La reconstruction de l’Ukraine, un chantier pour l’avenir 

Économie
23 décembre 2023, 12:01

Même si la guerre est toujours en cours, les Ukrainiens pensent déjà à la reconstruction. Ils ont même commencé à y penser dés les premiers jours qui ont suivi l’invasion. Mais à plus long terme, les défis sont immenses et il faudra faire en sorte que les fonds soient bien utilisés.

Le président ukrainien, les alliés de l’Ukraine et les Ukrainiens l’attendent, les experts la guettent, tout le monde rêve de s’y atteler, tous s’y préparent. Et pourtant cela fait déjà près de deux ans qu’elle est en cours, depuis les tout premiers jours qui ont suivi l’invasion russe du 24 février 2022, lorsque les employés municipaux ont entamé leur lutte quotidienne contre les destructions. Elle, c’est la reconstruction de l’Ukraine.

Le mot qui vient à l’esprit est « horizon ». Et comme tout horizon, celui de la reconstruction de l’Ukraine est à la fois lointain, mais si proche. C’est aussi un repère et l’indication d’une direction à suivre, c’est une invitation à poursuivre sa route. L’horizon tantôt radieux, tantôt brumeux.
Loin d’être une question philosophique, la reconstruction de l’Ukraine est toutefois l’une des questions les plus pragmatiques qui soient. Son succès même en dépend. Car si au début, la reconstruction immédiate consistait à rétablir l’eau courante ou réparer les habitations, plus nous nous approchons du deuxième anniversaire de l’invasion à grande échelle, plus il devient difficile de définir les contours de ce qu’on entend aujourd’hui par reconstruction.

« La reconstruction, c’est un pont flottant entre le présent et l’avenir », selon la vision de Maud Joseph, directrice de la Chambre de commerce franco-ukrainienne. Aussi brève et imagée qu’elle soit, cette définition est peut-être aujourd’hui la meilleure façon de cerner la question de la reconstruction de l’Ukraine.

D’abord le présent : qu’on le veuille ou non, aujourd’hui le thème principal c’est toujours la reconstruction humanitaire en réponse aux destructions quotidiennes. Il s’agit de petits projets urgents pour améliorer les conditions de vie de la population. Sur l’autre rive se trouve l’avenir : une reconstruction à grande échelle, globale, planifiée et conceptualisée. Et pour l’instant encore très floue. Et enfin, le pont flottant entre les deux. Il n’est pas si facile à construire, vous imaginez bien, surtout sous les tirs et si vous n’avez qu’une idée très approximative de l’endroit exact du chantier à venir. Mais il n’y a pas de choix, ce pont doit être établi malgré les difficultés, qui ne manquent pas.

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La difficulté numéro un reste clairement la sécurité : « Les bailleurs multilatéraux internationaux ont une réticence pour les grandes reconstructions, telles que de grands hôpitaux flambant neufs, de peur qu’ils ne soient bombardés le lendemain par les Russes », explique Sandrine Gaudin, vice-gouverneure chargée de la stratégie financière de la Banque de Développement du Conseil de l’Europe (CEB). «  À ce stade, on privilégie des reconstructions perlées, un peu partout dans le pays ». Depuis le début de l’invasion à grande échelle, cette banque a déjà accordé 1,3 milliards d’euros de prêts pour financer des projets pour l’accueil des réfugiés ukrainiens ou des personnes déplacées. Elle vient d’approuver, le 17 novembre 2023, un prêt de 100 millions d’euros au profit du ministère de la Santé pour financer des équipes de médecins mobiles ainsi que la réparation des hôpitaux.

L’argument s’entend, mais ce qui est encore plus problématique c’est qu’à ce jour même les bailleurs n’ont toujours pas d’idée claire et unanime sur les critères de sécurité qui leur permettraient de passer à un niveau supérieur. Sauront-ils se satisfaire, par exemple, d’un certain niveau d’efficacité de la défense aérienne ? Ou seule une trêve juridiquement contraignante serait-elle considérée comme une garantie suffisamment forte pour que les milliards d’euros et de dollars des contribuables européens et américains ne soient pas dispersés au vent ? Ou alors l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ? D’autres garanties ?

Cette question n’est en aucun cas secondaire. À l’heure actuelle, presque personne n’a de position définie et clairement articulée. Ici, l’initiative revient aux autorités ukrainiennes, qui doivent non seulement énoncer clairement toutes les options, mais aussi exiger plus de clarté de la part des bailleurs et insister sur les délais : premièrement, il s’agit des intérêts de l’Ukraine et, deuxièmement, même s’il existe un risque d’être déçu par la position de certains partenaires, plus tôt l’Ukraine entame le dialogue sur ce sujet, plus vite on peut espérer un consensus acceptable.

Pendant ce temps, l’Ukraine continue à se heurter à un « plafond de verre », qui ne permet pas aux projets individuels d’atteindre une dimension plus importante. Naturellement, les dirigeants ukrainiens essayent d’y palier tant bien que mal et par tous les moyens qui sont à leur disposition. Le principe du « développement progressif  » est inscrit dans la stratégie de la reconstruction de l’Ukraine de Volodymyr Zelensky qui ne ménage pas ses efforts pour continuer à inciter les investisseurs, tout en leur rappelant que seuls ceux qui aident l’Ukraine à se relever aujourd’hui auront accès aux marchés d’après-guerre. On ne peut pas dire que ça ne marche pas.

Ignace Haertlé, entrepreneur français présent en Ukraine qui dirige l’entreprise de construction et d’ingénierie Watzenrode, le confirme : « Malgré un intérêt économique pour l’instant assez faible, de nombreuses entreprises s’engagent dans des projets de reconstruction principalement par solidarité avec le peuple ukrainien et pour contribuer à la victoire, mais aussi, il faut le dire, souvent par intérêt stratégique ».

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Ça marche, voilà une bonne nouvelle ! Reste que la désorganisation qui règne encore favorise principalement les entreprises qui étaient déjà présentes en Ukraine avant l’invasion de 2022 et qui la connaissent assez bien, ainsi que son milieu d’affaires, pour ne pas avoir de problème particulier pour trouver leur chemin à travers les spécificités de la bureaucratie ukrainienne, dénicher les offres ou éviter tout projet comportant un risque potentiel de corruption. Les entreprises n’ayant pas encore travaillé en Ukraine peuvent, en revanche, avoir beaucoup plus de difficultés pour comprendre ce contexte chaotique. Le « plafond de verre » déjà évoqué qui rend les projets moins intéressants économiquement constitue un frein. Pourtant lorsque le grand jour de la « reconstruction à grande échelle » — avec ses grands projets d’infrastructures — arrivera, l’Ukraine aura bien besoin de ces grandes entreprises internationales qui n’osent pas encore venir, notamment dans les domaines de l’ingénierie, de la performance énergétique, des réseaux d’eau intelligents, etc.

Il n’est pas inutile de rappeler que non seulement ces leaders mondiaux ont une expérience de la mise en œuvre de projets ambitieux et maîtrisent les meilleures solutions techniques, mais ils sont également très attentifs à leur réputation. Ainsi, et ce n’est pas négligeable, leur participation à la reconstruction serait utile à l’Ukraine en tant que garantie anti-corruption et un facteur important pour améliorer son image dans ce domaine. Les attirer dès à présent est donc absolument nécessaire et l’amélioration de la lisibilité des mécanismes actuels ainsi que plus de transparence peuvent être une solution pour les intéresser davantage.

En parlant de lisibilité, nous touchons à un problème en voie de résolution mais qui demeure significatif : la prolifération chaotique d’un grand nombre de programmes de financement, conjuguée aux capacités administratives locales pas toujours adéquates. À cela s’ajoutent les tentatives de la Présidence et du gouvernement de remettre tout cela en ordre qui ne donnent pas pour l’instant les résultats escomptés, mais bien au contraire contribuent à la confusion générale. Cet état de fait s’explique d’abord par une évidence presque mathématique :  le financement alloué à la reconstruction de l’Ukraine est déjà très significatif — les chiffres de la CEB cités plus haut en attestent, alors même que c’est l’une des plus petites banques de ce type — et ces sommes considérables engendrent une grande multitude de projets, parce que les bailleurs privilégient des projets locaux et à une petite échelle. Si on ajoute à cela le nombre et la grande diversité des bailleurs eux-mêmes, chacun ayant ses spécificités, ses conditions, ses modes opératoires et ses préférences, il devient facile d’imaginer comment cette profusion dans tous les sens peut dérouter et compliquer la tâche pour tous les acteurs, qu’il s’agisse des autorités locales, des entreprises qui veulent participer à la reconstruction ou même de l’administration centrale.

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D’autre part, nous avons des communes et des collectivités territoriales qui n’étaient pas prêtes à ce qui les attendait. Avant le 24 février 2022, personne ne pouvait imaginer que beaucoup d’entre elles devaient faire face à des destructions massives et passer du temps à démarcher des sponsors, des donateurs ou des mécènes afin de réparer des dégâts parfois immenses, petit morceau par petit morceau, en assurant la gestion et le contrôle efficaces de ces reconstructions morcelées. Les compétences nécessaires et les effectifs appropriés à une telle surcharge ne s’improvisent pas en quelques mois.

L’adaptation du cadre légal, la création de la Plate-forme de coordination des donateurs pour l’Ukraine, l’initiative Advantage Ukraine, le lancement de l’écosystème DREAM et du service eRecovery, la liste de ce qui a été réalisé par les autorités de Kyiv ces derniers mois est longue. Volodymyr Zelensky n’ignore certainement pas le problème et des efforts importants pour ordonner les choses et canaliser la reconstruction sont en cours. L’élément essentiel de ces efforts est la délimitation claire des zones concernées et l’établissement de priorités dans le cadre d’une stratégie globale, le point jusqu’alors faible selon l’avis des experts que Tyzhden a pu interroger. Cela permettra de mieux diriger le financement là où on en a le plus besoin, et non plus dans les communes dont les maires se sont avérés les plus doués pour les obtenir. La tentative de rendre l’architecture administrative du processus de reconstruction plus claire est un autre point aussi important que positif. Il s’accompagne d’un renforcement de la centralisation qui n’est pas sans risque.

Premièrement parce que ce renforcement de la centralisation suscite parfois, à tort ou à raison, des soupçons de corruption. Inutile d’expliquer pourquoi de tels soupçons doivent être évités à tout prix. Deuxièmement, parce que pour l’instant ça ne marche pas si bien que ça et on a toujours l’impression d’avoir plus d’un « guichet unique » qui devrait rassembler tous les bailleurs, entreprises, investisseurs, ministères et communes. Et finalement parce que la simplification a ses limites : la reconstruction concerne plusieurs ministères dont le niveau de préparation à ces défis est très inégal.
Voilà où nous en sommes. Les collectivités sont souvent débordées, les bailleurs essayent de comprendre à qui ils ont réellement affaire et les entreprises font de leur mieux pour s’adapter à cet environnement en constante évolution. « Bien sûr, il n’est pas facile de travailler dans un cadre juridique très mouvant qui exige beaucoup de souplesse de notre côté, alors qu’il n’y en a pas vraiment du côté du client », reconnaît Ignace Haertlé, tout en temporisant : « Il s’agit d’une période de transition, ça se comprend. Cela ne nous empêche pas de travailler efficacement. En général, notre entreprise n’a pas à se plaindre ».

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Tant mieux ! Mais une chose est sûre : à l’avenir, tout le monde devra apprendre à dépenser mieux l’argent. C’est là un autre avis largement partagé parmi les experts interrogés : la capacité ukrainienne de bien dépenser l’argent sera l’un des facteurs clé qui déterminera le succès ou l’échec de la reconstruction. Et contrairement à ce que tout le monde a pu penser, il ne s’agit pas là de la corruption. « Cela peut sembler étrange, mais la vérité est que dépenser de l’argent n’est pas facile du tout », explique Ulrich Bounat, expert et ingénieur français, auteur du livre Guerre hybride en Ukraine. Quelles sont les perspectives ? (Éditions du Cygne, 2016). Lui-même reste tout de même optimiste : « Les pays d’Europe centrale et de l’Est sont déjà passés par là lors de leur intégration dans l’Union européenne. Aucune raison de penser que l’Ukraine n’y parviendra pas. »

Espérons donc que cette période de transition obligera, à force de tâtonnements, les autorités ukrainiennes à développer des mécanismes simples, efficaces et transparents auxquels tout le monde s’habituera. Et de préférence sans remettre en cause les acquis de la décentralisation. Car après tout, l’une des clés du véritable succès de la reconstruction résidera dans la capacité de la présidence ukrainienne à transformer sa stratégie, déjà formulée sur un site Internet dédié, en un véritable projet national susceptible de mobiliser tous les Ukrainiens.

« Le véritable défi de cette reconstruction sera de réunir l’ensemble de la société autour d’un projet commun », précise Martin Duplantier, urbaniste et architecte français qui a une filiale à Lviv. « Face à l’urgence, on est toujours tenté d’aller à la facilité, mais il faut qu’on sache résister à cela. Il faut qu’on soit porteur d’un projet. L’Ukraine a tout pour devenir un modèle pour les villes européennes de demain, à l’avant-garde non seulement de l’innovation, mais aussi à l’avant-garde des valeurs », conclut-il.

Et cela nous ramène des infrastructures du futurs qui restent à construire vers la plus importante des valeurs : les personnes. Et c’est Sandrine Gaudin qui le rappelle le mieux : « On parle souvent des infrastructures mais pas des personnes, il faut les reconstruire aussi. Faire revenir les réfugiés. Reloger les déplacés. Redonner des moyens d’éducation convenables à tous les enfants. Faire en sorte que toutes les personnes traumatisées par la guerre arrivent à s’en remettre dans un mode positif. C’est cela qui va aider à la construction, ce ne sont pas juste les milliards en soi ».

Et voilà qu’à la fin du voyage, le pont flottant imaginaire nous ramène de nouveau du futur vers le présent : rétablir l’eau, le chauffage et l’électricité pour ceux qui en sont privés, réparer les fenêtres et les toits, aider les réfugiés à rentrer chez eux, aider les enfants à construire, guérir les blessures physiques et morales. Dans le présent, il y a encore du travail.