Dmytro Kupriyan, célèbre photographe ukrainien, est aujourd’hui au front. Comme beaucoup d’autres artistes ukrainiens, il a pris les armes pour défendre sa maison et son avenir.
« Vite vite, grimpe, escargot, sur la pente du Hoverla, loin des soucis », tel est le titre d’une des photos de la plus haute montagne des Carpates ukrainiennes prise par Dmytro Kupriyan. Le plus haut sommet d’Ukraine (2 061 mètres), dont le nom « howârla » signifie en roumain « ascension difficile », est entouré de légendes. « La fille d’un seigneur local Hoverla et un garçon nommé Prut étaient amoureux. Le père de celle-ci la transforma en montagne pour la protéger. Un sorcier dit à Prout de grimper au sommet du Hoverla avant l’aube pour que la jeune fille retrouve son ancienne forme. Mais il n’y parvint pas, s’assit et pleura de chagrin. Depuis, la rivière Prut verse toujours ses larmes à flanc de montagne », dit l’une d’entre eux.
Le Hoverla ne se donne pas aisément et est parfois source d’épreuves. En juillet dernier, la foudre a tué deux touristes qui en gravissaient le sommet.
C’est en 2017 que Dmytro Kupryian, photographe-documentariste né à Kyiv en 1982, à la recherche d’un changement de vie, découvre le Hoverla pour la première fois.
Son travail d’artiste commence en 2009, quand le photoreporter et photographe à l’agence de presse ukrainienne UNIAN et au Courrier des retraités démissionne pour traverser l’océan en bateau, avant que le projet soit finalement annulé. Pendant quelques années, il plonge dans un travail photographique sur la violence et la nature humaine. Il parcourt le pays pour documenter les tortures de la police, dont les victimes sont faciles à identifier dans chaque ville à l’époque, tellement le phénomène est répandu. Les photos ont été exposées au festival Docudays à Kyiv et lors d’autres événements sur la défense des droits humains.
Prairie de montagne Kukul, Dmytro Kupriyan
Ingénieur en électricité de formation, il fait appel à ses compétences techniques dans son projet « Maison » : il projette les éléments d’habitations humaines – fenêtres, climatisations posées sur les balcons – sur les parois des ravins, des rochers, dans les forêts. Autodidacte en photographie, il a suivi le conseil du célèbre photographe ukrainien Viktor Marushchenko, qui appelait les artistes à regarder, regarder et regarder encore : tout prête à la réflexion. En 2016, démobilisé, l’artiste s’approche au plus près du front en tant que journaliste et volontaire apportant de l’aide aux soldats. Dans le Donbass, sur la ligne de front, il collecte des éclats d’obus et des histoires pour en faire son nouveau projet, « Fragments de guerre », sur la violence de la guerre cette fois.
« Les éclats d’obus ressemblent à des parties d’astéroïdes, avec des indentations et des courbes dont les arêtes vives peuvent facilement tuer ou mutiler n’importe qui lors de leur voyage depuis le canon jusqu’à l’explosion et la dispersion », rappelle Dmytro.
Le reflet du Hoverla dans un bol tenu par l’auteur de ces photographies, Dmytro Kupriyan
La charge émotionnelle des sujets travaillés amène Kupryian à se tourner vers la nature. Un livre comprenant la série d’estampes Trente-six vues du mont Fuji (1831-1833) de l’artiste japonais Katsushika Hokusai (1760-1849), qui a saisi le mont sacré à travers les saisons et sous différents angles, l’inspire pour un travail similaire sur le mont Hoverla. Sur les 36 feuilles principales et les 10 feuilles supplémentaires de la série, Hokusai représente la périphérie de la ville d’Edo (aujourd’hui Tokyo) et des scènes de la vie des Japonais de l’époque, sur fond de mont Fuji.
Kupryian, originaire de Kyiv, habitué des traversées en mer, et cette fois à la recherche de la solitude, part en montagne. « Je cherchais à remettre en question ma vie. Je l’ai fait, mais la guerre a anéanti tous mes projets », raconte-t-il.
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Il va découvrir pour la première fois le mont Hoverla, qu’il souhaite sublimer, et en fait l’ascension. Pour découvrir une montagne très différente de ce qu’il imaginait : faisant partie de la plus haute chaîne appelée Tchornohora (« montagne noire » en ukrainien), le Hoverla est entouré d’autres sommets, comme le Brebeneskul (2 035 m), le Pip Ivan (2 022 m), le Petros (2 020 m) et ne se donne pas facilement à l’image photographique.
Ce projet a pris cinq ans et une vingtaine de déplacements pour approcher le sommet. « Les touristes sont occupés par leur voyage, et ne s’intéressent pas aux autres. En revanche, les locaux aiment bien discuter. Ils sont intéressés par les nouvelles du monde, comme on dit, les nouvelles d’« Ukraine » (pour une raison quelconque, ils semblent se sentir séparés du reste du pays). Ce sont les locaux que j’essaie de photographier »…
Déplacement du foin au village de Lazeshchyna, Dmytro Kupriyan
« J’ai commencé à chercher d’autres images dans des livres, des albums photos et des peintures : j’ai encore sous les yeux les contes lettons avec illustrations, les vieilles photographies coloriées de Paris, des estampes du livre Trente-six vues de la Tour Eiffel d’Henri Rivière, inspiré lui aussi par Hokusai, et l’album de dessins d’animaux Voyages en Islande d’Eggert Ólafsson et Bjarni Palsson », explique l’artiste.
Kupryian imprime une image par mois, pour la colorier ensuite. Selon l’auteur, l’impression manuelle de photos en noir et blanc coloriées avec des peintures à l’huile nécessite la même concentration et le même travail minutieux que la technique de gravures sur bois, dans laquelle a été réalisée la série de Hokusai. Sur les images, on aperçoit le Hoverla couvert de neige, coiffé d’un nuage, verdoyant l’été, mais aussi des scènes de vie des Ukrainiens en Transcarpatie : le deuil au cimetière, les festivités de Noël, la récolte du foin, le pâturage ou des scènes d’intérieur.
Comme le mont Fuji, le Hoverla est observé, entouré, convoité, prend de la place ou est à peine visible sur fond de vie des hommes et des femmes. Kupryian finalise la dernière photo de l’exposition, réimprimée en 2022, dans son régiment militaire après sa mobilisation le lendemain du début de l’invasion à grande échelle. « Est-ce que je vais boire ou travailler »? Selon le photographe, cette photo lui rappelle celle de la page Facebook du célèbre peintre ukrainien Oleksandr Roitbourd quand il travaillait encore au musée d’Odessa. « Cet ouvrier avait un œil au beurre noir, une gueule de bois, une attitude insouciante envers l’argent, envers sa santé, envers lui-même », explique-t-il.
Est-ce que je vais boire ou travailler? Dmytro Kupriyan
« Je voulais amener la montagne dans une perception sacrée pour que les gens qui la gravissent réfléchissent à la façon dont ils vivaient avant. Si la peinture permettait à Hokusai d’assembler et d’inventer, la photo, elle, documente, même si j’ai fait des modifications de quelques images en peignant. Au musée Khanenko qui se trouve à Kyiv, on a appelé cela « pèlerinage photo » », précise le photographe.
L’exposition de Dmytro Kupriyan a mis cinq ans à naître et a déjà été vue en version originale à Séoul et en version imprimée en Allemagne et en Lituanie, avant d’arriver pour la première fois en Ukraine où elle est visible à Kyiv, du 22 février au 17 mars, au musée des mécènes Khanenko. Les premières expositions devaient avoir lieu en Ukraine, à Ivano-Frankivsk et à Lviv, et ont été annulées à cause de l’invasion. Le photographe, lui, est au front et n’a pas pu assister à l’inauguration de l’exposition dans la capitale jeudi dernier.
Andriyko est sorti jouer dehors, Dmytro Kupriyan
Le jour du début de l’invasion, il a été mobilisé et a passé dix mois au Commissariat militaire à la sécurité en participant aux rituels funéraires militaires. « Le Commissariat militaire a une fonction drôlement étrange : c’est un condensateur dans lequel des personnes étaient recrutées puis repartaient dans d’autres unités. Il est surprenant que cela ait duré aussi longtemps pour moi », nous confie Dmytro. Il a ensuite été transféré à la 30ème brigade en tant que commandant d’une unité de fantassins où il a vécu 9 assauts et 3 mois de défense, puis, suite à des blessures à la hanche et à la main ainsi qu’à des douleurs à la colonne vertébrale, il a récemment été affecté au poste d’attaché de presse. Aujourd’hui, il a du mal à poursuivre son travail artistique, il donne les bénéfices de la vente de ses photos pour l’achat de drones, et se réjouit de pouvoir enfin exposer à Kyiv.
« Cette guerre a rassemblé sous son aile des gens hauts en couleur, qui ont quitté leur emploi et ont suivi un appel intérieur pour rejoindre les bataillons de volontaires et défendre leur pays. Pourquoi eux ? Parce que, tout d’abord, la majorité des Ukrainiens ont compris que « leur maison n’est pas à l’écart » (en référence au proverbe ukrainien, « Ma maison est à l’écart, je me moque du tiers comme du quart ») et que tout ce qui se passe les concerne », estime Dmytro Kupriyan.
Je suis venu pour montrer une photo et j’ai été invité à entrer, Dmytro Kupriyan