La guerre à fait 4,9 millions de déplacés en Ukraine. C’est autant de destins individuels. Voici l’histoire d’une famille originaire de Louhansk et qui a trouvé refuge dans une petite ville du nord du pays.
Une famille originaire de la région de Louhansk a trouvé refuge dans une petite ville de la région de Tchernihiv : « C’est notre maison maintenant. Nous n’irons plus nulle part »!
… Un jour, une amie l’appelle : « Où es-tu ? Cachez-vous rapidement. Les chars russes sont déjà dans la rue voisine ». Quand Natalia entend cela, elle n’éprouve pas de peur. Elle veut d’abord aller à leur encontre et leur dire les yeux dans les yeux : « Assez ! Je vous ai déjà vus il y a dix ans. Vous apportez la mort. Rentrez chez vous ! Sortez d’ici »!
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« Quand nous avons vu le drapeau ukrainien, nous sommes sortis de la voiture et avons pleuré de bonheur… »
« Une colonne d’équipement russe avançait devant notre maison. Les chars tiraient de manière chaotique. Les roquettes et les obus volaient dans tous les sens. Partout, on entendait des explosions. Et puis un jour, pendant un court moment d’accalmie, mon fils de neuf ans m’a dit : « Ne t’inquiète pas, maman. Plus que trois jours. » Comment savait-il ? Toujours est-il que trois jours plus tard, le 31 mars 2022, les occupants russes se retiraient de l’oblast de Tchernihiv. Nous pleurions de joie. Mon fils m’a alors demandé pourquoi je pleurais et si la guerre était terminée ».
En se remémorant les terribles événements de février-mars 2022, Natalia ne retient pas ses larmes. Originaires de la région de Louhansk, elle et son mari Timour vivent à Bobrovytsia, dans la région de Tchernihiv, dans le nord du pays, depuis 2014. Avant cela, elle était rédactrice en chef du journal municipal de la petite ville Krasnyi Luch, près de Louhansk. En 2013, elle est devenue mère pour la deuxième fois. Son mari travaillait au bureau du procureur comme juriste.
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« Nous avions tout pour être heureux : travail, maison, voiture. Nous avions refait l’appartement. Nos aînés avaient commencé leurs études supérieures et notre petit dernier nous apportait beaucoup de joie. Nous avions des projets pour l’avenir », raconte-t-elle. « Mais au printemps de l’année 2014, tout a changé. Fin mars, mon mari m’a dit : « Natalia, ça sent la guerre… Il y aura beaucoup de problèmes. Sauve ton média ». Mon mari est ancien combattant de la guerre en Afghanistan ».
Photo: Yulia Kosynska et Caritas-Space Ukraine
Sur les conseils de son mari, Natalia paie toutes les factures, les impôts et les salaires de ses employés en avance. Elle évacue aussi l’équipement professionnel et les archives, juste à temps : sa rédaction est envahie par les militaires russes qui y installent leur QG. Elle distribue elle-même le dernier numéro de son hebdomadaire aux passants dans la rue : on y trouve de précieux conseils aux lecteurs sur la façon de se comporter et de se mettre en sécurité en cas de démarrage des hostilités.
Rester en ville devient dangereux. Natalia et son mari partent le lendemain en n’emportant que le strict minimum : leurs papiers et la nourriture pour le bébé. Leur trajet éprouvant dure trente-six heures. Sans répit, avec le bébé dans les bras et la belle-mère de Natalia, âgée de quatre-vingt-dix ans, ils traversent dix-neuf postes de contrôle et endurent plusieurs interrogatoires dégradants. Ils arrivent enfin dans la région de Kharkiv : « Quand nous avons vu le drapeau ukrainien, nous sommes sortis de la voiture et avons pleuré de bonheur… »
« Maman, c’est la guerre »
La famille s’installe provisoirement à Bobrovytsia, une petite ville de la région de Tchernihiv, où les amis de Timour, d’anciens combattants comme lui, les aident avec un logement et les biens de première nécessité.
« C’était pour deux ou trois jours. Nous pensions que tout allait bientôt se terminer et que nous allions rentrer à la maison, soupire Natalia. Nous espérions que notre ville allait être libérée. À Bobrovytsia, il n’y avait pas de travail. Certains habitants nous traitaient avec défiance, ils ne comprenaient pas comment nous avions pu abandonner notre maison et fuir sans rien. Mais quand il s’agit de la vie et de la santé de ton enfant, tu n’hésites pas longtemps ».
Photo: Yulia Kosynska et Caritas-Space Ukraine
… Pendant huit ans, la famille reste à Bobrovytsia et déménage sans cesse, d’une location à l’autre. Autant de stress, autant d’incertitude. Ce n’est qu’avant l’invasion russe de 2022 qu’ils obtiennent un logement social pour les personnes déplacées, un trois-pièces des années soixante-dix qu’il faut refaire soi-même. La fille ainée du couple et les voisins leur donnent des meubles et un coup de main pour les travaux. Le soir du 23 février 2022, la famille est en train d’accrocher le lustre dans la pièce principale de l’appartement : « Nous étions si heureux d’avoir enfin notre propre chez nous. Et le lendemain, à l’aube, ma fille nous appelle depuis Boryspil, en banlieue de Kyiv : « Maman, c’est la guerre. Il y a des missiles qui volent au-dessus de nous et il y a des explosions dans la ville ». Je ne voulais pas le croire. C’était comme dans un mauvais rêve. Quelques jours plus tard, notre ville de Bobrovytsia était occupée par les troupes ennemies ».
« C’est à ce moment-là que les habitants de la ville nous ont enfin compris. Ils sont venus nous demander des conseils. Je leur ai expliqué qu’il fallait faire le plein de nourriture et d’eau potable. Qu’il ne fallait pas paniquer. Je leur ai expliqué comment se comporter en cas de bombardement. Cette guerre à grande échelle nous a rapprochés ».
Pendant le siège de la ville, il y a eu des coupures d’électricité et presque aucune communication. Lorsque le courant réapparaissait, Natalia, avec d’autres femmes, faisait du pain qu’elle distribuait aux personnes âgées, isolées et vulnérables. Un jour, alors qu’elle acheminait ses pains, une amie l’appelle : « Où es-tu ? Cachez-vous rapidement. Les chars russes sont déjà dans la rue voisine ». Quand elle entend cela, veut d’abord aller à leur rencontre et leur dire les yeux dans les yeux : « Assez ! Je vous ai déjà vus il y a dix ans. Vous apportez la mort. Rentrez chez vous ! Sortez d’ici »!
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Natalia n’arrivait pas à croire que la guerre l’avait rattrapée à nouveau…
« Pendant longtemps, nous ne disions pas ce qui se passait à notre petit dernier, nous ne voulions pas le traumatiser. Nous nous abritions dans la cave. Quand les explosions étaient trop fortes, nous lui mettions des écouteurs avec de la musique ».
Mais la pire chose à ce moment-là, dit Natalia, était de se retrouver sans médicaments. Son fils doit les prendre tous les jours. Et il n’y en avait pas…
Photo: Yulia Kosynska et Caritas-Space Ukraine
« Le plus beau jour de ma vie, c’était quand notre fils a commencé à parler »
En raison du stress subi au cours de la première année de vie, son fils Marat a cessé de manger et de marcher. Il n’a commencé à parler qu’à l’âge de 5 ans. Le jour où il a parlé a été le plus beau jour de sa vie : « J’ai fait une vidéo que j’ai envoyée à tous les proches : regardez, notre Marat parle ! Et mon fils m’a dit : « Maman, j’ai toujours su parler. J’ai juste gardé le silence parce que ce n’était pas encore le moment. » Nous n’avons pas besoin de voiture ni de maison, nous ne voulons pas de richesses. Notre bonheur, ce sont les bons résultats du traitement médical de notre fils ».
Marat est un garçon talentueux. Il dessine, joue du piano et de la guitare. Il aime tourner des vidéos et fréquente le centre éducatif inclusif pour enfants ayant des besoins particuliers qui a récemment ouvert ses portes dans leur ville. Il apprend l’anglais et rêve de travailler dans une station météorologique. Après la guerre, il veut faire un voyage en Europe avec ses parents et le premier pays qu’il visitera sera la Pologne.
« De quoi rêves-tu ? », lui demandé-je.
« Que la guerre se termine… Je sais que l’Ukraine vaincra et sera heureuse parce que les gens les plus courageux du monde vivent ici »! répond le petit garçon.