna Tchornogouz, une poétesse au combat

Culture
14 mars 2024, 20:54

Poète, militaire et lauréate cette année du plus grand prix littéraire ukrainien, le prix Shevchenko, Yaryna Tchornogouz parle de sa vie sous les drapeaux, de ses conversations avec sa fille, de la littérature et de la mobilisation des femmes.

À propos du prix Shevchenko

« J’ai été très surprise. En novembre, alors que je me trouvais dans la région de Kherson avec les marines, j’ai reçu une lettre de Tetyana Teren (directrice exécutive du PEN club Ukraine – ndlr). Elle m’a dit qu’ils avaient décidé de me présenter et m’a demandé de remplir un questionnaire ».

– Vous êtes sérieux ? Je n’ai publié que deux livres, et il est peu probable qu’il en résulte quelque chose.
– Nous pensons que tu es un bon candidat.
– Bon, d’accord…

Mais je pensais que cela ne mènerait à rien. Je l’avais même oublié, pour être honnête.

Et j’ai été étonnée !

Dmytro Lazutkin (le deuxième lauréat pour la littérature – ndlr) a de nombreux bouquins, il a beaucoup écrit. Je l’ai lu lorsque j’étais lycéenne, j’ai cité ses poèmes lors de ma première année de philologie. J’ai adoré ses poèmes ! Et je suis très heureux que lui et moi ayons tous deux reçu le prix, c’est un poète très intéressant.

À propos de son travail actuel

Je n’ai pas vraiment le droit d’en parler. Mais je fais un travail d’analyse sur les armes. C’est sans doute temporaire, car tôt ou tard, mon mari et moi serons sollicités pour repartir au front. On a toujours besoin de gens en première ligne.

Nous n’avons pas eu de rotations pendant deux ans et demi. Nous avons changé de lieux, mais nous avons eu 10 jours de permission – c’est tout.

Néanmoins, je n’aurais pas accepté l’offre de transfert à Kyiv si ce n’était pas pour ma fille. Cette décision a été dictée uniquement par ceci : je dois être avec elle maintenant. Les quatre années d’absence l’ont affectée et je dois tout arranger.

Pour être honnête, les camarades et le combat me manquent vraiment. Et je pense que j’y retournerai. La perspective de revenir au front dans cinq ans, par exemple, ne me dérange pas. Je comprends que l’on aura encore besoin de moi.

De plus, mon mari n’a pas encore d’enfants. Moi, j’en ai, mais pas lui. J’aimerais qu’il devienne père.

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Les enfants et la guerre

Au début, j’ai parlé à ma fille le plus sincèrement possible. De temps en temps, elle disait qu’elle ne voulait pas aller à l’école parce qu’elle était fatiguée – comme le disent souvent les enfants. Je lui répondais : « Tu dois aller à l’école pour remplacer les enfants qui ont été enlevés par la guerre. Ceux qui ont été volés par la Russie. Tu dois étudier pour toi et pour eux ». Je lui ai dit qu’il faut étudier parce que nous payons beaucoup pour avoir notre pays à nous. Nous payons de notre vie.

Puis son père, qui est un civil, m’a dit que je lui en disais trop. Que c’était difficile pour elle d’entendre parler de la mort. Qu’elle avait déjà vécu beaucoup de choses. Parce que j’ai été longtemps au front. Parce qu’elle a été envoyée à l’étranger – son père l’a envoyée avec ses amis. Il n’avait pas le droit de sortir, et moi j’étais engagée dans la bataille, dans le district de Volnovakha (au Donbass – ndlr). Les deux mois passés en Europe ont été très difficiles pour elle. Sans sa famille à ses côtés… J’essaie de continuer à lui parler franchement, car je dois tout lui expliquer, mais je n’aborde plus le sujet de la mort.

Plus tard, ma fille et son père se sont rendus en Amérique. Elle était très heureuse de rentrer en Ukraine. À neuf ans, elle sait déjà donner les premiers soins. Je lui ai aussi appris à utiliser le tourniquet. Elle n’a pas la force de le fixer bien, mais elle en comprend le principe.

Sur l’évolution de l’attitudes à l’égard des femmes dans l’armée

Avant même la guerre, j’ai suivi le parcours du jeune combattant dans les Marines. Il y avait des dortoirs séparés pour les femmes et des dortoirs séparés pour les hommes. L’une des femmes n’appréciait pas que je n’adhère pas à la « philosophie » selon laquelle les femmes devaient faire quelque chose de plus facile. Je revenais des marches couverte d’herbe, et tout cela tombait de mon gilet pare-balles sur sa couchette… Par ailleurs, d’autres filles étaient un peu fâchées lorsque nous marchions très longtemps et que j’étais dans la même file que les hommes. Les filles étaient autorisées à marcher séparément. Finalement, j’ai été transférée dans le quartier des hommes…

C’était stressant pour le directeur de l’école de marine. Et les hommes eux-mêmes étaient stressés. Ils se demandaient, sans doutes, si j’irai prendre une douche avec eux (rires), mais j’ai vécu avec eux et j’ai pris ma douche dans les cabines des femmes. Puis un autre groupe de filles est apparu, et j’ai emménagé avec elles.

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Pendant longtemps, j’ai été la seule fille de ma compagnie, et la seule du bataillon à occuper un poste de combat – médecin de combat d’une section de reconnaissance. Avec la guerre à grande échelle, deux autres filles sont arrivées. Et il y a eu plus de filles à des postes de combat en général.

Cependant, pour être honnête, beaucoup de choses dans l’armée sont restées inchangées. Il est très difficile pour les filles d’être mobilisées par l’intermédiaire du commissariat militaire. Et sur le lieu de service, tout dépend du commandant, de l’unité. Mais je pense toujours qu’en 2014-2015, il y avait beaucoup plus de stéréotypes sur les femmes dans les forces armées.

À propos de son mari

Mon mari et moi avons commencé à nous fréquenter en 2020 et nous nous sommes mariés en 2021. À l’époque, nous servions dans des unités différentes.

En novembre 2021, son contrat a expiré. Il a bénéficié d’un peu de repos – deux mois. Et avant la guerre à grande échelle, il est venu sur notre position. Il nous a dit : « Bonjour, j’ai déjà fait trois contrats. J’étais éclaireur et mitrailleur ». On lui a dit : « OK, viens avec nous ». Mais il lui a fallu trois mois pour être enrôlé. Pendant cette période, il a combattu sans salaire, en tant que volontaire. Comme il le dit lui-même, en tant qu’indépendant. Un mitrailleur indépendant !

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Sur la situation au front

Le grand problème est la mobilisation, il n’y a pas assez de monde. Si aucune décision n’est prise pour mobiliser et renforcer la ligne de front, je pense que nous risquons de perdre du terrain. Je voudrais bien me tromper, je ne suis qu’un soldat du rang et je ne connais pas toute la situation. Mais ce sont mes sentiments…

Je suis tout à fait favorable à la mobilisation des femmes. Lorsque j’exprime cette position à mes amies, ou à celles qui sont impliquées dans la défense des droits des militaires, elles me disent qu’elles iraient combattre. Il m’arrive d’entendre des gens dire : « Mais vous savez, la plupart des femmes ne sont pas prêtes ». Je leur réponds que nous ne savons pas vraiment si elles sont prêtes. Personne n’a mené d’enquête. Les femmes qui ont perdu leurs proches à la guerre, les mères qui ont perdu leurs fils, ne voudraient-elles pas continuer à se battre ?

Si quelqu’un avait dit que nous avions besoin, par exemple, de 50 000 femmes mobilisées pour les besoins de l’armée, ces femmes auraient été trouvées.

Lorsque j’ai écrit des articles sur ce sujet, les filles ont souvent dit qu’elles soutenaient l’idée : « On ne prendra pas d’initiative, parce que c’est un processus difficile pour une femme de trouver des moyens de s’intégrer dans l’armée. Mais si on nous dit que l’État a besoin de nous, on ira ».